Soixante-seizième Chapitre.
[Aube du mercredi 8 mars. Après un dernier moment d'insouciance dans les bras de Jake, Heaven est enfin sortie pour affronter la première phase de la guerre. Laissant presque tous ses amis, elle s'est dirigé avec Zac et Joyce vers les souterrains du château.]
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Le seul aperçu que j'avais eu des souterrains du château était la salle accordée à Jake pour sa transformation. Déjà impressionnante, elle n'est rien en comparaison à celle dans laquelle nous débarquons, guidés par un Stefen qui nous attendait avec impatience.
Le petit escalier ingénieux que nous avons emprunté n'est qu'un seul parmi tous ceux qui s'ouvrent à tous les coins de l'immense vestibule aux multiples débouchées. Je pensais me retrouver dans un bunker de survie, mais il n'en est rien. Des immenses colonnes construites dans la pierre s'étendent si haut que j'en distingue difficilement le sommet, construisant des arches donnant à l'endroit des allures de cathédrale illuminée aux torches aux flammes à la lumière miroitante, formant de longues ombres sur les murs de roche scintillante. À quelle profondeur nous sommes-nous enfoncés ?
Nous sommes loin d'être les premiers arrivés. La salle grouille déjà, tous les escaliers semblant recracher tous ces gens qui débarquent et ne savent pas si leurs proches à l'extérieur survivront. C'est ce qui a été décidé. Les enfants et les personnes incapables de se battre resteront là, pendant tout le temps qu'il sera nécessaire.
— Et si les sorties sont bouchées ? On les laissera mourir enterrés vivants ? ai-je osé demander au roi lors de la réunion.
— Heaven, tu crois qu'Érédia a connu combien de guerres depuis la construction de ce palais ? m'a-t-il répondu, cinglant, croisant les bras en s'enfonçant dans son fauteuil. C'est l'endroit le plus sécurisé de tout le royaume actuellement, sans compter qu'il est le seul à pouvoir accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes. Les sorties sont secrètes et ont été élaborées pour des situations d'urgence. Il y a déjà eu des occupations, des attentats et la ville a déjà été rasée sans que jamais les souterrains du château ne soit touchés. Ai confiance. Personne ne sera enterré vivant. On dit bien qu'être sous terre est la seule façon de survivre à l'apocalypse, pas vrai ?
Je n'ai rien trouvé à répondre. Et à présent, je regrette d'avoir fait cette remarque naïve. Si on le souhaitait, on pourrait construire un château souterrain dans cette roche. Je sens ma magie battre dans ma cage thoracique, comme si elle se répercutait sur tous les murs. Si je restais là, je pourrais dormir sans avoir peur de mourir.
— Mais Jorah a été roi lui aussi.
C'est Joyce qui a dit ça, parlant pour la première fois depuis notre arrivée dans la salle de conseil.
— Il connaît tous les passages secrets, a-t-elle ajouté sous le regard perçant d'Elijah. Il pourrait envoyer des Bannis s'infiltrer et leur ordonner de tuer tout le monde présent dans la pièce.
— Il n'en a aucun intérêt, ai-je répondu à la place du roi, la voix si basse que j'aurais pu être en train de me parler à moi-même.
Me tournant vers Joyce, j'ai repris une inspiration avant de poursuivre :
— Il ne veut pas tuer tout le monde. Il veut reprendre le contrôle du royaume. Il saura qu'on a mis en sécurité toutes les personnes vulnérables. En d'autres mots, il saura qu'on a mis en sécurité tous ceux qu'il veut garder en vie. La future génération du royaume qu'il dominera, et ceux qui ne seront pas capables de lui résister. Ce qui signifie qu'il pourra tuer quiconque sur son passage, et déverser autant de puissance qu'il le souhaite. On lui rend la tâche plus facile.
Joyce a soutenu mon regard de longues secondes avant de baisser la tête, se mordant les lèvres d'un air nerveux. Je n'ai pas repris la parole jusqu'à la fin de la réunion, tournant dans mon esprit la scène d'un Jorah ravi qu'on lui offre la possibilité de tout détruire en ayant mis en sécurité son futur royaume. Aurait-on dû laisser tout le monde dehors ? Aurait-on dû essayer de lui faire peur, en lui assurant que tout le monde préférait mourir que d'être sous ses ordres ?
Stefen m'arrache à ma contemplation, me tendant la cape sombre qu'on m'a promise tout à l'heure. Je l'enfile immédiatement, recouvrant ma cuirasse et mon attirail d'armes. Je vois Zac et Joyce s'en aller, suivant les parents de cette dernière et ma mère dans la foule. Je déglutis, observant leur dos jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans la masse. Je sais qu'on a convenu de ne pas faire d'aux revoirs solennels mais maintenant je suis toute seule, je ne peux empêcher mon cœur de serrer un peu. Juste un peu.
