Trente-cinquième Chapitre.
[Mercredi 1 mars. Heaven est revenue à la vie, mais sa mère n'était pas avec elle. Elle a retrouvé Zac, Joyce et Jake, puis est montée avec ce dernier à la salle de bains. Il lui a révélé le temps qu'il s'est écoulé, et Heaven a retrouvé la force perdue dans ses jambes. Elle se remet doucement de ses émotions.]
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Je pousse un soupir qui brise le silence et quitte le miroir des yeux. Je ne regarde pas Jake, enlevant mon pantalon d'un geste hésitant. Je peine à garder l'équilibre, mais je pousse sur mes forces, appréciant de retrouver mon corps.
En sous-vêtements, je lève enfin les yeux vers Jake. En remarquant le regard qu'il pose sur moi, je mes sens rougir. Je passe mes bras autour de ma taille et me crispe un peu. Je suis partagée entre l'envie qu'il quitte tout de suite la pièce, et celle de le voir suivre des yeux mon corps nu.
— Bon, je peux me laver seule, fais-je doucement.
— Tu es sûre ?
Il aurait pu le dire sur un ton moqueur, mais il me le demande sincèrement. Il ne l'aurait pas fait, avant tout ça. Il m'aurait lâché un classique clin d'oeil, un sourire en coin puis je l'aurais poussé avec une fausse exaspération. J'espère que ça redeviendra comme ça, léger.
— Oui, je suis sûre, soufflé-je avec un regard rassurant.
Il hésite quelques secondes, puis acquiesce avant de me tourner le dos pour quitter la pièce. Il me laisse enfin seule, et je sens ma poitrine s'alourdir étrangement. Je n'ai pas été seule depuis très longtemps. Même dans les limbes, ma mère était là. Alors, ici, dans le silence le plus total, je me retrouve seule avec moi-même pour la première fois depuis ma mort.
Sous l'eau chaude, mon corps se détend et je peux sentir mon sang se remettre à pulser dans mes jambes. Je me lave des dernières traces de la mort, et je me sens intensément soulagée, comme si l'eau pouvait noyer mes cicatrices. Je passe les mains sur toutes les parcelles de mon corps nu, retrouvant le contact de ma propre peau meurtrie, réapprenant à vivre dans une enveloppe réelle. Je respire lentement, calmement. Je suis moi de nouveau. Je n'ai plus à m'inquiéter. Je suis vivante.
En sortant de la salle de bains lavée et habillée, je me sens tout de suite prise d'un élan de soulagement. J'ai l'impression d'avoir enfin définitivement quitté les limbes. D'avoir enfin recommencé ma vie, comme avant. Et en arrivant sur le palier, faisant face à un Jake adossé à la porte de ma chambre, cette impression se confirme.
— Tu marches, se réjouit-il.
Je hoche la tête, apaisée. Il m'observe, d'un regard empli de chaleur.
— Ça fait du bien de te voir comme ça.
Je lui souris, et il se redresse pour avancer vers moi.
— Quoi ? Fatiguée et les cheveux trempés ? raillé-je.
Il pouffe et secoue la tête, les yeux brillants. Il s'approche encore.
— Allez, viens là.
Sans prévenir, il passe sa main derrière ma nuque et me tire vers lui avec fermeté. Son autre bras entoure mon dos, me plaquant contre son torse. Je reste d'abord bras ballants, un peu déconcertée, puis joins mes mains derrière lui, le serrant aussi contre moi. Je le sens poser ses lèvres sur mon cou, à la naissance de mon oreille, et je frissonne.
— Tu n'imagines pas à quel point tu m'as manqué.
Ses mots font bondir mon cœur, et je ferme les yeux pour mieux les entendre résonner en moi. Ma poitrine me fait mal, terriblement. Dans sa voix, je sens une sincérité déchirante.
Je détache ma tête de son torse pour pouvoir le regarder. Quand je lève les yeux vers lui, il esquisse un sourire et passe ses paumes sur mes tempes, enfermant mon visage dans ses grandes mains. Écartant mes cheveux, il pose un regard irrésistible sur mes traits, un sourire indéchiffrable sur les lèvres. Pendant un instant, il paraît plus heureux qu'il n'a jamais eu l'air. Serein, reposé. Simplement et purement heureux.
Il me regarde encore un instant, puis dépose un baiser sur le haut de mon front en passant son bras autour de mon épaule. Ce simple contact suffit à me faire prendre feu de l'intérieur, me sentant inondée d'une joie difficilement répressible. À cet instant, avec lui, je me sens en sécurité, au chaud, protégée. Il est le seul à savoir calmer les angoisses qui m'envahissent sans avoir à parler.
