Trente-deuxième Chapitre.

[Deux mois ont déjà passé à Érédia, plongeant tous les proches de Heaven dans l'attente et le deuil de la ville. Le temps continue de s'écouler et tout se reconstruit, sans que rien ne se passe.]

_ _ _ _ _

— Ne t'épuise pas, Heaven.

Je grommelle et ouvre les yeux en poussant un long soupir agacé.

— Je ne suis pas fatiguée, je suis sûre que ça va finir par marcher.

— Il faut peut-être t'y prendre différemment...

— Tu crois que je n'ai pas déjà essayé ?!

Ma mère hausse les sourcils d'un air médusé, visiblement un peu irritée. Je regrette tout de suite la façon dont j'ai craché mes mots alors qu'elle voulait m'aider.

— Désolée, soufflé-je. Je m'énerve pour rien.

— Non, ce n'est pas pour rien. Mais j'insiste, il faut que tu fasses des pauses. Ce n'est pas en poussant sur toutes tes forces que ta magie va revenir.

Je soupire de nouveau et acquiesce. Assise en tailleur, j'observe le sol et me tais. J'essaie, encore et encore, d'activer ma magie comme la dernière fois pour nous sortir d'ici, en vain.

L'éternité s'est peut-être écoulée sans que je m'en rende compte.

Les instants passent et j'ai l'impression que rien ne change. Que rien n'aboutit, que le moment de mon retour à la vie s'éloigne, s'évanouit dans des mirages incertains. Pourtant, j'ai conscience d'avoir avancé. J'en sais bien plus sur Teresa et sur les limbes. Je la connais mieux, et je sais mieux comment évoluer dans cet endroit infernal. Mais pourtant, en moi, à l'intérieur, tout me paraît stagner. Je me souviens de tous les détails de ma mort, parce que parfois ils me semblent s'être déroulés il y a quelques secondes. Alors, j'ai l'impression de revenir au point de départ dès que je tente quelque chose.

Retourner devant chez Zac et serrer mon pendentif n'a servi à rien cette fois. Me convaincre profondément de mon retour non plus, me focaliser sur toutes mes sensations encore moins. C'est comme si j'étais bloquée, éteinte, incapable de réussir ce que j'ai pourtant fait par hasard la première fois.

— Je suis frustrée, râlé-je. Ça aurait dû être plus simple cette fois.

Ma mère ne répond pas, et j'inspire longuement en me remettant debout. Je regarde autour de moi encore une fois, comme si j'allais mieux capter les énergies que les dix autres fois.

Au cœur de la forêt, nous pensions ressentir plus de magie que dans la ville, mais il n'en est rien. Teresa m'a raconté les innombrables fois qu'elle a tenté cela, qu'elle a inspecté de fond en comble chaque recoin d'Érédia et de sa forêt, sans jamais ressentir la moindre force. Elle pensait que venir avec moi changerait quelque chose, mais apparemment pas.

— Peut-être qu'il faut qu'on soit désespéré pour que ça marche, dis-je lentement. Si c'est le cas, on devrait bientôt rentrer, alors.

— Arrête d'être aussi négative, Heaven.

Je ne dis rien, m'adossant à un arbre avant de la regarder.

— Je ne sais même pas depuis combien de temps je suis là, mais j'ai l'impression d'étouffer. Comment tu as fait pendant si longtemps ?

Elle hausse les épaules.

— Au bout d'un moment, on oublie ce que ça fait de vivre dans un espace-temps normal.

Un instant de silence passe.

— Tu penses que tu supporteras de revenir à la réalité, alors ?

Ma question lui fait esquisser un petit sourire.

— Ça sera toujours mieux qu'ici. Ne t'inquiète pas pour moi.

Je lui souris à mon tour, et clos les paupières pour calmer mon énervement intérieur. Je suis à fleur de peau, trop irritée alors que nous avons le temps. Je sais que ça ne sert à rien de se presser, mais plus je sens que nos efforts s'enchaînent, plus j'ai l'impression de faire durer ma mort. Pour ne pas perdre pied, je me force toujours à imaginer qu'on m'attend, que je dois me dépêcher pour les faire moins souffrir. C'est ce qui me motive, mais peut-être que fatalement, c'est ce qui me freine aussi.

