Soixante-sixième Chapitre.
[Nuit du lundi 6 mars. Heaven a amené Jake dans la grotte cachée sous le château où il passe chaque pleine lune. Décoré pour qu'il se sente mieux, l'endroit les a abrités le temps de la soirée, où Jake a avoué son amour à Heaven avant qu'ils ne se rapprochent plus intimement que jamais auparavant.]
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Je souris dans la pénombre, resserrant mon manteau autour de moi. Le soir ne s'est pas encore totalement délivré du froid de l'hiver. Je me demande à quoi ressemble le printemps ici. Est-ce que tout est en fleur, est-ce que tout paraît éclater de couleurs ? Je ne connais que l'automne et l'hiver. Je me demande ce que ça me fera, de voir naître des papillons dans les rues d'Érédia.
- Votre cuirasse peut vous réchauffer, mademoiselle.
Je me retourne, interloquée, vers un des gardes qui m'accompagne. Il semblerait que j'aie le droit à une escorte, maintenant.
Mais je le comprends. Plus je parcours ces rues vides, plus j'ai l'impression qu'il fait noir. Le roi n'a pas eu besoin d'annoncer de couvre-feu officiel. Dès la tombée de la nuit, chacun rentre peu à peu chez soi et les lumières s'éteignent. Là où je pouvais sentir la vie battre jusque dans mon sommeil, il n'y a maintenant plus que du silence.
- Merci, fais-je au soldat qui m'indique de frotter ma poitrine.
Je laisse alors ma cuirasse se déployer sur le reste de mes bras, et en effet me réchauffer même sous mon manteau d'hiver. Je soupire silencieusement. Je ne sais pas si je supporterai longtemps que ma tenue quotidienne soit une armure de cuir, des bottes de combat et des armes cachées sous chaque plis de mes vêtements. Je repense au temps où j'enfilais un jean et des bottines et me disais que je ne risquais rien dehors parce que je lirais les pensées des éventuels dangers alentours, et je me surprends à être brièvement nostalgique d'un temps où je n'étais rien d'autre qu'une humaine un peu trop sensible.
- Est-ce que je peux vous poser une question ? fais-je alors à mes deux gardes du corps.
Ils échangent un regard avant d'acquiescer.
- Est-ce que ça vous aide vraiment, de répéter votre serment lors de moments difficiles ? Que ma vie soit dure, que ma mort soit brutale, que mon âme soit paisible ?
- Ne le dites pas comme ça ! s'exclame celui qui, une seconde auparavant, me conseillait gentiment.
- Ça va, rit l'autre avec un sursaut. Elle n'a aucun titre.
Je ne sais pas pourquoi, mais je me rabougris un peu en entendant ça. Je n'ai pas de titre mais quand même, je ne suis pas n'importe qui.
- Je veux dire qu'il est sacré, répond le premier avant de s'adresser à moi. Il nous aide justement parce qu'on ne le prononce pas tous les jours. On y pense souvent, mais quand on le dit, c'est seulement quand on sait que notre mission est peut-être sur le point de se terminer.
- Ou qu'on a besoin d'apaiser notre cœur, ajoute le second. Tout n'est pas forcément si solennel. Je le dis parfois, juste quand j'ai besoin de me ramener à la réalité. C'est pour ça que ça nous aide, ajoute-t-il après une pause. Parce que ça nous ramène à la plus simple évidence.
Ses mots retombent dans le silence, mais leur écho résonne en moi de longs instants encore. Je ne pose plus de question. Je baisse la tête et j'avance, réconfortée malgré moi par le rythme calme de leurs pas à mes côtés. J'ai pensé à ce serment quand j'ai cru que j'allais mourir. Je me demande si c'est ce qui m'a aidé à me battre. À me souvenir de l'évidence. À me forcer à aller jusqu'au bout, là où mon âme trouverait la paix.