Nous quittons le palier et j'ouvre enfin ma chambre. En y remettant les pieds, je laisse échapper un long soupir d'allégresse. Et, lâchant la main de Jake, je traverse toute la pièce pour ouvrir les rideaux et la fenêtre. L'air entre et me caresse le visage alors que je passe la tête dehors, penchée vers l'extérieur. Et je revois la forêt, celle qui renferme aujourd'hui tant de souvenirs. Puis, en tournant un peu plus la tête, je vois une partie des rues d'Érédia. Mes sourcils se froncent.
— Ce n'était pas comme ça, hésité-je. Je ne voyais pas aussi bien les rues. Il manque des...
Jake s'approche, sans dire un mot. Il n'a pas besoin de répondre, je sais que je ne fais qu'un constat évident. Il fallait bien que certains bâtiments disparaissent et ne se reconstruisent jamais. Après tout, à quoi bon si les habitants ont disparu, eux aussi.
Un dur silence pèse, et je sens ma gorge se nouer. Je regarde un paysage que j'ai souvent observé, perdue dans mes pensées. Mais il n'est plus celui de mes souvenirs. Plus exactement. Un peu comme moi.
Je sens les bras de Jake passer autour de moi et mon dos se colle à son torse. Je ne lève pas la tête, sentant son menton se poser sur le haut de mon crâne. Mes mains se joignent aux siennes serrant fermement mes épaules, et je soupire.
— Combien il y a eu de morts ?
Jake se raidit. Un souffle de vent refroidit mon visage.
— Dix mille.
Je clos les paupières, incapable de réagir en conséquence. Hochant brièvement la tête, mon cœur s'emballe.
— Combien de Bannis ? poursuis-je.
— Onze mille. On a gagné, au final.
J'inspire, le crâne lourd. Il a raison.
Je ne suis jamais rendue compte du nombres de guerriers qu'il y avait ici et au camp des Bannis. Des dizaines de milliers de personnes ont combattu, ce jour là, et autant sont mortes. C'est la guerre, la vraie.
— Il y a eu d'autres batailles, depuis ?
— Non, répond rapidement Jake. Écoute, Heaven, (Il glisse à côté de moi.) arrête de poser ces questions. On va tout t'expliquer. Tu dois faire une pause, d'accord ?
Je soutiens son regard sans rien dire. Faire une pause. Comment pourrais-je « faire une pause » après les avoir laissés pendant quatre mois ?
Lentement, je secoue la tête.
— J'ai juste besoin de tout comprendre, de savoir ce que j'ai raté. J'ai réussi à ramener ma mère, et encore, je n'en suis même pas sûre, mais je n'ai encore rien réussi de ce que je devais faire ici. Je ne sais même pas si on me croit morte, si le roi est vivant, si Jorah l'est, si les Bannis ont abandonné, si la guerre va recommencer...
— Je sais, me coupe Jake. Je sais. Et tu sauras tout. Mais respire. Rien qu'attendre ta mère doit déjà te rendre complètement à bout de nerfs, et tu viens à peine de te réveiller de... tu viens à peine de ressusciter, Heaven, alors accorde toi un petit moment.
Je sens mes lèvres trembler. Mes poings se serrent, puis se détendent. Je dois me calmer. Chaque chose en son temps.
Je pose mes yeux de nouveau sur la forêt, observant la lumière du soleil caresser ses arbres. J'aurais aimé voir la neige à Érédia. Je me demande s'ils ont passé Noël ensemble, s'ils ont pensé à moi. Ils ont commencé cette nouvelle année sans moi. J'espère que la finirai à leurs côtés...
— Je ne repartirai plus jamais, promets-je à moi-même autant qu'à Jake.
— Ça c'est sûr ! s'exclame ce dernier. Je t'ai attendue pendant 127 jours, crois moi bien que je ne vais plus jamais te laisser.
Je tourne ma tête pour le regarder, sans un mot, ni un sourire trop large. Je l'observe juste, l'imaginant compter chaque jour de mon absence. Je ne mérite pas tant. Je ne devrais pas l'obliger à supporter autant. Est-il vraiment heureux à mes côtés ? M'aime-t-il ? Je sais que je l'aime. Mais est-ce une raison pour lui faire subir tout ça ?