J'emboîte le pas de Stefen tandis qu'il m'assène de trop d'informations pour que j'ai le temps de les assimiler, et laisse mon regard balayer la salle qui se remplit peu à peu, le brouhaha ne faisant que monter, masquant bientôt le son de l'alarme. Je peux percevoir les vibrations dans le sol, ondes des chocs qui se font de plus en plus nombreux à l'extérieur, trouvant leur écho dans la roche si profonde dans laquelle nous sommes enfermés. Je ne compte pas les minutes qui passent, ma notion du temps depuis longtemps perdue, mais vois bien que tout l'endroit se calme et s'organise peu à peu, se préparant à la prochaine étape.
C'est lorsque je vois le premier blessé arriver et être apporté vers la porte menant à l'accueil d'urgence où Zac a été assigné que je réalise pour la première fois que le combat a réellement commencé. Je me tourne vers Stefen, et il soutient mon regard sans parler. Je sais que le plan est de garder les forces puissantes au cœur du château, de me cacher le plus longtemps possible avant que ma présence soit nécessaire à l'extérieur, mais je bouillonne. On doit attendre le moment propice, on doit économiser nos forces parce que notre véritable ennemi n'est pas encore là. On ne doit pas intervenir lors de la première phase. Je serre les dents. Jake et presque tous mes amis jouent leur vie pendant que je suis au chaud à attendre tranquillement. Je pourrais déverser un feu céleste sur tous les Bannis qui oseraient s'approcher de la frontière.
Je pourrais le faire, oui, et épuiserais mes forces comme on écrase des cafards sans savoir qu'ils continueront à proliférer tant qu'on aura pas détruit leur nid.
J'ai compris la leçon.
Plusieurs personnes viennent à ma rencontre, pour m'encourager ou me remercier, parfois pour me réprimander, me supplier, me parler de leurs proches en train de se battre à ma place dehors. Certains se mettent à genoux, d'autres doivent être écartés pour m'éviter de recevoir un coup. Je ne sais pas vraiment ce que je leur réponds ni si je les regarde vraiment, leurs mots flottant et passant au dessus de moi comme un bruit ambiant. Je crois que j'essaie de sourire une fois, en vain. Je reste aux côtés de Stefen et ai toujours un oeil sur les escaliers, attendant avec une impatience grandissante le moment où je pourrai enfin en emprunter un en courant.
Je vois à plusieurs endroits des disputes éclater entre les gardes et les civils, ces derniers suppliant de remonter ou d'aller chercher quelqu'un. Plusieurs jeunes, trop jeunes pour se battre, brandissent des couteaux probablement piqués dans leur cuisine et tentent de pousser les gardes pour aller au combat. Parmi eux, je suis surprise de reconnaître la jeune fille contre qui je me suis battue au centre d'entraînement. J'ai oublié son nom. Une fée, si je me souviens bien. À vrai dire, je suis plus surprise de la voir ici que je suis surprise de la voir confronter un garde. Et pour la première fois depuis que je suis arrivée dans cet endroit, j'écoute ce qu'il se passe.
— Je suis assez âgée ! Je vous le jure ! supplie-t-elle un garde qui reste de marbre.
— Si vous êtes ici, c'est que vous avez moins de quinze ans.
— Arrêtez vos conneries, j'ai quinze ans dans deux semaines, vous vous foutez de moi ? Tous mes amis sont dehors ! Ma mère est dehors ! Si vous croyez que je ne vais pas all...
Elle pousse le garde et rugit lorsque le camarade de celui-ci fait barrage et n'hésite pas à la tirer par le bras pour l'éjecter vers la foule. Ses yeux d'un violet rosé inimitable brûlent de rage et je la vois serrer les poings, tremblant de tout son long.
— Donnez moi votre sabre et je vous prouverai que je suis capable de tous vous tuer, peste-t-il.
— Tu ne tueras personne aujourd'hui, répond un autre garde avec monotonie, un autre enfant rebelle se balançant sur son épaule. Va avec les autres. Il y a manger et des lits si tu veux dormir.
— Allez en enfer.
Et c'est quand elle fait volte-face qu'elle m'aperçoit. Ses yeux s'écarquillent et elle fait un pas en arrière. Je la vois rougir avant qu'elle ne détourne le regard et s'éclipse, tentant de se fondre à la foule. Les gardes ne font donc plus attention à elle mais je la suis du regard, incapable de croire qu'elle ait pu se laisser faire aussi facilement.
Elle file entre les gens jusqu'à ce qu'on ne puisse presque plus la voir. Elle passe inaperçu, mais le blond de ses cheveux contrastant avec sa peau noire la rend reconnaissable. Je me tourne et Stefen me fait signe, mais je le fais taire d'un mouvement de la main. Je ne sais même pas pourquoi je suis curieuse. Elle ne parviendra de toute façon pas à sortir. N'est-ce pas ?
Je la vois regarder un point très clairement. Je devine alors facilement la sortie vers laquelle elle se dirige, assez peu turbulente car elle sert à acheminer les blessés.
Elle se met à accélérer, mais personne ne fait attention à elle dans cette foule grouillante de monde. Je me dis qu'elle va sûrement réussir à se faufiler entre les deux gardes occupés. Peut-être qu'elle va tenter de leur voler une arme.