Je perds la notion du temps en me laissant déambuler dans les lumières vacillantes du début de la nuit, écoutant le vent se calmer et les rues s'apaiser, apercevant les parcs qui se vident et les maisons qui se ferment. Je parcours cette ville qui me paraît si banale, si tranquille, et je pense à ces familles qui vont se coucher, à ces commerçants qui préparent leur lendemain. Je pense à tous ce qui ne font que vivre, qui ont toujours simplement vécu ici. Je pense à ce que ça doit être, de juste vivre ici. De ce que ça sera, de manger au restaurant et de m'allonger dans l'herbe en regardant le ciel du printemps sans penser que ce sera la dernière fois.
Je vois la maison de Zac se dessiner et avec elle, les silhouettes de ma protection rapprochée. Étrangement, cette fois, j'ai juste envie de les saluer et de les remercier. Pendant une seconde, je m'arrête devant la maison et j'observe sa façade, mon cœur se serrant à la vue de l'obscurité des fenêtres. Cette fois encore, je pense à quand elle sera illuminée, à quand tout ce qui l'habitera sera le soleil et l'odeur des plats de Zac dans la cuisine. Puis je monte enfin l'escalier, sortant peu à peu les clés de ma poche.
- Comment est-ce que vous vous appelez ? demandé-je soudain en me retournant sur les marches de l'escalier.
Un léger silence suspend le temps, et les deux gardes de mon escorte pousse un léger soupir. L'un détourne les yeux, le premier qui m'a parlé. Il a les cheveux bruns. L'autre m'adresse un sourire indulgent. Lui, il a les yeux bleus.
- Vous savez bien qu'il ne vaut mieux pas que vous le sachiez.
Et après un instant bien trop long, les deux me souhaitent une bonne nuit, à moi et à leurs camarades postés en bas de mes fenêtres. Je reste plantée là un long moment, à frissonner dans la nuit, tête baissée dans le silence, à me demander si j'aurais aimé être de leur côté plutôt que du mien. Ils se comprennent tous plus profondément encore que mes amis et moi. Ils ont prêté le même serment, gravé les mêmes mots dans leur cœur pour toujours. Ils mourront ensemble et ils le savaient avant même de devoir se battre. Ils ont toujours été prêts et dès que je les vois, j'ai l'impression que la guerre est naturelle. Qu'elle n'est que le résultat de la vie.
En entrant dans la maison, je suis prise de court par la chaleur qui règne à l'intérieur. Je ne sais pas pourquoi j'imaginais qu'elle serait encore plus froide que dehors, encore plus sombre que la nuit.
J'ôte mon manteau et ma cuirasse, les laissant dans l'entrée alors que je m'avance dans le couloir, longeant les pièces en écoutant mes pas faire craquer le parquet. Je respire doucement et j'ai l'impression de voir la maison différemment, sans pouvoir me l'expliquer. Est-ce que j'avais du mal à voir la vérité en face ? Que j'essayais de la figer dans le temps, de la laisser hantée par des souvenirs révolus ? C'est possible. Car si avant je ne voyais entre ces murs que les moments où nous nous sommes découverts, les moments où nous pouvions encore être insouciants, les moments d'un passé qui a disparu sans qu'on puisse le prévenir, j'y vois à présent les possibles moments que nous pourrons y construire. J'imagine Thaniel et Kaleb dans le salon, Tyssia et Zac dans la cuisine, j'imagine Isis sur le toit. Joyce dans la bibliothèque, et étrangement, Nadia aussi. J'imagine Jake à côté de moi. Pendant un instant, je me demande si Molly et Derek se seraient joints à nous.
Je me fais soupirer moi même, maudissant mon cerveau de me faire imaginer un futur que nous n'aurons peut-être jamais. Mais je n'avais pas encore réussi à être réchauffée par un peu d'espoir. Peut-être que j'apprends à voir plus loin. Peut-être que j'ai un peu moins peur d'espérer, maintenant que je sais que l'inévitable approche. Si l'on meurt, ne vaut-il pas mieux qu'on le fasse en se projetant dans des souvenirs que nous n'aurons jamais ?
