Soixante-septième Chapitre.

[Nuit du lundi 6 mars. Après avoir été raccompagnée chez elle par des gardes, Heaven s'est assoupie. Réveillée par une soudaine apparition de l'ennemi aux portes d'Erédia, elle s'est bientôt retrouvée face à Kali, retenant les parents de Joyce en otage.]

_ _ _ _ _

Je serre les poings.

- Qui me dit que ce ne sont pas des Changeurs ? Vous aimez bien faire ça, chez vous, cinglé-je avec amertume.

Cette fois, Kali ne rit pas. Elle se mure dans le même silence que moi. Elle était avec moi, ce jour là. Quand j'ai vu Jake mourir, quand Jorah a dépassé la limite même pour elle. J'avais vu à ce moment qu'elle n'était peut-être pas comme lui, qu'elle pouvait peut-être encore le renverser. Mais elle a balayé chaque occasion de m'aider, ignoré tous les derniers principes qu'elle se fixait.

- Rien ne te le dit, finit-elle alors par répondre. Tu ne le découvriras que s'ils meurent. Est-ce que ça veut dire que tu es prête à prendre le risque ? À parier avec la vie des parents de ta meilleure amie ?

Je mords mes lèvres jusqu'à sentir le goût du sang dans ma bouche, juste pour m'empêcher de l'insulter, de hurler, de foncer droit sur le dôme et de risquer de tuer les gens qui me regardent. Je sais que Kali se régale de me voir me noyer dans un dilemme, qu'elle me connaît malheureusement trop bien et qu'elle sait qu'il n'y avait pas meilleur endroit qu'ici, à l'entrée d'Érédia, devant des milliers de personnes qui me placent comme leur sauveuse. Qui croient en moi mais qui n'attendent au fond que de voir la facette monstrueuse que je leur ai promis avoir domptée.

Parce que je ne dis rien, parce qu'elle voit que je me décompose et que je m'enfonce dans mes réflexions, elle poursuit sa lente torture :

- Les pauvres ont quitté leur clan paisiblement installé parce qu'ils ont senti que leur fille avait un problème, soupire-t-elle d'un air théâtral. Très grave, c'est ce qu'ils m'ont dit. J'ai toujours trouvé fascinant la façon dont les Kitsunes sont connectés, et dont tous les esprits fusionnent en un lorsque l'un des leurs est blessé. Est-ce que tu peux imaginer ce qu'ils ressentent quand ils font partie de la même famille ? Réellement fascinant... Ils m'ont presque fait de la peine, quand j'ai compris qu'ils ne savaient absolument pas ce qui se passait dans le royaume. Quand ils ont cru que je pouvais les aider à rejoindre Érédia plus rapidement. Ils se sont battus jusqu'au bout, c'était beau. Je vois d'où ton amie tient sa ténacité.

- Arrête. Je sais que tu vas les tuer. Alors arrête.

- Si tu es aussi sûre que je vais les tuer, alors pourquoi tu ne t'en vas pas ? Pourquoi tu ne vas pas chercher ton amie Joyce pour lui annoncer que tu n'as rien pu faire ?

Je secoue la tête et regarde en arrière encore une fois, le château se détachant sur le ciel de la nuit étoilée. Je ne comprends pas où ils sont. Mon cerveau bouillonne et je n'arrive pas à réfléchir. Je n'avais pas prévu ça. Je voulais un combat brutal, direct, je voulais ne pouvoir reconnaître aucun corps tant il y en aurait, je voulais que tout aille vite et qu'on en finisse. Je voulais être avoir tous mes alliés près de moi, tous mes ennemis face à moi. Je n'avais pas prévu ça.

Je tente de réfléchir et je me dis que s'il y a un problème au château, un des généraux viendra forcément me prévenir. Qu'ils sont simplement ralentis par la foule. Je sais aussi que le dôme n'a pas encore été atteint, et que Kali est en charge de la stratégie pour le faire. Alors il est probable que Jorah soit de l'autre côté, préparant chaque dernier détail avant son rituel, s'assurant que le champ sera libre lorsque les portes lui seront ouvertes. Mais il ne peut combattre personne s'il est à l'extérieur. Le roi est sûrement en train de rassembler toutes ses dernières forces, Stefen en train de placer tous ses soldats stratégiquement. Ils sont en train de se préparer à la guerre, au dernier affrontement. Et mon rôle n'est pas décisif tant que l'ennemi n'est pas ici. C'est pour ça que je suis là et pas au château. Parce que ce n'est pas le moment pour moi d'accomplir ma mission finale.