Dans un silence pesant, j'entame une marche vers la sortie de la forêt. M'acharner ne changera rien, et je doute que l'endroit où le passage joue un réel rôle. En évoquant le fameux point d'ancrage dont Teresa m'avait parlé, et la façon dont j'étais revenue à la vie la première fois, nous sommes venues à la conclusion qu'il n'existe peut-être pas. Il est très certainement plus question de lien personnel avec le réel que d'endroit miracle. Nous devons trouver la connexion qui nous permettra de retrouver la vie, et tout se fera tout seul. Et j'ai beau tout faire pour le réactiver en moi, je n'arrive pas à comprendre ce qui est différent. Il y a quelque chose que j'ai ressenti la première fois que je ne ressens plus actuellement, et je suis incapable de l'identifier. Une fois que j'aurais compris ce qu'il faut déclencher, je serai de retour.

Nous arrivons à la clairière de l'entrée d'Érédia, et je soupire en arpentant une énième fois la rue principale. Très vite, nous passons devant la maison de Zac, et je suis obligée de m'y arrêter. Je lève les yeux vers l'escalier, puis la porte, je m'imagine l'ouvrir et y entendre les voix de mes proches. Mon cœur se serre. Je sais que ça ne sera pas aussi simple que la dernière fois. Et peut-être que c'est aussi pour ça que je suis tétanisée. Je n'ai aucune idée de ce que je dois faire pour retrouver ma vie, je nage dans l'inconnu en ayant conscience que le temps passe à une vitesse fulgurante. Et plus j'avance, plus je me noie dans les incertitudes.

Je ne devrais pas me mettre autant de pression. Je me suis convaincue qu'ils m'attendaient, alors je dois continuer à y croire sans avoir de crainte. C'est dur pour moi de me concentrer quand j'ai toujours une pensée pour la vraie vie, qui est peut-être en train d'avancer en semaines, en mois, en années. Au fond de moi, j'ai la peur de revenir dans un monde qui n'est plus le mien, et je sais que c'est ça qui me bloque. Je ne sais pas ce que je vais retrouver.

— Tu sais, je pense que le problème est en toi, fait doucement ma mère en arrivant à mon niveau.

Je me retourne vers elle, arrachée à ma torpeur.

— Il y a quelque chose qui te bloque, mais ça ne vient pas d'ici, conclut-elle.

Je n'arrive pas à réprimer un léger sourire. Elle fait tout le temps ça. C'est comme si elle lisait dans mes pensées.

— Oui, je sais, avoué-je après un temps. Je...

— Tu as peur de ce que tu vas retrouver en ouvrant les yeux ?

Ma respiration se coupe, et je lève les yeux vers elle. Elle m'a ôté les mots de la bouche.

— Je sais que c'est terrifiant, continue-t-elle en s'avançant vers moi. Mais c'est exactement ça qui t'empêchera d'atteindre ton objectif. Comment veux-tu réussir si, au fond de toi, tu n'en as pas totalement envie ?

Mes épaules s'affaissent. C'est exactement ce qu'il se passe en moi. Je suis déchirée par tellement de sentiments contradictoires que je suis paralysée, prise entre l'envie terrible, le besoin viscéral de retourner auprès des miens et retrouver la vie qui me manque tant, et la peur foudroyante de la réalité que je verrai, la crainte de voir tous mes espoirs et toute mon existence s'effondrer sous mes yeux. Je suis tiraillée dans un dilemme existentiel. Je dois choisir entre la poursuite de ma vie qui sera peut-être impossible, et la préservation dans des souvenirs heureux qui, eux, resteront intacts. C'est soit je prends le risque de voir mon monde partir en fumée, soit je le garde réel au fond de moi, pour l'éternité.

Je repose mon attention sur la maison qui renferme tous mes souvenirs les plus chers, et j'ai l'impression de me prendre une bourrasque en pleine face, me frappant d'émotion et d'évidence.

Non. Rester ici pour toujours en me demandant si j'aurais pu retrouver ma vie ? Regretter de ne pas avoir au moins essayé, et ne jamais pouvoir le faire car il sera trop tard ?

Ce n'est même pas un dilemme.