Je ne lui réponds rien, mais je me retourne pour enrouler mes bras autour de sa taille. Je le serre contre moi avec chaleur, puis me mets sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa mâchoire.
— Un jour, soufflé-je dans le creux de son cou, je te promets qu'on sera heureux tous les deux.
Jake semble se paralyser, parcouru d'un léger tremblement. Je me détache de lui, et porte mes doigts à sa joue. Caressant sa peau brûlante, je laisse mon cœur parler, amer mais honnête.
— Je ne veux plus jamais que tu m'attendes, et je ne veux pas que tu regrettes de t'être mis avec moi.
— Je...
— Non, pas besoin de dire que tu ne regrettes pas. Tu sais très bien ce que je veux dire.
Mes yeux s'arriment aux siens. J'esquisse un sourire, me voulant douce. Il en a besoin, lui aussi, de ces mots.
Il pose sa main sur la mienne, m'enveloppant de sa chaleur. Un sourire empli d'émotion étire ses lèvres. Puis, je vois une nouvelle lueur passer dans ses yeux.
— Il va falloir que tu rames, parce que je suis à deux doigts de te quitter, tu sais.
Je lâche un hoquet offusqué, lui donnant une tape sur l'épaule. Il est déjà hilare.
— Arrête !
Il s'esclaffe, et je retrouve son éternel air moqueur. Il est toujours l'idiot dont je suis tombée amoureuse.
— T'es vraiment con, je t'ouvre mon cœur et tu me réponds ça ! râlé-je, souriant malgré moi.
— Qui aime bien châtie bien, me répond le loup avec une moue faussement innocente.
Je pouffe. Et, n'arrivant plus à le regarder dans les yeux, je tourne la tête vers les rues d'Érédia. Le silence se pose à nouveau sur nous, pendant plusieurs minutes. Un moment de répit qui me permet de prendre conscience que je suis bien là, à la fenêtre de ma chambre. Avec Jake.
Il faudrait que je descende, retrouver mes amis. J'ai du mal à m'imaginer qu'il me suffit de descendre les escaliers pour les voir, il faudra que je me réhabitue à ce quotidien si... simple.
Et malheureusement, l'inquiétude ne me quitte pas. Ma mère n'est toujours pas là. Je ne supporte plus de l'attendre, de tout faire pour me changer les idées pour patienter. Je sais que tant qu'elle ne sera pas revenue, je ne pourrai pas reprendre ma vie sereinement. Ma poitrine est lourde, mon cœur serré, je suis dans une tension interminable. Je ne veux pas descendre et apprendre tout ce que j'ai raté sans qu'elle soit là. Je veux qu'elle revienne avec moi à la vie, qu'on franchisse ensemble cette nouvelle étape.
Je soupire longuement en passant les mains sur mon visage. Il faut bien que j'accepte de patienter. Alors, je recule.
— Bon, il serait temps que vous me mettiez à jour, non ? déclaré-je.
Jake arque les sourcils, l'air un peu surpris. Il doit deviner mes pensées, mais ne me fait pas de remarque. Il m'emboîte le pas, et nous marchons jusqu'à l'escalier.
Et, soudain, nous nous arrêtons. La porte d'entrée vient de s'ouvrir.
Mon cœur remonte dans ma gorge et je sens ma respiration se couper. Sans réfléchir, je m'élance dans les marches, avec pour seul espoir que la personne qui vient d'entrer soit celle que j'attends.
Je suis enfin dans le couloir, et je vois l'entrée. La lumière jaillissant depuis la porte m'éblouit un instant, puis je distingue les silhouettes de Zac et de Joyce. Et enfin, la silhouette de ma mère.
Je plaque ma main sur ma bouche, les jambes flageolantes. Mes épaules s'affaissent. Elle est là.
Elle m'aperçoit, et je la vois sourire encore plus. Puis, je me mets à avancer vers elle. Elle ferme la porte, se tournant vers mes amis. Zac a l'air complètement sonné, ahuri, et pour cause. Il retrouve sa meilleure amie, dans le corps d'une femme bien plus âgée que celle qu'il a connue. Et pourtant, c'est bien elle.
— Tu n'as pas changé, sourit Teresa, la voix tremblant d'émotion. Tu tiens vraiment à cette apparence, pas vrai ?
Zac ne sait visiblement pas quoi répondre, alors il se contente de la serrer dans ses bras. Fort, intensément. Je les regarde sans bouger, sentant mon cœur se nouer étrangement. C'est très perturbant à voir, mais aussi très touchant. Je ne suis pas la seule à accueillir ma mère. Zac est là aussi, et elle sait qu'il la comprend. Elle n'est pas seule dans ce monde qu'elle ne connaît plus.