- Alors c'est comme ça que vous attaquez, maintenant ? raillé-je alors à l'intention de Kali. Vous prenez par les sentiments, comme des amateurs ? Je croyais que tu préférais la force brute, Kali. Tu n'avais pas la cruauté de Jorah, avant.

Elle ricane, mais je note la retenue cette fois dans l'arrière de sa voix.

- Je n'ai pas le temps non plus, Heaven. Tu donnes l'ordre de baisser la protection ou les parents de Joyce meurent. Et je pense que je n'ai pas besoin d'ajouter que ton amie mettra alors bien plus longtemps à se réveiller de sa pauvre convalescence, parce qu'elle perdrait les deux esprits renards qui sont en train de lui donner le plus de force actuellement. La fusion des Kitsunes est aussi puissante qu'elle est fragile. Tu les laisses mourir, tu prives à la fois ton amie de ses parents et d'une totale guérison. Le dilemme s'épaissit, pas vrai ? Et pourtant, je pense que le choix devient de plus en plus évident.

Je redresse le menton, et j'entends crépiter les flammes à la surface de ma cuirasse, mes entrailles un brasier prêt à se déchaîner. Je sens les regards de certains soldats se tourner vers moi, comme s'ils attendaient, comme si le prochain mot que je prononcerais était leur sentence.

- La seule chose qui t'empêche de m'obéir tout de suite, c'est tout ce joyeux public, ajoute alors Kali. Tu ne veux pas qu'ils voient que tu préfères protéger ta famille plutôt que tout un royaume. Mais tu sais, au fond, que ce dôme ne sert à rien. Tu le sais depuis le début, que Jorah et moi pourront le briser. Et tu es énervée de devoir t'y plier, parce que tu voudrais un combat, un vrai, digne de toi et de tout ce que tu as fait. Tu serais prête à nous laisser affaiblir par un bouclier qui ne vient même pas de toi ? Tu serais prête à nous achever sans nous avoir affrontés avant, sans nous avoir massacrés ? Tu dois te sentir périr de ne plus pouvoir te jeter sur nous. Parce que tu sais que tu es bien plus forte que nous, que tu es bien plus résistante qu'une pauvre protection née de la magie la plus abominable qui soit.

Je sens mes muscles se tendre à chacun de ses mots, mon cœur bondir au son de sa voix, mon esprit divaguer contre toutes les éventualités qu'elle rend possible.

- Tu sais que tu pourras nous tuer même sans cette protection. Tu sais qu'elle est un mensonge que leur roi leur impose. Mais tu n'es pas dupe, Heaven. Tu te fais confiance, maintenant, pas vrai ?

Au même moment, un violent impact résonne dans l'atmosphère, et je vois le dôme s'illuminer brièvement. En me retournant, je vois que de l'autre côté de la ville, des sortes d'éclairs se diffusent à la surface. Près du château. Je serre les dents.

- C'est Jorah, qui fait ça ? C'est ça, le plan ? Me garder là pour m'empêcher d'aller l'affronter ?

Je me force à reculer, à ignorer tous les regards qui se braquent sur moi. Je garde les yeux rivés sur Kali et je réfléchis encore et encore. Elle ne tuera pas les parents de Joyce. Pas tant que j'hésiterai. Je pourrais attendre l'arrivée des renforts, ou je pourrais tenter de les libérer moi même. Je pense pouvoir le faire. Si je les libère, je sais que nous sommes assez pour maîtriser Kali, ne serait-ce que pour l'empêcher de foncer sur le dôme. Je n'aurais plus à craindre de me battre. Est-ce qu'il faudrait que je sorte ? Est-ce que je serai capable de revenir après ? Est-ce que je suis capable de sortir ? Je jette un coup d'oeil aux guerriers au sommet des tours, imperturbables dans leurs tenues de combat, les mouvements de leur mains ne s'interrompant jamais. Je regarde tous ceux qui parsèment la surface de la barrière, dans la même osmose. Ils connaissent cette énergie mieux que Kali et moi, ils sont connectés à elle et tout le sol jusqu'à la forêt leur appartient. Toutes les espèces se sont réunies pour permettre le maintien de cette défense et Kali aura beau être impressionnante, elle ne sera pas capable de combattre seule face à des dizaines de personnes. Encore moins si je suis dans le lot.