Je me laisse tomber dans le canapé et lève la tête vers le plafond, immobile pendant un long moment. Je me trouve très mélancolique, ce soir. Détachée, même. J'ai du mal encore à savoir si c'est bien ou non. Je savais que j'avais besoin d'être seule, ce soir, d'être seule et dans le silence dans cette maison qui m'a vue grandir en quelques mois plus qu'en dix-sept ans de vie. J'avais besoin d'affronter ma peur, de me laisser envahir par ce qui se cache dans le noir quand personne n'est là pour m'empêcher de penser. Je crois que je me fais plus confiance, à présent.
Je pose la main sur mon ventre, là où je sais que la cicatrice s'étend. Là où les doigts de Jake l'ont tracée tout à l'heure avec une douceur qui a fait fondre mon corps entier. Lorsqu'il n'y avait plus rien qui comptait à part nous, lorsque j'ai senti que rien ne pouvait m'atteindre.
Je l'ai observé lorsqu'il s'est assoupi à un moment. J'ai caressé ses cheveux et j'ai murmuré tous les mots qui mouraient au bout de mes lèvres. Quand, après que je me sois endormie à mon tour, j'ai ouvert les yeux, il ne m'a pas tout de suite vue. Il avait les yeux perdus dans le vide, fixant la griffe lui servant de pendentif. Le pendentif ayant appartenu à sa mère.
- Est-ce que tu penses que je suis vraiment un loup solitaire ? a-t-il déclaré dans le silence de la grotte d'argent.
Relevée sur mes coudes, écartant le rideau de mes cheveux de mes épaules, je l'ai regardé sans répondre. Avec un sourire en coin, il a ajouté :
- Mes parents avaient une meute. Tous les loups-garous ont une meute. Je croyais qu'être l'exception me rendait spécial, que j'étais heureux. Et si je m'étais trompé...
- Mais toi aussi, tu en as une, ai-je alors commenté.
Cette fois, il a tourné la tête vers moi. J'ai respiré un instant puis je me suis redressée, bras couvrant ma poitrine nue.
- Jake. Tu changes. Tu as peut-être vraiment été heureux d'être solitaire. Et tu ne voulais peut-être pas voir d'autres loups-garous, te confronter à ce qui renfermait tes pires souvenirs enfouis. Mais tu n'es plus le même, maintenant. Et à chaque pleine lune, tu t'approches un peu plus de l'adulte que tu seras bientôt. Tu ne t'es pas trompé. Tu as juste grandi.
Son regard s'est élargi, comme il le fait parfois lorsqu'il reste pétrifié. J'ai souri simplement, et je me suis penchée vers lui pour l'embrasser doucement. Quelques secondes après, je devais partir. En refermant la grille derrière moi, j'ai entendu les premiers craquements dans son corps.
Je me retourne vers la fenêtre, et agenouillée sur le canapé, je tords mon coup pour apercevoir un bout de la pleine lune parfois balayée par quelques nuages. Je me souviens de ma première pleine lune ici. De la fille inconsciente et perdue que j'étais. Parfois, je la revois dans le miroir. Je la revois dans les yeux de ma mère. Je la revois dans mes rêves.
J'observe mon souffle se déposer sur la vitre, et je me sens m'assoupir peu à peu, bercée par le silence, hypnotisée par la lune.
Quand je me réveille, c'est à cause du grondement du sol. Violent, brutal, bruyant. Le sol tremble et une seconde après, j'entends l'alarme.
Un long son plaintif, glaçant le sang et résonnant tout au sein du dôme.
Je bondis aussitôt et mon cœur n'a pas le temps s'emballer. En quelques instants, je suis dehors avec ma dague à la main, dévalant l'escalier dans le froid perçant de la nuit.