Joyce regarde la scène bouche bée, et j'imagine parfaitement ce qui se passe dans sa tête. Elle prend elle aussi conscience de cette situation insolite, du lien étrange qui nous réunit.
J'arrive à leur niveau, Jake sur les talons. Ma mère se détache de Zac, et le fixe pendant un instant en silence, les yeux brillants. Lui aussi semble au bord des larmes. Joyce se tourne vers moi, et elle m'adresse un sourire plein d'émotion. Je l'imite. Je pourrais pleurer. Toute cette scène est au-delà de ce que j'aurais pu imaginer. Tout en simplicité, elle est pourtant si forte que ma poitrine me fait mal. Teresa salue Joyce, puis elle me regarde enfin. Elle me prend dans ses bras, et je soupire de soulagement en sentant son contact. C'est bon, elle est là. J'ai réussi.
— Tu as réussi, Heaven, chuchote-t-elle, comme en écho à mes pensées.
Je souris, repoussant les larmes de joie qui montent dans ma gorge. Je me défais de l'étreinte de ma mère, presque trop vite.
— Pourquoi tu n'étais pas avec moi ? Où est-ce que t'as atterri ? J'ai cru que...
— Oh, calme toi, me coupe-t-elle. Je suis là, non ? Alors pas besoin de t'affoler. (Elle marque une pause.) C'est un peu flou. Je me souviens simplement d'être enfermée dans le noir, puis d'être debout dehors, couverte de terre, un peu au milieu de nulle part. Mais j'ai reconnu la forêt, et Érédia. Donc j'ai marché.
— Couverte de terre ? répète Zac. Tu...
— Oui, sûrement, finit ma mère. Mais autour de moi, il n'y avait aucune tombe. On... on a tous été enterrés... comme ça ?
Mon cœur rate un battement. L'expression de Zac s'assombrit, alors qu'il acquiesce lentement.
— Il y en avait trop... fait-il à voix basse.
Dans les yeux de Teresa, le voile d'une tristesse singulière se pose. Ma gorge se noue douloureusement. Je me suis parfois posé cette question, mais je n'ai jamais voulu l'explorer. Et elle a vu ça. Elle s'est réveillée dans un cimetière qui n'en est même pas un.
Le regard brillant, elle pousse un petit soupir.
— J'ai dû me débrouiller pour trouver des habits, j'ai eu l'impression d'être Adrian.
Zac esquisse un sourire en entendant le nom de mon père. Voir ça me sort un peu de ma torpeur, avant que je voie ma mère poser les yeux sur mon petit-ami, qui n'a pas encore osé parler. Elle sourit.
— Alors c'est toi le fameux Jake...
Voir la réaction de ce dernier me fait éclater de rire intérieurement. Je refoule difficilement un gloussement, que Zac et Joyce ont discrètement. Jake affiche une moue gênée que je ne lui ai jamais vu. Crispé malgré lui, il hoche la tête, me lançant un bref regard dans lequel je lis une détresse hilarante. À ce moment, je le trouve vraiment mignon. Jamais je n'aurais pensé un jour le voir comme ça. Encore moins aujourd'hui. J'assiste à la rencontre de ma mère et de mon copain, comme n'importe qui. Et, comme n'importe qui, ça me fait d'abord rire puis me gêne. Je sens mon visage chauffer.
Teresa l'épargne enfin et se tourne. Elle se penche vers moi, chuchotant à mon oreille :
— Tu as bon goût.
Mon sang ne fait qu'un tour. Je prie pour que Jake n'ait pas entendu ça.
— Bon, intervient Zac, semblant sortir de ses pensées. Je... je vais chercher de quoi manger, asseyez vous tous dans le salon. On a beaucoup de choses à se dire.
Nous nous exécutons, et gagnons la pièce à côté. Je m'installe dans le canapé, poussant un léger soupir d'allégresse. Peu importe si les nouvelles qui vont suivre me feront mal au cœur. Au moins, je suis chez moi, avec ceux que j'aime.
Zac arrive quelques instants après avec beaucoup de chips et une carafe d'eau. J'esquisse un sourire, n'hésitant pas avant d'en profiter. Je me réjouis d'un rien. Mon cœur, pendant quelques instants, est léger.
Mon mentor s'assied dans un fauteuil et se penche en posant les coudes sur les genoux comme il le fait souvent. Il inspire, puis se lance.