Je me laisse tomber à terre, mes genoux s'enfonçant dans l'herbe glacée. Kali lève un sourcil, mais ne fait aucun commentaire. Je laisse mes doigts glisser sous mes genoux, mes ongles s'imprégnant peu à peu de la terre humide du sol encore parcouru de vibrations.

La sorcière plisse les yeux, et je vois ses racines resserrer leur pression autour des parents de Joyce. J'entends le gémissement de douleur de sa mère, et mes yeux commencent à me brûler. Je plaque mes paumes contre la terre et je fais abstraction du son des pas pressés des civils, du brouhaha lointain de leurs voix. Je fais abstraction des ondes silencieuses du dôme, et écoute plus loin, plus profond, tentant de percevoir le chemin de chaque racine dans le sol, chaque cours d'eau, d'entendre le battement de la nature elle-même. J'essaie de l'entendre et je peux le sentir craquer sous mes doigts, percevant le frémissement des feuilles jusque dans mes os. Je sens la terre dans mes mains au-delà du dôme. Mais dès que je remonte à la surface, que je suis le chemin inverse pour saisir la plus fragile couche du sol, je sens qu'il vibre, ondule, qu'il s'échappe de mes mains. Que je ne peux que le percevoir, mais pas l'attraper, parce qu'il appartient à Kali à cet instant. Je serre les dents, mais relève la tête pour ne pas paraître trop concentrée. Si tous les elfes de la terre s'y mettent avec moi, on pourra peut-être reprendre le dessus. Ce que fait Kali est une pure démonstration, elle prend le contrôle calmement d'un élément auquel elle me sait moins familière, qu'elle peut manipuler à sa guise tant que personne ne vient l'y perturber. C'est malin. Parce que maîtriser la terre n'a rien à voir avec reprendre contrôle sur le cours du vent ou le mouvement des flammes. Elle me sait impulsive et violente. Elle se dit que je n'aurai jamais la patience ni la sérénité pour me lier à la nature dans sa forme la plus brute.

- Donne l'ordre, Heaven. Au lieu de te fatiguer à essayer de me devancer.

Je redresse mon dos, puis la toise sans un mot alors que je me relève. Époussetant mon pantalon, je m'avance, mais pas vers elle. Je presse le pas jusqu'au commandant que j'ai vu débarquer du coin de l'oeil, un elfe de la terre en train de donner des ordres à voix basse à ses soldats. Il me voit arriver et se raidit, jetant un coup d'oeil prudent à la silhouette narquoise de Kali.

- Est-ce qu'elle a affaibli la zone que vous avez quadrillé ? demandé-je un en murmure.

Il secoue la tête.

- Pas encore. Le renfort arrive depuis l'est et l'ouest de la ville, trois généraux ont pu quitter leur position au château.

- Qu'est-ce qui se passe au château ?

- On ne sait pas encore. L'énergie vient du ciel.

Je fronce les sourcils, ne pouvant m'empêcher de lever la tête vers les étoiles. Puis, replongeant mes yeux dans les iris verts du commandant, je me concentre.

- Je vais la déstabiliser, lui assuré-je. J'ai besoin d'avoir un angle d'attaque. Vous sentirez quand elle perdra l'emprise sur la terre ?

Il regarde ses soldats, étudiant chacune de leurs positions, puis hoche la tête.

- Vous n'aurez pas beaucoup de temps. Si on baisse notre garde plus de quelques secondes, on...

- Quelques secondes me suffiront.