- Qu'est-ce qui se passe ? m'exclamé-je lorsque je vois les gardes de la maison à leur tour.
- Tentative d'intrusion, répond l'un d'entre eux.
- Des ennemis à l'entrée, renchérit un autre.
Cette fois, mon cœur s'emballe. Je hoche la tête et pars en même temps que les gardes en direction de la barrière. Je lève la tête. La lune est encore haut dans le ciel. Je n'ai pas dormi longtemps. Je serre les dents. Évidemment. Une attaque pendant la pleine lune, comme au bon vieux temps.
Ma cuirasse s'étend sur mes bras et mon cou et je frissonne sous le contact électrisant de sa force muette. J'attache mes cheveux en pressant les pas, ne perdant des yeux aucun des mouvements qui s'animent autour de nous. L'alarme ne cesse pas, venant par vague du sol et du ciel. Les rues vibrent sous mes pieds, et quand je vois les gens sortir de chez eux, leurs pas élèvent le martèlement dans l'atmosphère. Je balaie le paysage des yeux, cherchant en vain mes alliés les plus proches. Ils sont encore au château. Je pense à Jake dans sa grotte, à Joyce dans son lit. À Zac sûrement évanoui de fatigue. À Thaniel en convalescence. Je lâche un juron et m'empêche de regarder en arrière.
Au bout de quelques instants, je parviens à la rue principale et je vois au loin la surface intérieur du dôme. Mon ventre se serre alors que je plisse les yeux pour tenter de mieux comprendre. L'alarme résonne dans mon crâne et bientôt, je ne l'entends même plus, mon cœur battant à son rythme. Je cours et je ne regarde plus rien d'autre que le dôme qui s'approche, que les sentinelles qui s'activent à sa base et du haut des tours d'observation, semblant également indiquer aux autres de prévenir leurs camarades, des petits groupes se dispersant, parsemant l'insigne du roi comme un indice du chaos à venir. Je fais tourner ma dague dans ma main pour activer mes muscles encore à moitié endormis, et tente en vain d'évacuer les images qui passent dans ma tête, tous les pires scénarios se jouant en boucle sur le chemin qui me paraît interminable.
Je suis arrachée de mes pensées quand je heurte de plein fouet une autre personne. Je recule en titubant, bafouillant des excuses en frottant mon épaule douloureuse. Quand je relève la tête, je vois la femme écarquiller les yeux alors qu'elle me reconnaît.
- Non, non, c'est moi qui m'excuse ! s'empresse-t-elle de me dire, son visage devenant de plus en plus écarlate.
Malgré moi, mon regard est attiré par la frontière du dôme. Ne pouvant pas empêcher mes jambes de se remettre en action, je frôle l'épaule de la dame et la salue pour pouvoir m'échapper. Mais à peine ai-je repris mon chemin, elle me suit et me dévisage, ses oreilles d'elfe frétillant à la lueur de la lune.
- Vous êtes Heaven Caldwell, pas vrai ?
Je retiens ma grimace avant de répondre un « Oui. » désintéressé. Je crois voir où va cette conversation et ce n'est vraiment pas le moment.
- Vous savez ce qui se passe ? Vous allez sortir de la ville ? Est-ce que les Bannis attaquent ? Est-ce que Jorah est là ?
Plus les questions s'enchaînent et plus le ton de sa voix est angoissé, plus elle presse le pas et plus je sens qu'elle ne me lâchera pas de sitôt.
- Je ne sais pas, Madame, dis-je simplement. Je suis comme vous, je dois aller voir.
- Vous n'êtes pas comme moi, commente-t-elle.
Et cette fois, sa voix est plus irritée qu'angoissée. Je lève les yeux au ciel dans la pénombre, me tournant brièvement vers elle.
- Je n'ai pas d'informations à vous donner, insisté-je. Vous êtes en train de me ralentir et, vous avez raison, comme je ne suis pas comme vous, alors je dois pouvoir me concentrer.