J'ai peur, comme toujours. Mais je dois m'obliger, comme toujours, à voir au delà. La peur ne m'a jamais fait avancer et ne le fera jamais. À chaque décision que j'ai prise, j'ai écarté la peur de moi car elle m'envahissait. Et aucun acte dont je suis fière n'a été guidé par la peur. J'ai toujours pris le risque, j'ai toujours foncé dans le danger, au péril de ma vie parfois, parce que je savais que je faisais mon devoir.

Et encore une fois, je fais pareil. Je me laisse aveuglée, envahir par la peur, par l'appréhension. L'enjeu ne cesse de grandir, et il y a toujours un moment où je bascule dans les méandres de mon être, où je m'abandonne au désespoir. Je n'arriverai sûrement jamais à apprendre cette leçon. Peut-être que c'est l'humaine en moi qui me fait tant douter.

J'ai donc trouvé ce qui allait déclencher ma fuite. La dernière fois, c'est parce que je ne ressentais pas la peur que j'ai réussi. J'ai foncé sans craindre ce que je trouverai de l'autre côté de la porte, et je n'ai pas réfléchi une seule seconde à comment ça m'impacterait. Je n'étais guidée que par la volonté profonde de retrouver les miens. C'est cette volonté que je dois faire grandir, pour qu'elle écarte toutes mes appréhensions et m'ouvre le passage.

— J'ai compris, Teresa, annoncé-je sans quitter des yeux la porte de la maison.

Je la sens se redresser et me fixer plus intensément.

— Je ne dois pas penser aux risques, parce que je vais rester ici si j'imagine le pire. Il faut juste que je me dise que je vais tous les retrouver, et que tout ira bien.

Quand je me tourne vers elle, elle hoche lentement la tête, les yeux brillants.

— Mais je ne sais pas comment faire.

Ma mère ne me répond pas tout de suite, et semble se perdre dans ses pensées pendant un moment. Dans son regard, je lis compassion et inquiétude, mais surtout une tristesse éternelle. Je me demande si un jour, j'arriverai à lui enlever cette tristesse des yeux.

Elle prend une profonde inspiration et je sens sa main se poser sur mon épaule. Puis, elle me scrute avec un sourire mélancolique.

— Tu ne peux pas, Heaven, finit-elle par déclarer d'une douce voix.

Je fronce les sourcils, et elle continue avant que je n'ouvre la bouche.

— C'est bien que tu aies compris ce qui te bloquait. Mais l'ignorer ne servira à rien. Tu dois y faire face. Tu dois affronter ta peur, et l'accepter.

Un silence brutal s'abat sur nous, je la considère d'un air interdit.

— Et comment je suis censée faire ça ?

— En acceptant que tu as raison. Peut-être que quand tu reviendras, des années auront passé. Peut-être que Jorah a gagné, peut-être que tu les retrouveras détruits. Et peut-être que tu ne les retrouveras pas.

Sa voix est d'une douceur pure mais ses mots me font l'effet de coups de poignard dans le cœur. Je recule d'un pas pour échapper à son contact, et la regarde en sentant déjà les larmes me monter aux yeux.

— Ne dis pas ça, chevroté-je.

— Mais c'est la vérité. Tu dois l'écouter.

— Donc tu penses vraiment que j'arriverai à rentrer en me disant que je ne retrouverai pas ma vie ?

Je me voulais sarcastique, mais ma voix était plus suppliante qu'autre chose. Je sens mes lèvres trembler, et mes mains suivent. Je pensais qu'elle serait sur la même longueur d'ondes que moi, et je ne veux pas l'entendre, je ne veux pas qu'elle m'oblige à envisager le pire.

— Tu le sais toi aussi, Heaven, souffle-t-elle avec gentillesse. Ce n'est pas comme la dernière fois. Tu ne peux pas simplement foncer dans le tas sans rien prévoir. À ce moment là, tu ne savais pas que le temps passait différemment, tu n'avais absolument pas conscience de l'enjeu réel de ta situation. Là, tu en as pleinement conscience. Et la peur que tu ressens ne partira pas si tu ne fais que te convaincre qu'elle est illégitime. Elle est légitime. Et c'est en l'acceptant que tu te sentiras enfin sereine, et que tu pourras t'en aller. Ne me dis pas que tu ne l'as pas compris...