Sans perdre de temps, je le laisse transmettre mes mots à ses seconds et retourne mon attention vers Kali. Elle me toise avec amusement, les branches dansant autour d'elle, la terre à ses pieds ne cessant de se déformer. Je fais un nouveau pas en avant.

- Tu aurais pu m'aider, déclaré-je platement. Tu aurais pu neutraliser Jorah et donner une vraie chance aux Bannis. Tu aurais pu être de mon côté si tu avais vraiment cru en moi. Tu sais aussi bien que moi qu'il n'est pas invincible. Tu l'as comparé à un enfant de cinq ans mais tu as quand même préféré l'écouter plutôt que de tenter de voir un avenir différent avec moi.

Kali lâche un rire moqueur.

- Tu n'as rien d'une dirigeante, Heaven. Ils te le font peut-être tous croire, ici, mais tu aurais été incapable de mener leur combat.

Ma gorge se noue, mais je ne me laisse pas perturber. Dans mon dos, ma dague se plante dans le sol. Mes doigts bougent silencieusement dans mon ombre et j'entends monter la vague en moi. La lune est haut dans le ciel, jumelle du dôme céleste qui nous recouvre.

- Ce n'est pas trop tard, lancé-je. Tu sais que j'ai le pouvoir de donner des ordres, alors tu reconnais que j'ai changé. Je peux diriger. Je suis devenue un symbole, mais je peux toujours être celui des Bannis.

Cette fois, Kali ne répond pas. Elle me considère sans trahir d'émotion et se penche légèrement en avant, comme étudier mon visage, comme si elle était à quelques centimètres de moi.

- Pourquoi tu me demandes ça, Heaven ?

Et à ce moment, quand c'est à son tour de me poser la question, je sais que j'ai réussi. Le doute est installé.

- Aide-moi à tuer Jorah. À venir à bout de celui qui tâche le véritable combat des Bannis. Si tu le fais, tu sais que je vous aiderai. Je me bats seulement contre lui, pas contre vous.

J'entends mes propres mots battre dans mon crâne, et à l'idée que tous les soldats près de moi peuvent les entendre aussi, c'est mon cœur qui se met à résonner dans tout mon corps. Je sais que ça marche, parce qu'elle sait. Elle le voit dans mes yeux, elle l'entend dans ma voix. Elle sait qu'il aurait suffi de si peu pour que je bascule de l'autre côté.

- Tu n'as pas besoin de moi pour tuer Jorah, commente Kali d'une voix vide. Et tu n'as pas peur de moi. Tu n'as aucune raison de me demander ça.

- J'en ai besoin pour être sûre que tu ne me trahiras pas ensuite.

Elle rit d'un air mauvais, plaquant au sol les parents de Joyce, l'impact se répercutant jusqu'ici. Je grimace.

- Je sais ce qui se passe, déclare alors Kali, secouée par un nouveau rire.

Elle lève le menton et passe une main dans ses cheveux écarlates mêlés de branches.

- Tu n'as pas de quoi tuer Jorah, c'est ça ? Et tu te dis que moi, la sorcière la plus puissante du royaume, je pourrais t'aider ?

J'écarquille les yeux, et je crois savoir comment elle interprète la surprise qu'elle y lit. Je ne pensais pas que ça allait marcher à ce point. Je fronce les sourcils, transformant ma surprise en méfiance.

- Vraiment, Heaven ? Ta pauvre amie est morte pour rien ? Tu as laissé ses dernières larmes se mélanger à la boue ? Quelle tristesse. Tu l'as laissée mourir seule, dans un coin sombre, pleine de regrets de t'avoir fait confiance...

Je tremble réellement, cette fois, mais je décide au moins de ce qu'elle y verra.

- Donc tu fais croire à tout le monde que tu pourras tuer Jorah alors que tu sais que tu as tort ? Belle manipulation, Heaven. Une vraie Sylphide.

Je serre les dents, ma mâchoire claquant douloureusement. Je vois ce qu'elle tente de faire. Je vois très clairement. Et je vais la laisser.

- Tu devrais peut-être leur dire, à tous ces pauvres gens, se moque Kali en désignant les civils derrière moi d'un geste du menton. Que tu les mènes droit à leur mort depuis des mois.