— Teresa, j'imagine que Heaven a pu te mettre au courant de tout ce qui s'était passé en ton absence.
Celle-ci hoche la tête. Zac passe sa main dans ses cheveux et poursuit.
— Heaven est... morte pendant quatre mois et une semaine. Depuis le jour de sa mort, personne n'a eu de nouvelles des Bannis. Et pourtant, des troupes ont été envoyées en repérage. Ils se sont juste volatilisés. Le fait que Heaven ne soit plus leur atout possible les a sûrement dissuadés d'attaquer, mais je ne sais pas s'ils croient à sa mort.
— Ils y croient, le coupe Jake. Jorah n'aurait jamais laissé Heaven entre nos mains s'il la pensait encore vivante.
Je fronce les sourcils, m'enfonçant un peu plus dans le canapé. C'est vrai que j'ai mis fin à mes jours face à Jorah. S'il savait que je reviendrais, pourquoi m'abandonner dans une rue d'Érédia ?
À cet instant, mon cœur accélère. Qui a trouvé mon corps, ce jour là ?
— On ne peut être sûrs de rien, répond Zac, m'arrachant à ma question fatale. On doit se méfier. C'est Jorah qui a permis à Heaven de pouvoir atteindre les limbes, ne l'oublions pas.
Je sens Teresa se crisper à côté de moi. Je sais ce à quoi elle pense.
— En tout cas, il n'y a eu aucune bataille ni aucune perte depuis, donc Érédia a pu se reconstruire tranquillement.
— Dix mille morts, c'est ça ? fais-je.
Zac acquiesce, et un silence pesant prend place pendant une seconde.
— Est-ce que des gens qu'on connaissait sont morts ?
Cette question me tord la gorge, parce que je sais que la réponse est positive.
Zac échange un regard avec Jake et Joyce, puis souffle.
— Oui. Des proches des gens du groupe, et... Angie, aussi.
Mon souffle se coupe un instant, mais je ne laisse rien paraître. Je ne connaissais pas très bien Angie, mais j'avais appris à l'apprécier, à m'habituer à elle. Et eux...
Mon cœur se serre. Je me rappelle de la perte de sa petite amie. Elles sont réunies, à présent.
— Thaniel a failli y passer aussi, mais il est sain et sauf, souffle Zac. Tyssia va bien. Kaleb aussi, mais il a perdu son frère. Isis a survécu, mais elle a du mal à se remettre de la mort d'Angie. (Il marque une courte pause.) Et...
— Et Molly, finis-je.
Le ton de ma voix était plus grave que voulu. Les regards de mes amis s'assombrissent, replongés dans le deuil. Replongés dans la guerre.
— Elle m'a donné ses dernières larmes, vous savez, fais-je en masquant tant bien que mal les tremblements dans ma voix. Je crois que c'est ça aussi qui nous a permis de sortir des limbes. Et il m'en reste. Il m'en reste assez pour y tremper l'arme qui tuera Jorah.
Mon cœur fait rage dans ma poitrine. À côté de moi, Joyce s'agite, et je la vois sortir de la poche de son jean le pendentif de Molly. En vérifiant mon collier, je vois qu'il n'y est plus. Elle me le tend.
— On l'a trouvé sur toi. Tu peux le récupérer, maintenant.
Je lance un regard à mon amie, sans un mot, puis la remercie en prenant délicatement la petite fiole entre mes doigts. En en inspectant le contenu, je me rends compte qu'il y en a moins qu'avant. J'en ai bien consommé quelques gouttes. Ça me fait comme avec mon collier, lorsque ma mère me l'avait donné dans une vision. Les liens entre les limbes et le monde vivant sont toujours indéchiffrables.
— On fera ce qu'il faut, Heaven, souffle mon amie. Ses larmes serviront.
J'attache la fiole à mon collier, et redresse la tête pour lui adresser un léger sourire. Du coin de l'oeil, je vois le regard insistant de Jake, assis dans un fauteuil.
— Le roi a survécu, intervient alors ce dernier.
Je hausse les sourcils. J'avais oublié que la dernière fois que je l'avais vu, il était en train de combattre Kali et Jorah. En voyant ce dernier dans la rue, j'ai pensé au pire.
— Il a été mal en point pendant longtemps, mais il est enfin rétabli. Il n'est pas encore apparu publiquement.
— Et Kali ? Et Derek ?
— C'est qui, Derek ? s'étonne Joyce.