Elle dit tout ça sans s'arrêter et l'émotion dans sa voix me frappe en pleine poitrine. Je me sens foudroyée, à un tel point que je me laisse tomber à genoux au sol. Mon corps entier frémit, glacé par la terreur qui m'envahit.

Bien sûr que je l'ai compris.

Le déni n'a jamais été la clé. Ce n'est pas en pensant que je n'ai pas de raison d'avoir peur que je m'échapperai.

C'est vrai que je n'ai jamais été guidée par la peur dans mes choix décisifs. Mais je n'étais pas non plus guidée par l'idée que tout irait bien. La clé, c'est la résignation. À chaque fois, je me résignais, j'acceptais que peut-être que c'était la fin pour moi, mais ce n'était pas grave. Je me résignais, parce que je faisais mon devoir.

Alors oui, j'ai compris que c'était ce que je devais faire aujourd'hui aussi. Mais cette idée m'est tellement insupportable qu'elle m'impose de vouloir la contourner à tout prix, comme si c'était la seule chose qui m'achèverait.

J'étais résignée à l'idée de mourir pour sauver mon peuple. Mais je ne le suis pas à l'idée de ne plus jamais revoir ceux que j'aime. Je suis venue ici avec la certitude que je reviendrai à leurs côtés, je leur en ai fait la promesse dans mon cœur, et c'est cette promesse qui m'a fait tenir. Je suis donc censée l'abandonner pour la tenir ?

Rien n'a de sens. Ou rien ne semble en avoir. Et malgré cela, je sais, tout au fond de moi, même si je voudrais ne pas l'admettre, que c'est la seule solution.

En accueillant en moi l'idée que je reviens seulement parce que je me suis promis de le faire et pas pour pas retrouver ce que j'espère, je réussirai. C'est simple à dire, simple à imaginer. Mais je sens déjà la destruction que cela causera en moi percer mon être.

— Alors je vais vraiment devoir accepter de ne plus jamais les voir ?

Teresa, qui n'avait pas bougé, fait un pas devant moi et s'accroupit pour arriver à mon niveau. Elle ne dit rien mais la main qu'elle pose doucement sur mes cheveux répond à sa place. Alors, ma poitrine se serre tellement que j'ai l'impression de pouvoir sentir mon cœur se fêler. Les larmes naissantes au coin de mes yeux coulent silencieusement, et je les chasse aussitôt.

— Je ne te dis pas de ne plus avoir espoir, souffle alors ma mère. Il y a des chances que tout aille bien, mais tout autant que tu sois déçue. Une fois que tu seras prête pour l'un comme pour l'autre, je pense que tu pourras sortir.

Je ne trouve pas la force de répondre, alors j'arrime simplement mes yeux aux siens en tremblant.

Nous restons ainsi pendant de longs instants, et je perds de nouveau la notion du temps. Aucune de nous ne parle, nous nous contentons de nous regarder dans les yeux, assises à terre dans le silence total des limbes. Je ne laisse rien paraître, mais en moi, c'est la guerre. Je me demande comment je vais pouvoir surmonter ça, accepter de terminer ma vie ici et de ne peut-être pas la poursuivre en en sortant. Je suis obligée d'envisager le pire, et d'être prête à le vivre. Cela voudrait dire abandonner tout ce pour quoi je me bats depuis si longtemps, toute la rage de vaincre et tout l'espoir que j'entretenais. Je dois laisser tomber tout ça, pour vivre.

Je n'ai pas envie de m'imaginer sans aucun autre but que d'être vivante, sans aucune autre chose pouvant me motiver à mon retour. À quoi bon si je perds toutes mes raisons de vivre ?

En me tuant, j'ai accueilli la fatalité qui s'imposait à moi. Je vais devoir faire pareil pour ressusciter.

Nous nous relevons lentement, j'époussette mon pantalon en soupirant longuement. Puis, je secoue la tête et sautille pour me remettre d'aplomb.

— Je vais y arriver, déclaré-je. Si c'est la seule solution, j'y arriverai.

— Et je pense savoir comment t'y aider.

Surprise, je lance un regard médusé à ma mère, qui arbore un étrange sourire déterminé. Ses yeux brillent d'espoir et de soutien, les seules choses dont j'ai besoin à l'instant. Je sens mon cœur se réchauffer, et mes poumons se gonfler d'entrain. Je m'en sortirai. Avec elle.