Je la sens se renfrogner. Du coin de l'oeil, je la vois prendre une flèche dans le carquois à son dos.
- Vous devriez nous rassurer, pas nous parler comme si nous étions des enfants.
Et, avant que je puisse répliquer, elle s'en va, levant déjà son arc en l'air, prête à tirer à tout moment. Je m'arrête et reste figée quelques instants, lâchant un rire stupéfait. Tout ce que j'aurais pu lui répondre bouillonne dans ma tête et je suis obligée de fermer les yeux pour empêcher ma colère de me perturber. Comme si je n'étais pas assez tendue comme ça...
Je me remets en route rapidement, regardant cette fois autour de moi pour m'assurer que personne n'interrompra ma course. Les gens s'amassent et le brouhaha obstrue ma tentative de détecter des bruits particuliers. Je ne vois toujours aucun visage familier dans la foule, et l'atmosphère ne cesse de s'alourdir, comme si le dôme savait qu'il était peu à peu encerclé, l'alarme peu à peu étouffée par le bourdonnement de la peur.
Lorsque j'entends mon nom percer le brouillard de gens, je bondis et hésite à dire à tout le monde de se taire. Je l'entends de nouveau et je me rends compte qu'il provient d'un soldat posté à la base d'une tour d'observation dialoguant en même temps avec la sentinelle à son sommet. Je m'active tout de suite, me frayant un chemin à coups d'épaules et de brèves ondes de choc. Lorsque j'arrive au niveau du soldat, il n'attend pas que je parle pour me tirer à l'ombre.
- Il n'y a personne de ton équipe ! s'alarme-t-il. On a commencé à croire que tu ne viendrais pas.
Je suis surprise qu'il me tutoie avant de le reconnaître, de cette expédition dans la forêt qui a failli coûter la vie de Joyce.
- Désolée d'avoir mis longtemps, une ingrate m'a ralentie, marmonné-je. Il n'y a vraiment personne, alors...
Je regarde par dessus mon épaule, mordant mes lèvres de nervosité.
- On se concentre sur la protection mais on ne peut pas attaquer sans l'aval du roi ou des généraux.
Je fronce les sourcils, perdant une seconde mes yeux sur la tour de verre et de pierre qui s'étend au dessus de nous. De plus près, on voit qu'elle dégage des petites vagues d'énergies, et je comprends aussitôt qu'elles sont aussi là pour réguler l'écoulement de la magie dans le dôme. Chaque poste est essentiel au maintien de la protection de la ville et, comme le conseil de guerre me l'a fait remarqué, tous les experts ont travaillé de pair. Du ciel au sol, tout a été calculé.
- Qu'est-ce qui se passe ? fais-je en plissant les yeux pour tenter de reconnaître quelqu'un dans le noir.
- Ils n'ont pas encore attaqué mais on a réussi à en repérer au moins trente. Apparemment, ils sont en train de se disperser. Il n'y a que la zone près du château qui n'est pas touchée. Les elfes de la terre ont été alertés, mais on ne sait pas combien de temps notre sort va durer. On a dû faire des ajustements depuis ton épreuve, mais ça ne fait que quelques heures. Le sol n'est pas imprégné.
Je serre les dents, et fais un pas en avant pour m'approcher un peu plus de la barrière.
- On ne voit rien, râlé-je. J'aimerais bien aller en haut mais il faut que je trouve les autres.
Alors que je me tourne pour inspecter la foule, faisant mine de m'en aller, le soldat m'attrape le bras pour me retenir. Je le regarde d'un air médusé, me défaisant de son emprise rapidement.
- Heaven, dit-il d'une voix grave. Si aucun des généraux n'apparaît, ça sera à toi de donner l'ordre d'attaque.
Je soutiens son regard et sens ma colonne vertébrale se redresser douloureusement. Je déglutis avant de lui répondre calmement :
- S'ils ne sont pas là, c'est qu'on doit attendre. On n'attaquera pas tant que je n'aurais aucune nouvelle de mon équipe.