- Je n'ai besoin de rien pour le tuer, répliqué-je alors sèchement. Je le tuerai de mes propres mains. Molly n'est pas morte pour rien, elle est morte au combat.

Kali soupire longuement, dramatiquement. Elle a l'impression d'avoir repris l'ascendant.

- Heaven... tu es devenue si prétentieuse. Tes faux principes de grand espoir du royaume te perdront, tu sais. Ils t'ont déjà perdue, en réalité. Tu t'es alliée à l'ennemi alors que tu sais aussi bien que moi qui a raison, ici.

Je la défie du regard, faisant un autre pas en avant.

- Et toi, tu sais très bien à qui je me serais alliée si Jorah n'était pas là. Ce sont tes principes, ta prétendue loyauté qui t'a perdue. Qui vous ont tous perdus.

Elle ne sourit pas et j'en profite pour continuer. L'air de la nuit fait frissonner ma peau, ma chair brûlant de mon sang qui bouillonne silencieusement.

- Tout ce gâchis, commenté-je en la toisant durement. Tout ce gâchis juste parce que vous êtes incapables de vous libérer de ce pauvre type. Juste parce que vous avez trop peur de vivre sans lui. Tu es dans son ombre depuis toujours et tu fais toujours semblant d'être son égale. Mais tu es son jouet. Son instrument. Tu es comme tous les autres, Kali, une esclave qui mourra qu'il se sera lassé de toi.

J'entends l'atmosphère craquer. Elle succombe sous mes yeux. Éclatant d'un rire enragé, elle lève dans l'air les racines qui enserrent les parents de Joyce et les abat violemment contre le sol. J'ai le temps de les voir se débattre faiblement, face contre terre, avant qu'ils ne disparaissent, engloutis. Mon cœur rate un battement mais je n'ai pas le temps de réfléchir. Le choc est violent dans le sol, et je tombe à genoux avant de me laisser déséquilibrer, mes deux mains s'enfonçant dans la terre.

Je vois Kali être propulsée en arrière, mais pas par le dôme. Là où les parents de Joyce sont, dans le sol, une lumière incandescente est en train de naître, parcourant de filaments orangés la terre, balayant la lueur de la lune. J'écarquille les yeux, comprenant que Kali vient de donner l'occasion à des Kitsunes d'ancrer leur énergie. Et je comprends surtout que j'ai eu la bonne intuition. Je n'attends pas qu'elle se relève et reprenne le contrôle de ses racines. Je tords mes doigts et entends le crissement de ma dague qui s'enfonce dans la terre comme je l'avais prévu, sachant ses flammes s'immisçant peu à peu dans ses failles. Je vois peu à peu la force des parents de Joyce irradier le sol et franchir toutes les limites du dôme, si profondément dans le sol que rien ne peut l'arrêter. C'est comme ça que je pourrai les libérer. Kali s'en rend compte, mais au lieu d'essayer de reprendre la main sur les racines, elle s'élance en avant, agitant dans ses mains ses bourrasques aux multiples couleurs des éléments. Elle a déjà établi son territoire et je crois qu'elle veut utiliser l'énergie des Kitsunes comme une défense. Le sol faiblit sous mes mains et je ne peux réprimer un sourire. Tout vibre, tout gronde, tout tremble, et je croise brièvement le regard du commandant avec qui j'ai parlé avant de lancer mon attaque. C'est le moment.

L'herbe sous mes mains s'illumine d'un blanc immaculé. Je vois les volutes de ma magie se lier à ceux qui émanent si profondément de la lame de ma dague. Je ne me laisse pas déconcentrer par le soudain bourdonnement violent de l'atmosphère du dôme, ployant sous l'attaque de Kali. Je sais que les les soldats à côté de moi redoublent d'efforts pour maintenir la protection, et je me décide à leur faire confiance. C'est leur mission. La mienne est toute autre.