— Je ne t'en ai pas encore parlé parce que je ne voulais pas te perturber, mais je pense que ça peut aider, explique-t-elle alors.

Elle marque une pause alors que je fronce les sourcils.

— Je n'ai pas passé tout mon temps à errer dans les limbes. J'ai pu m'évader, mais d'une autre manière.

— Quoi ?

Ma voix étranglée traduit mon incompréhension. Teresa prend une grande respiration, et se concentre.

— Il y a un moyen pour retourner dans ses souvenirs, revoir sa vie et en revivre certains moments.

J'en reste tellement estomaquée qu'aucun son ne sort de ma bouche, et que j'écarquille simplement les yeux. Les limbes ont donc ce pouvoir, toujours sadique.

Le choc passé, je retrouve mon calme et l'interroge du regard.

— Et en quoi tu penses que ça peut m'aider ?

Un léger sourire étire le coin de ses lèvres, mais cette fois ce n'est pas une expression déterminée qui s'y pose.

— Voir tout ce que tu as vécu, et tout ce pour quoi tu peux être reconnaissante, pourrait te permettre de ne pas avoir besoin d'en avoir plus. Tu vois où je veux en venir ?

Je frémis.

— Oui, je vois.

Ma voix est faible, torturée par les larmes coincées dans ma gorge. Elle me demande de revivre les souvenirs qui m'ont rendue heureuse, de voir la beauté de ce que j'ai eu la chance de vivre, pour pouvoir m'en contenter. Si je me dis que c'est assez, je pourrai envisager de ne plus jamais voir cette beauté.

Elle me demande de faire le deuil de mon ancienne vie avant même de savoir si elle est morte.

— Heaven...

— Montre moi simplement comment faire, la coupé-je avant qu'elle puisse poursuivre.

Je relève la tête vers elle en feignant l'impassibilité, voulant me forcer à être plus déterminée qu'abattue. La tristesse voile toujours son regard, mais elle aussi s'efforce d'en montrer le moins possible.

Elle ne cherche pas à plus argumenter, et hoche la tête. Je la remercie intérieurement de ne pas me demander de trop en dire, parce que je ne me sens pas capable de mettre des mots sur ce que je ressens.

— C'est bien qu'on soit ici, parce que c'est le lieu qui renferme le plus de tes souvenirs importants, lance-t-elle en prenant place sur l'une des marches de l'escalier.

Je l'imite en l'écoutant attentivement. Machinalement, j'agrippe les pendentifs à mon cou, passant mes doigts dessus comme si j'y sentais les battements de mon cœur.

— J'ai réussi à le faire assez rapidement, alors je pense que ça sera pareil pour toi, affirme Teresa. Il s'agit de se mettre en état de quasi-méditation, presque inconsciente, et de visualiser en détail ce qui t'a marqué. Finalement, c'est un peu la première forme de projection astrale.

— Ça a l'air simple...

— Ça l'est, répond-elle vivement. Du moins, je pense que ça le sera pour toi. Tu es profondément attachée à ton ancienne vie, tu ne devrais pas avoir de mal à t'y replonger.

— Donc je dois juste m'imaginer y retourner ?

Teresa hausse les épaules.

— Oui, en somme, c'est ça.

Je soutiens son regard sans rien dire pendant un long moment, la tête embrumée. Puis, je ferme instinctivement les yeux. Je sais comment me mettre dans cet état second, je l'ai fait de maintes fois pour faire surgir ma puissance. Il me suffit de me laisser aller.

Alors, je serre un peu plus fort mon collier, symbole du lien qui m'unit à la réalité, et je plonge dans les méandres de mon être.

Je me sens tout de suite submergée par toutes les émotions que je veux repousser, mais je décide de les accueillir. Je me laisse donc envahir, noyée, pour mieux pouvoir respirer. Mon cœur me brûle, mes mains tremblent, ma gorge se noue. J'ai mal, partout. Et parce que je me laisse ainsi torturée, je peux mieux explorer ce que je ressens. Mon âme souffre, et elle me hurle sa douleur. Et je l'écoute, je perçois chaque infime détail de sa peine. De cette manière, je me défais de moi même.