Mais je sais qu'il y a un problème, si aucun des dirigeants ne peut être présent ici. Cela signifie que ce n'est pas l'endroit le plus important à cet instant, et qu'un autre est bien plus en danger. Et ce soldat le sait aussi.
Je le contourne pour sortir de l'ombre cachée de la tour et vais de l'autre côté, observant attentivement la foule qui s'active et se range à l'orée de la ville, front direct face à la forêt. Tordant légèrement le cou, je peux voir le château, et j'entends mon cœur battre dans mes oreilles. Aucun Banni détecté à ses alentours, mais ça ne veut pas dire que ce n'est pas la cible principale du combat. Je sais que le rituel doit y avoir lieu. On sait ce que Jorah veut, et s'il tente de s'introduire dans la ville, il le fera d'abord avec l'insolence de vouloir entrer directement chez son frère. S'il pouvait se téléporter ici, il le ferait au dessus du trône.
Je pousse de nouveau des gens sur mon passage pour être au premier rang, avançant encore et encore malgré la force magnétique du dôme. Je serre les dents et penche la tête en avant, ma main serrant fort le manche de ma dague.
- Je sais que tu peux avancer, lâché-je à la pénombre devant nous.
Les feuilles des arbres frémissent, et à la lumière de lune, l'herbe semble briller.
- Sors de là, sifflé-je. S'il est là-bas, ça veut dire que tu es là.
Je sens quelques regards se tourner vers moi, mais je ne détourne pas le mien de la silhouette que j'ai discernée, plus marquée que les ombres dans la forêt. Celle-ci voulait se faire remarquer, pas se cacher. Parce qu'elle m'attendait.
- Tu me tutoies, maintenant ? fait sa voix alors qu'elle sort enfin de l'ombre.
En apercevant Kali, je ne peux ravaler la boule dans ma gorge, mon crâne se mettant tout de suite à chauffer. Alors qu'elle fait un pas en avant, puis un autre, je sens la foule reculer, écoutant les ordres indiscutables des soldats qui eux, s'approchent du dôme, prenant leurs positions de combat plus rapidement encore de moi. J'en vois s'accroupir au sol, tentant sûrement de repousser la Bannie au-delà de la frontière magnétique qu'elle ne devrait pas pouvoir franchir. Mais ce n'est pas n'importe quel Bannie.
- Ne vous fatiguez pas, lance-t-elle d'un air narquois. Les barrières de ce type n'ont aucun secret pour moi.
Je m'empêche de regarder les troupes de guerriers pour ne pas avoir peur pour eux. Je fais un nouveau pas en avant, et elle m'imite lentement. Sa silhouette se détache enfin, sa peau sombre éclairée par la lueur iridescente du dôme. Les bras balançant tranquillement le long de son corps élégant, ses cheveux rouge sang paraissant voleter autour de ses épaules.
- Je suis plutôt impressionnée, sourit-elle, et je parviens enfin à croiser son regard. J'avoue qu'il dépasse peut-être un peu mes capacités. Mais bravo. Jusqu'à maintenant, j'avais été la seule personne assez folle pour accomplir de telles choses.
Je sens les muscles de ma mâchoire tressauter, la nervosité parcourant ma peau comme des milliers d'aiguille.
- La pleine lune, hein ? cinglé-je. Le moment où les sorcières se rechargent, où leurs pouvoirs sont à leur sommet. C'est pour ça que tu attaques aujourd'hui ? Parce que les autres jours, tu serais trop faible ?
Elle répond à ma moquerie par un rire détaché, levant les mains d'un air faussement innocent.
- J'ai l'air d'attaquer ?