Kaya. Je me souviens de son nom, ça y est.
Stefen bloque mon champ de vision.
— Heaven, les premières défenses sont tombées.
J'oublie instantanément Kaya. Mon cœur bondit dans ma poitrine et je me raidis. Tout fuse dans ma tête. Je n'arrive plus à respirer. La deuxième phase entre en action. Je pose machinalement mes doigts sur ma dague sous ma cape, et soutiens le regard de Stefen. Il hoche la tête.
— Alors je...
Mais je m'interromps. Parce que, du coin de l'oeil, j'aperçois de nouveau la tête blonde de Kaya qui se détache enfin de la foule, et me rends compte que sa main brille, de la poudre pailletée en tombant silencieusement au sol.
Elle passe derrière une colonne, dans la grande ombre que le feu d'une torche projette.
Et elle n'en ressort pas. Elle a disparu.
Mais la poudre tombe toujours dans le vide, semblable à la poussière percée par les rayons de la lumière. Elle est passée inaperçue, s'est tapie dans l'ombre et a disparu. Elle est devenue invisible.
Je secoue la tête, cligne des yeux, me demande si je suis en train d'halluciner.
Mais je n'ai pas le temps de me poser de question. Alors je m'élance vers la sortie, puisqu'après tout, je dois m'en aller, moi aussi.
Je suis les traces de poussière de fée, parce que je suis persuadée de ne pas rêver, même si je ne peux pas me l'expliquer. J'arrive à l'escalier. Les gardes s'écartent sur mon passage et je grimpe les marches quatre à quatre, mon cœur tambourinant dans ma poitrine alors que je sens la sortie approcher. Je vois toujours les très fines paillettes écarlates qui parsèment les marches devant moi, perçant l'obscurité comme des braises. Et je peux jurer entendre des pas, ténus dans les vibrations puissantes provenant du sol.
— Kaya ! me sens-je obligée d'appeler.
Je me maudis un instant en me rendant compte que je viens d'appeler quelqu'un parce que je crois qu'elle est devenue invisible. Mais à cet instant précis, les bruits de pas s'arrêtent brusquement, et je peux parfaitement imaginer la jeune fée se retourner vers moi d'un air estomaqué. Juste une seconde, avant que sa course reprenne et s'accélère.
— J'avais raison, soufflé-je à moi-même, stupéfaite. Bon sang...
Je veux l'appeler de nouveau, mais la porte de bois qui fermait le passage s'ouvre brutalement et je réprime un sursaut, me collant à la paroi pour laisser passer le brancard transporté par deux personnes aux visages perdus dans la pénombre. Je rabats alors ma capuche sur ma tête, faisant le moins bruit de possible comme si j'avais honte de prendre le chemin dans ce sens là. Je ne reprends ma respiration que lorsque je ne les entends plus, et reprends mon ascension le cœur encore plus lourd qu'il ne l'était déjà.
Et lorsque j'arrive enfin dehors, ce n'est pas la fumée que je remarque en premier, ni les cris, ni les explosions, ni le ciel qui s'éclaircit à l'horizon.
C'est Kaya, quelques mètres devant moi, faisant face à une rue déserte.
Elle se retourne et nous nous fixons en silence. Je la vois entrouvrir la bouche et faire un pas en arrière, comme si elle avait peur que je la traîne de force au sous-sol. Ses yeux brillent toujours, leur violet intense perçant la pénombre de l'aube. Et sa main, celle qui brillait quelques instants auparavant, saigne. Abondamment, et je fais malgré moi un pas vers elle pour m'assurer qu'elle va bien avant de me rendre compte que les gouttes qui tombent au sol brillent comme des fragments de rubis. Comme de la poudre, écarlate. Comme de la poussière, traversée par la lumière.
— Tu utilises ton sang ? fais-je, mais je le dis si bas que je me demande si elle m'entend.
Si c'est le cas, elle choisit de ne pas répondre. Elle prend la fuite et je la regarde partir sans oser la poursuivre. Un peu sidérée, je crois que je laisse passer des idées dans ma tête sans parvenir à les garder. Mon esprit est trop embrumé, je n'arrive pas à réfléchir ni à me concentrer. Je sais ce que je suis censée faire, à présent. Alors je respire, lentement, profondément, oubliant Kaya, oubliant le blessé sur le brancard, oubliant tout ce qu'il y a sous mes pieds. Je suis dehors. Je suis sur le champ de bataille. L'alarme retentit, et le dôme n'est plus là depuis longtemps. J'ajuste ma capuche, et je dégaine ma dague. Sous ma cape, je la sens s'enflammer, sa lumière bleutée crépitant dans mes veines si naturellement à présent. Je me retourne une dernière fois vers le château qui paraît bien loin à présent, vers la porte qui a disparu sous un tas d'herbes.
Puis j'entre en action.
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Voilà pour le chapitre 76 ! J'espère qu'il vous a plu !
Trop heureuse de poster deux chapitres en deux jours hihi :D je suis trop trop impatiente d'écrire et de vous faire découvrir la suite, la guerre et la fin sont là <3
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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