Je commence par ne plus rien entendre, puis je ne perçois rien d'autre que le battement de mon cœur. Mes sens se taisent et laissent place à mon esprit. Je sens au creux de mon ventre la présence de ma magie, encore tapie dans l'ombre. Mon corps me paraît s'être envolé, laissant mon âme s'insinuer dans tous les recoins de l'univers. Je ne pense encore à rien, et je me contente de ressentir chaque instant qui me sépare de ma réalité. C'est un état que je ne pourrai jamais exprimer. Je suis hors de mon corps, hors du temps, seule dans le néant, aveuglée par la lumière du vide.

Alors, c'est mon esprit qui prend possession de moi, mon âme qui s'empare de mes pensées les plus profondes.

Les premiers souvenirs qui s'imposent à moi filent sous mes paupières à une vitesse fulgurante, et je vois mes années sur Terre en une brève seconde. Puis, les moments ralentissent, les souvenirs deviennent plus importants. Dans une brume sombre, passent les détails de mon histoire.

D'abord, je vois ma rencontre avec Joyce et Jake. Mon arrivée à Érédia, ma première discussion avec Zac. Je ne sens rien, j'ai simplement l'impression de me rappeler avec plus de clarté de ces instants cruciaux, dans un silence total puis dans des échos lointains, comme une spectatrice invisible.

Et plus ils s'enchaînent, plus je m'en sens proche. La brume disparaît, l'écho aussi, le trouble s'envole et me plonge dans une réalité illusoire. J'entends les voix de mes amis, et cette fois, je sens brutalement mon cœur bondir. Cette première sensation aurait pu me faire revenir au présent, mais elle m'enfonce un peu plus dans mes songes. Les décors grandissent, m'entourent au fur et à mesure que les souvenirs s'accumulent. De spectatrice, je deviens actrice. Comme dans un rêve, je retrouve ma place initiale.

Je revois mon entraînement. Et pour la première fois, j'ai l'impression de le revivre. Je sens le souffle de l'air sur moi, le poids de mon corps, la chaleur de la magie, l'excitation de la découverte.

Je revois Jake se transformer sous mes yeux, la peur qui s'est emparée de moi, et la tristesse.

Je pensais revivre simplement ces moments mais je les vois finalement avec le recul conscient que j'ai à présent. Je suis à ma propre place, mais mon regard n'est plus le même. Je me souviens de tout ce que j'ai vécu, et j'ai l'impression de le voir réellement. Je sais ce qu'il s'est passé avant et ce qu'il va se passer après, j'ai conscience de l'impact de chaque minute. Le sentiment que cela me procure est indescriptible et n'est comparable à rien de ce que j'ai pu vivre auparavant. Je retourne dans mon propre passé.

Je revois le bal, ma rencontre avec Thaniel. Le feu. Je m'étouffe, je brûle de l'intérieur. Mon premier baiser avec Jake. Mon cœur s'emballe, je ressens toute la chaleur d'un amour naissant, je perçois le goût de ses lèvres qui me manque tant. Je vois dans son regard ce que je n'avais pas réussi à voir à cet instant. Je comprends.

Je revois mes discussions avec Joyce, avec Zac, les étapes de mon entraînement. Je vois mon évolution et mes relations comme je n'aurais jamais pu les voir, je prends conscience de tous les infimes détails de mon existence à Érédia et de tout ce qui m'a tant bouleversée. Je perçois les choses qui ont rendu mon lien avec Joyce si précieux, avec Zac si essentiel, et avec Jake si intense. Je me revois tomber amoureuse dans des moments où je ne m'en rendais pas encore compte, m'attacher à tous mes amis et à Érédia sans en avoir encore conscience. Je réalise tous ces instants où je pensais ne rien vivre et où je jouais en réalité toute ma vie. Je comprends tout, tout ce que je n'avais pas vu, tout ce que je n'avais pas voulu voir.

Et les émotions grandissent, et peu à peu, m'envahissent. Je revois en accéléré des moments qui appartiennent au passé et que je ne pourrai jamais revivre, qui ne se poursuivront peut-être pas.

Je savais que j'avais changé, que j'étais devenue quelqu'un d'autre. Et je pensais savoir à quel point. J'avais tort de penser avoir compris mon évolution. Ce que j'ai sous les yeux, je ne l'ai jamais compris, je ne l'ai jamais vu pour ce qu'il était réellement.