Je la fusille du regard, et je maudis le murmure angoissé des centaines de personnes dans mon dos, sentant le fourmillement de la panique remonter jusqu'à moi. Je ne veux pas parler avec Kali devant tout le monde. Je ne veux pas qu'ils m'observent, je ne veux pas avoir l'impression qu'en une seconde, tout peut exploser en un bain de sang. Je voudrais qu'ils partent et qu'ils se réfugient chez eux. Je voudrais que tous mes amis soient avec moi parce que je ne veux plus avoir à affronter un seul de nos ennemis seule. Je prends une grande inspiration, forçant mon corps à arrêter de frissonner, ma magie à se stabiliser sous ma cuirasse, mes yeux à se focaliser sur Kali. Elle se tient juste à la limite, parfaitement consciente du danger que représentera le dôme une fois qu'elle tentera d'en briser les barrières mentales. La même zone que j'ai dû franchir lui fait face, et elle est en train peu à peu d'en évaluer les failles.
- Qu'est-ce que tu veux ? demandé-je alors simplement.
- Je te trouve très familière avec moi, Heaven. C'est assez désagréable. Tu as envie de donner l'impression à tous ces gens que nous sommes amis ?
Je soupire. Je ne me laisserai pas déstabiliser. J'en ai fini avec ça.
- Qu'est-ce que tu veux ? répété-je en appuyant sur chaque mot.
Kali s'arrête. Elle croise les bras, balayant du regard toute la barrière qui s'étend devant elle.
- Je veux qu'Elijah nous laisse rentrer.
J'ai du mal à retenir mon éclat de rire, un hoquet d'hilarité se bloquant dans ma gorge alors que j'essaie de lui répondre.
- Bien sûr, aucun problème, Kali, raillé-je. Je vais aller lui demander ça tout de suite.
Je fais mine de lui tourner le dos, mais elle m'interpelle.
- Je vais reformuler.
Je me retourne lentement vers elle.
Je sens le sol vibrer avant de comprendre ce qu'elle fait. La terre gronde et j'entends le dôme s'électriser, le crissement du verre comme un écho lointain que je suis sûrement la seule à percevoir. Puis, je vois enfin le mouvement aux pieds de Kali, et les fissures qui déchirent la terre. L'herbe vole autour de ses jambes et je me sens me crisper. Dans mon ventre, la magie s'enflamme. Je grimace en sentant mon dos se contracter, la chaleur de mes veines mettant à mal la cicatrisation de mes plaies.
L'instant d'après, c'est la terre qui me paraît s'électriser, et les arbres ploient dans l'ombre alors que les racines jaillissent brutalement du sol, s'étendant dans le dos de Kali comme des tentacules. Pendant un instant, je revois Nadia la première fois qu'elle a essayé sa cuirasse. Les racines ne répondant qu'à son cœur, émanant d'elle comme du centre du monde.
Et alors que je m'apprête à riposter, baissant automatiquement mes mains vers le sol, je suis interrompue en plein geste quand je me rends compte que les racines prennent forme humaine. Non, elles ne prennent pas forme humaine. Elles renferment des humains, la terre ruisselant d'eux pour dévoiler leurs visages. La surprise s'étrangle dans ma gorge et j'entends le choc parcourir la foule dans mon dos. Je sens le mouvement collectif, la tension qui monte. Je vois les sentinelles non loin de moi se regarder sans comprendre, gardant leurs positions. Se pliant aux ordres. Gardant en équilibre le dôme jusqu'au bout, jusqu'à mourir s'il le faut. Je sais qu'ils récitent leur serment.
- Si tu m'attaques, ils mourront, annonce fièrement Kali en faisant un nouveau pas en avant, traînant derrière elle les deux silhouettes inertes de ses victimes emprisonnées. Les racines sont directement plantées dans leur dos. Tue-moi, leurs cœurs explosent.