Serrant les paupières, je crispe les mains sur la terre qui vibre sous mes paumes, percevant ses particules qui s'enveloppent autour de mes doigts. J'écoute seulement son battement régulier, sa respiration presque imperceptible. Mon cœur se ralentit, la flamme de ma magie remontant dans mon ventre en vagues de chaleur contrôlées. Ma peau est électrisée, et je sens l'élément se réfugier en moi peu à peu. Je perçois de nouveau le sol et ses racines, je vois de nouveau clairement le chemin jusqu'au cœur du pouvoir de Kali. Je sens combien le sol brûle, le grésillement du pouvoir des parents de Joyce si vivant que je comprends pourquoi Kali veut l'utiliser. J'entends leur magie, le son presque électrique de leur chaleur, l'étrange claquement métallique paraissant déformer toutes les plus infimes racines dans le sol. Kali savait ce qui battait en eux, et les ancrer dans le sol, c'est imposer un rythme à toute la nature. Mais je peux l'utiliser à mon tour. Alors je me concentre dessus et je tente de le rejoindre. Je tente d'établir un lien entre ma magie et la leur, mais mes flammes luttent pour sortir du dôme. Alors je respire calmement, et vois plus loin, plus profond dans la terre. Je laisse mon corps s'alourdir et je m'imagine engloutie à mon tour, si près des parents de Joyce. Je tente de m'imaginer irradier la même lumière calme, la même certitude. Leur sagesse se ressent sous mes doigts. Je vais les libérer. Je dois dépasser les barrières. Je dois m'unir à eux. Je dois arracher ces racines de leurs membres.

Je rouvre les yeux. Ma magie se déploie comme les branches d'un arbre, lumière céleste qui longe les étincelles des Kitsunes, slalomant jusqu'à Kali. J'entends ses pas comme si elle me piétinait directement, sens l'air craquer à chaque mouvement expert de ses mains. Le crissement du verre résonne dans mon crâne, et je devine qu'elle a réussi à franchir un des cercles d'énergie du dôme lorsqu'elle avance avec un sourire mauvais. Elle se bat d'arrache-pied à la surface tandis que mon combat se livre sous nos pieds. Comme le sang file dans les veines, mes flammes immaculées courent dans le sol et illuminent ses racines, fissurant la terre en son cœur. Je vois l'énergie des parents de Joyce irradier toujours plus fort le sol, leur lumière devenant plus un halo général qui se détache de mes éclairs, une onde silencieuse qui s'étend sans cesse. Un lourd choc fait trembler la base du dôme quand leur magie la franchit, et c'est à cet instant que je vois Kali se réjouir. Elle avait prévu ça, bien sûr. Elle me lance un regard noir, bondissant en avant et plaquant ses mains à son tour dans le sol, l'air déchaîné autour d'elle faisant voler ses cheveux rouges. Je garde les yeux rivés sur elle, mon regard s'accrochant au sien malgré les mètres qui nous séparent, et je peux presque percevoir d'ici les iris kaléidoscopiques qui m'avaient tant fascinés la première fois que je l'avais vue exercer sa magie. Maintenant, elle me paraît banale, évidente à comprendre. Je sais comment elle calque sa respiration à celle du vent, comment elle perçoit le battement du cœur de la terre, comment elle utilise l'eau dans son corps pour ne jamais perdre d'énergie, comment son sang bouillonne parce qu'elle garde en équilibre chaque élément dans son corps.

Je vois clairement ce qu'elle fait, parce que c'est exactement ce que je tente de faire aussi. Ayant la main prise sur la force vitale des parents de Joyce, elle les utilise comme une arme, leur magie éclairant son passage et m'empêchant d'atteindre leur cœur. Elle tient leur vie entre les mains, les racines de tout le sol autour d'elle dans le creux de ses paumes, et elle sait qu'il échappe à mes pouvoir, que la terre si tendre sous mes mains me parait se pétrifier comme de la pierre. Les éclairs qui naissent de ma main, si profondément ancrés dans la terre, se heurtent sans cesse à la destruction constante de Kal, la nausée me prenant le ventre dès que je tente de lutter contre les ondes magnétiques qui se dégagent du sol. Il ne cesse ne vibrer et de se fissurer, les racines jaillissant comme des tentacules dans l'océan, la terre pleuvant dans l'air, l'herbe s'envolant dans le ciel. Elle est en train de reprendre le dessus et je sais que les parents de Joyce sont en train de lui graver un chemin direct vers Érédia. Elle est en train de les tuer, elle est en train de les étouffer un peu plus pour faire appel à leur esprit. Mon cœur s'emballe, et ce doit être la panique du temps qui manque qui m'ôte toute incertitude de la poitrine. J'enfonce les ongles dans la terre, et je sens mon visage se déformer alors que je ferme les yeux.