Ce qui m'a le plus changée, ce n'est pas la suite d'épreuves terribles que j'ai dû surmontés. Ce sont les moments, parfois brefs, d'un bonheur que je n'espérais plus.

Je revois toute la douleur que j'ai endurée. La peur, la guerre, la mort, les Bannis, les tortures, les doutes, la solitude. Je ressens mon désespoir et me voir aussi mal me terrasse. Mais je prends conscience d'une chose essentielle, que je n'aurais jamais pu voir autrement.

Cette souffrance pure est bien moins fréquente, bien moins constante et moins importante que le reste. J'ai cru naïvement que j'avais vécu plus de mauvais moments que de bons, que j'avais surtout eu mal et que j'attendais simplement la fin de ma torture pour profiter des rares parties heureuses de ma vie. J'avais conscience qu'ils me rendaient heureuse, mais je n'avais pas vu tout ce qu'ils m'avaient apporté.

Et je le vois à présent. Ils m'ont donné assez de bonheur, assez de joie et d'espoir pour que je survive à toute la douleur. La vie que j'ai eue avec eux est bien plus grande et bien plus forte que la vie que j'ai vécu dans la peine.

J'ai souffert, oui, d'innombrables fois. Et je souffre encore aujourd'hui. Mais je ne vois que maintenant que j'ai été bien plus heureuse et reconnaissante que torturée. J'ai bien plus grandi grâce au soutien de mes proches qu'à cause de mes épreuves.

Je savais qu'ils étaient la seule chose qui me faisait tenir. Mais jamais je n'aurais vu tous les imperceptibles actes qui font que je suis aujourd'hui ainsi. Ils ne m'ont pas simplement maintenue en vie, ne m'ont pas simplement soutenue et entourée pour que j'évite de tomber, d'abandonner. Ils m'ont offert la vie, la vraie.

Je suis couverte du chaos. Je le sais, je l'ai vu et je le sens au plus profond de moi. Mais le chaos n'est rien dans une vie déjà comblée.

Chaque jour, ils m'ont comblée, à un point tel que j'aurais pu partir sans regret à tout instant. Je croyais en avoir, des regrets, parce que je ne voyais que ce que je n'avais pas encore vécu. Mais ils m'ont tout donné. Amitié, amour, soutien, espoir, rire, joie, chaleur, bonheur. Ils m'ont donné une raison de vivre. Mon cœur s'est mis à battre au rythme de leur existence, et il s'est éteint au même rythme.

Je suis morte sans leur dire au revoir, mais je les ai tous vus. J'ai entendu leur rire, j'ai croisé leurs regards, les ai serrés dans mes bras. J'ai eu mes derniers contacts, et même s'ils n'étaient pas juste avant que je meure, ils ont été aussi riches que chaque instant que j'ai passé en leur compagnie. Et espérer plus que ce qu'ils m'ont déjà donné serait ingrat. Je n'ai pas besoin de plus.

Je suis tombée amoureuse. J'ai créé des liens amicaux, fraternels. J'ai vécu, après avoir dormi pendant seize ans. J'ai eu tout ce dont je rêvais silencieusement toutes ces années. Pourquoi en demander plus ? Je dois être reconnaissante, les remercier pour ce qu'ils ont fait pour moi, être digne de la vie qu'ils m'ont accordée.

Et c'est pour cela que je refuse de regretter quoi que ce soit. Je les aimerai toujours, et je sais qu'eux aussi. J'ai vécu avec eux les plus beaux moments de mon existence. Et cela doit me suffire.

Alors, je vais me battre, et sortir de la mort parce qu'ils croient en moi, où qu'ils soient. Et si je les retrouve, j'aurai la chance de continuer à profiter de ce bonheur rare. Mais si je ne les retrouve pas, je n'aurai pas le droit d'abandonner.

Si je ne les retrouve pas, je continuerai à vivre en leur mémoire. Et mon cœur se remettra à battre à leur rythme.

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Voilà pour le chapitre 32 ! J'espère qu'il vous a plu !

Plein d'émotions, notre petite Heaven est mise à dure épreuve, pour changer :')
J'espère que vous comprenez sa remise en question et le processus !

Je sais que tous vous manquent, mais ils sont là, vous les retrouverez... ou pas ? ;)

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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