Je déglutis, regardant les racines mouver dans l'air autour d'elle comme d'autres membres, le corps de ces inconnus ballottés comme de vulgaires poupées. Elle ne fait toujours aucun mouvement, se contentant d'exhiber ses capacités. Elle frôle les barrières du roi, expose son pouvoir sur tout ce qui l'entoure, fait sienne la nature qui n'est pas sous le contrôle des elfes et des sorciers ennemis. Et peu à peu, elle va s'immiscer sur leur territoire.
- C'est pitoyable, craché-je. Utiliser des gens comme des boucliers. Tu as peur de moi, c'est ça ? Avant, tu avais au moins la décence de te battre honnêtement.
Elle lâche un rire mauvais, et des racines s'enroulent à ses cheveux comme des serpents. Je grimace de dégoût.
- Je ne suis pas là pour me battre avec toi, dit-elle calmement. Je suis là pour que tu m'ouvres les portes de la ville. Si tu ne le fais pas, ces deux pauvres personnes mourront.
Elle s'arrête brièvement, et étudie mon visage. Je sais ce qu'elle y lit à cet instant.
- Mais je sais que tu n'en as rien de sacrifier la vie de deux inconnus, déclare-t-elle alors d'une voix d'une douceur venimeuse.
Je lâche un soupir exaspéré, la fusillant du regard sans parvenir à la contredire. Je prie juste pour que personne derrière moi ne l'ait entendue.
- Alors c'est pour ça que je n'ai pas amené deux inconnus ici, ajoute-t-elle d'un air dramatique.
Mon cœur bondit, et je ne peux pas cacher l'angoisse qui remonte alors à mon crâne. Mon esprit s'embrume et je m'approche encore du dôme, mon cœur se serrant violemment sous la pression de l'atmosphérique. Je n'ai pas vu mes amis. Depuis trop longtemps. Je ne suis pas allée au château. Je ne...
- Oh, rassure toi, ce n'est personne cher à ton cœur, sourit Kali. Tu ne les connais pas encore.
- Arrête-ça, pesté-je. Tu fais diversion pour gagner du temps.
Mes bras tombent le long de mes jambes et je secoue la tête, irritée.
- Tu les tueras de toute façon. Je ne jouerai pas avec toi.
Et je fais demi-tour. Encore une fois, alors que je fais soudainement face à la foule, alors que je sens tout mon corps trembler face à la frénésie qui s'échappe de chacun, alors que je vois l'horreur sur leur visage tandis que je tourne le dos au danger, Kali m'appelle de nouveau. Quand je m'éloigne et ne veux pas l'écouter, je l'entends frapper violemment le sol de ses racines, sentant l'impact jusque sous mes pieds. Je ferme les yeux et ne me retourne pas.
- Ton amie Joyce les connaît, elle.
Je me fige, et une seconde après, je suis de nouveau face à elle. Sentant mon sang bouillir dans mes veines, j'aurais presque envie qu'elle franchisse toutes les limites pour pouvoir l'étrangler à mains nues.
- Tu as deviné, Heaven ? me nargue-t-elle. Regarde les de plus près. Est-ce que tu comprends, maintenant, pourquoi tu ne voudras pas les laisser mourir ?
Je n'ai pas besoin de regarder longtemps pour comprendre exactement pourquoi. À gauche, un homme, à droite, une femme. Les deux bâillonnés par des branches écorchant leurs visages. Les deux aux yeux oranges écarquillés, aux cheveux d'un blond enflammé. Les deux cernés d'une aura incandescente que je n'avais pas vue au premier regard. Tous les deux suspendus dans l'air, ils se balancent au rythme de la respiration de Kali. Mon cœur bat dans ma gorge et je sens tout mon corps se paralyser. Qu'est-ce que les parents de Joyce font ici ?
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Voilà pour le chapitre 66 ! J'espère qu'il vous a plu !
Joyeux Noël ! Je vous fais cadeau de 2 chapitres aujourd'hui ahah ♥
L'action revient, et la guerre se rapproche ! Je suis contente d'enfin écrire des scènes que j'ai prévues depuis des mois ahah :')
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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