J'entrouvre les lèvres, prise de court. Elle l'a oublié. À ce moment, je ressens violemment l'écart entre nous. Derek n'est personne pour eux.
— Le Banni qui l'a entraînée, répond Jake à ma place. On ne sait pas. Et Kali a survécu aussi. Je l'ai vue partir avec Jorah.
Je plisse le front. Il a vu Jorah à la fin de la guerre ? Est-ce que...
— Je dois voir le roi, alors, déclaré-je. Il va forcément pouvoir nous aider.
— Je ne sais pas s'il est en état d'aider qui que ce soit, hésite Zac.
— On ne pourra pas savoir si on ne va pas vérifier. Il acceptera sûrement de me voir. Et il pourra me dire s'ils ont des pistes. On ne sait jamais...
— Tu ne veux pas te poser un peu avant ? s'enquiert Joyce.
— Non, pas besoin, réponds-je vivement. Je me sens bien.
Je sens la main de ma mère se poser sur mon épaule, et me raidis. En croisant son regard, je perçois une étonnante lueur réprobatrice dans ses yeux.
— Je pense aussi que tu devrais rester ici, profiter un peu de tes amis. Leur raconter ce que tu as vécu dans les limbes, manger un peu. Ça fait combien de temps que tu ne les as pas vus, déjà ?
Je reste muette, désemparée.
— Quatre mois, répond Joyce.
— Quatre mois, répète Teresa. Et tu ne penses qu'à repartir à la guerre. Heaven.
Je soutiens son regard sans un mot, heurtée. Elle a terriblement raison. Et je sais que si ça avait l'un de mes amis, je l'aurais ignoré. Mais elle, peut-être parce qu'elle m'a vue vivre dans les limbes, qu'elle sait tout ce que j'ai dû faire pour les retrouver ; je l'écoute.
— Tu devrais faire ce que ta mère te dit.
Je tourne vivement la tête vers Zac, observant son léger sourire narquois. Il s'amuse de dire ça, parce qu'il sait à quel point ça sonne surréaliste pour moi. J'entends Teresa pouffer. Je ne sais pas pourquoi je suis gênée à cet instant, mais j'aimerais pouvoir disparaître. Je sens la main de ma mère glisser sur mon épaule et tapoter mon genou. Puis, elle se lève du canapé.
— Bon, je vais vous laisser, alors. J'ai besoin de faire un petit tour.
— Tu es sûre ? Seule ? hésité-je.
Elle acquiesce vivement, et traverse la pièce. Au passage, elle ébouriffe les cheveux de Zac, geste qui ne le surprend même pas. Faisait-elle ça tout le temps, il y a vingt ans ?
Je l'observe gagner le couloir et y disparaître.
— La maison a changé, depuis sa dernière venue ? m'enquiers-je, les yeux perdus dans le vide du couloir.
— Non, pas beaucoup, répond Zac. Ça va lui rappeler des souvenirs, c'est sûr.
J'esquisse un sourire. Je me demande ce à quoi ma mère pense, actuellement. Je me demande si elle est heureuse d'être de retour, si elle a hâte de vivre avec sa fille, de s'intégrer dans une Érédia toute nouvelle. Si elle prête à vivre sans ses semblables. Prête à vivre.
Doucement, je ramène mes genoux contre moi, et pousse un long soupir. Ma tête tombe sur l'épaule de Joyce, qui pose à son tour sa joue sur mon crâne. Je ne dis rien, elle non plus. Sortant de ma torpeur, je respire. Dans le silence, je regarde Zac, et Jake. Leurs visages caressés par le soleil, leurs épaules détendues. Nous n'avons rien besoin de dire. Notre présence suffit.
Ma mère avait raison, je devais me laisser quelques instants de répit, juste quelques instants. Un moment pour ça. Pour le silence, sans que j'ai l'impression que le chaos l'envahit. Pour un silence dans lequel je n'entends rien.
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Voilà pour le chapitre 35 ! J'espère qu'il vous a plu !
Mon dieu, désolée encore du temps d'attente, je gère toujours aussi mal ma vie ahah désolée vraiment, l'écriture m'avait trop manqué, et vous aussi !
Un petit chapitre d'entre-deux, simple mais nécessaire, avec du Jake et Heaven comme vous aimez, alors j'espère que vous êtes satisfaits ;)
J'ai hâte d'avoir vos avis sur la suite, et je vais tout faire pour reprendre un bon rythme !
Je vous remercie de me suivre encore malgré mes écarts insupportables, vous êtes une vraie source de bonheur au quotidien ♥
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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