J'ordonne à mon esprit de faire fi de la douleur, de toute sensation dans mes membres. Ce qui compte n'est plus mon corps mais ma magie. Je dois m'oublier, oublier où je suis, je ne dois faire qu'un avec l'élément que j'appelle à moi. Je dois être la nature elle-même si je veux pouvoir l'entendre me répondre. Je l'ai déjà fait, et je peux le refaire. Je respire de plus en plus lentement, j'enfonce mes mains de plus en plus profond dans la terre, sa fraîcheur faisant frissonner mes bras. Peu à peu, j'entends de nouveau le crépitement de ma cuirasse, identique à celui de mes flammes dans le sol. Là. C'est ça qui compte. Cette connexion. Le pouvoir de Kali est lointain, et je le vois comme en négatif, le miroir inatteignable de ma magie. Mais au lieu de me laisser effrayer par les ondes qui me repoussent dans sa maîtrise si parfaite du sol, je me rue dessus. Je prie la terre d'écouter mon cœur, je m'imagine ne faire qu'un avec elle, me désintégrer. Je suis un être organique, né de la terre. C'est elle qui me fait vivre et il est naturel qu'elle m'aide à présent.

L'air siffle dans mes oreilles mais le son est une mélodie. Le sol gronde, la terre me paraissant se fissurer sous mon corps, mais ce n'est que le grondement dans ma poitrine. Le sang qui bouillonne dans mes veines est ma magie qui bouillonne dans la terre. Je sens ma magie affluer, encore et encore, et il me paraît que la forêt entière m'appartient à présent. La résistance de Kali n'est plus qu'un écho lointain, et j'entends craquer ses racines à l'instant où je parviens à contrer une ses ondes magnétiques. Le silence se fait soudain dans mon corps, et je perçois comme une étincelle à l'instant où je sais que ma magie perce enfin le territoire de Kali. Le son résonne à nouveau dans tout mon corps, me ramenant à mes sensations, et il me semble que mes propres os craquent. Mes cheveux se hérissent sur ma nuque tandis qu'une sensation nouvelle me prend le ventre, faisant remonter un haut le cœur dans ma poitrine. Le craquement s'intensifie, et il me paraît entendre un bref gémissement au loin. Mon sang bout dans mes oreilles, la chaleur si intense qu'elle fait trembler mes membres.

Je rouvre les yeux brutalement.

- Tu es foutue.

Ma voix est rauque et à peine audible à mes propres oreilles, mais j'ai l'impression de hurler. Je laisse déferler ma puissance et je sens à présent que je remonte à la surface, juste assez pour frôler les racines que Kali possédait jusqu'alors. Je suis en train de la faire reculer. Je suis en train de redonner son rythme à la terre, et bientôt, c'est moi qui encerclerait les parents de Joyce. Les racines sous mes mains sont les cellules autour de mes os, la terre rien d'autre que ma chair qui frissonne.

Je vois Kali se relever lentement, tenant son ventre comme si elle avait reçu un coup dans les entrailles. Ses mains tremblent alors qu'elle les élève et que je comprends qu'elle veut m'ôter mon objectif, qu'elle sait que j'ai gagné. Elle va tuer les parents de Joyce pour que je n'ai plus de raison de vouloir m'approprier ses pouvoirs.

Soudain, alors que je fais mine de me relever, j'entends des cris déchirer la foule dans mon dos. Je me retourne, et étouffe à mon tour un cri lorsque je vois une silhouette enflammée foncer dans ma direction. Non. Pas enflammée.

Un esprit renard.

Joyce.

_ _ _ _ _

Voilà pour le chapitre 67 ! J'espère qu'il vous a plu !

Je suis tellement heureuse de pouvoir enfin faire revenir Joyce ahah, c'était long à écrire, j'espère que j'ai réussi à bien décrire :0

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top