Soixante-quatrième Chapitre.

[Dimanche 5 mars. Après s'être téléportée par erreur près d'un lac, Heaven a dû confronter Jorah. Il a failli la tuer, mais elle est parvenue à reprendre le dessus dans un dernier élan de force vitale. Forçant un Banni à la ramener, elle s'est effondrée à l'entrée d'Erédia.]

_ _ _ _ _ 

Je crois que j'ai perdu connaissance, car je me sens ouvrir les yeux et mes sensations me reviennent en une violente convulsion. J'entends des cris au loin, étouffés par le bourdonnement dans mes oreilles. Je suis incapable de voir autre chose qu'un ciel flou, incapable de sentir autre chose que le froid de l'herbe dans ma nuque et la chaleur étouffante qui me prend la gorge. Je sens des spasmes incontrôlables me secouer et j'entends mon gémissement. Je vois une silhouette se pencher au dessus de moi et quand ses mains se posent sur mes épaules pour me clouer au sol, je me sens pousser un hurlement si fort qu'il me paraît déchirer mes organes. Je hurle et je pleure, je me débats dans le vide. Mon corps tremble et ne m'appartient plus, la douleur est si grande qu'elle n'est rien d'autre qu'un sifflement strident dans mes veines. Je sens ma peau brûler, mon sang remonter dans ma gorge et emplir ma bouche, je me sens m'étouffer, suffoquer, je sens les larmes qui brûlent mes yeux et me piquent les joues, brûlantes, de nouvelles lames écorchant mon visage. Je sens mes plaies béantes comme si on enfonçant des pieux dedans, comme si elles se multipliaient encore et encore et me déchiraient les tripes, le sang s'écoulant comme du feu. J'ai l'impression qu'on m'arrache les entrailles, qu'on me torture. Je suis incapable de m'arrêter de souffrir, incapable de retrouver le monde réel.

— Heaven ! entends-je brutalement dans mes oreilles.

La silhouette est de nouveau au dessus de moi. Elle vacille, ma vision tentant difficilement de se concentrer, de retrouver le contact à la réalité. Je sens de nouveau ses mains sur mes épaules et j'ai l'impression qu'elles se déboîtent. Je laisse échapper un sanglot qui résonne dans mon crâne où s'acharne déjà le battement insupportable de mon cœur. Je m'entends pleurer, et j'ai mal, si mal partout, si mal que je ne veux même plus revenir.

— Heaven ! répète la personne.

Jake, reconnais-je soudain. Mon souffle se coince dans ma gorge et je veux l'agripper à mon tour mais je n'ai pas la force. Je ne le vois même pas, je devine à peine les contours de son corps. Je veux l'appeler mais aucun son ne veut sortir en dehors des sanglots. Je crois qu'il tente de me rassurer, de me ramener sur la terre ferme, de me rappeler à lui, mais j'en suis incapable. Je ne distingue plus où je suis, je ne sais pas combien de temps s'est écoulé, je ne sais plus si je suis en dehors de mon corps ou non. J'ai oublié comment appeler ma magie, j'ai oublié comment sentir les éléments. J'ai oublié comment respirer.

La chaleur qui se diffuse brusquement dans le haut de mon corps me prend de court, me donnant l'impression qu'on m'arrache la peau. Je n'ai même plus la force de hurler mais ma respiration devient sifflante, un noeud ardent se coinçant dans le fond de ma gorge. Je me débats mais je sens que je ne bouge plus. Je me sens perdre toutes mes forces, et bientôt la chaleur atteint mon dos.

— NON ! m'entends-je supplier, mais Jake me plaque au sol encore plus fermement.

Non. Non. Pas mon dos. Les plaies me paraissent prendre feu, mais je ne peux plus bouger. Plus la chaleur se diffuse plus je perds connaissance. La douleur est trop intense. Non. En réalité, la douleur est en train de partir. Je suis en train de l'oublier parce que je suis en train d'oublier mon corps. Je veux appeler Jake, je veux le prévenir. Je veux m'excuser. Je veux lui dire que je retourne dans les limbes. Mais rien ne sort. Je sens tout mon corps s'engourdir, et soudain je n'ai plus chaud. Ma vision se brouille définitivement et je crois que je ferme les yeux. La dernière chose que je perçois est la sensation des doigts de Jake enfoncés dans la peau de mes épaules, me paraissant traverser ma cuirasse et brûler ma peau. La sensation reste là, suspendue dans l'air, jusqu'à ce que je m'en aille.

*  *  *

Avant même d'ouvrir les yeux, je sais que je suis dans les limbes. Sans pouvoir m'en empêcher, je me mets à pleurer et je pense à tout ce que j'aurais dû leur dire avant de partir. Je reste immobile et je ne veux surtout pas me lever, surtout pas regarder, surtout pas accepter. Je veux rentrer. Je ne veux pas revenir ici. Je ne peux pas mourir. Je suis fatiguée de mourir. Je veux juste être chez moi.

Je sanglote et quand je sens la main sur mon bras, je sais que c'est une sadique illusion de mon esprit. Je dégage mon bras, mais la douleur lancinante qui me parcourt alors me force à ouvrir les yeux. Mon sanglot s'étrangle dans ma gorge et je cligne des yeux pour m'habituer à la lumière. La douleur. Je sens ma respiration s'accélérer et l'instant d'après, j'entends mon nom. Quand je tourne la tête et que je la vois, quand je tourne la tête et que je les vois tous, je crois sentir mon cœur s'arrêter. Ma vue se brouille puis se rétablit, mon crâne luttant pour reprendre son équilibre.

— Quel jour on est ? m'entends-je demander d'une voix étranglée. Quel jour on est ?

— Le cinq mars, répond aussitôt Teresa en caressant ma joue. On est le même jour. Tu n'as dormi que quelques heures. On est aujourd'hui, Heaven. Tout va bien.

Je me fige, parcourue d'un frisson. Je la regarde et, incapable de parler, incapable de sourire, je fonds en larmes dans les bras que ma mère me tend.

— Tu as survécu, mumure-t-elle à mon oreille en devinant mes pensées. Tu n'es pas morte. On est tous là. Tu es en sécurité.

Je pleure de plus belle et je m'agrippe à ses bras. J'ai l'impression de ne plus pouvoir retenir mes émotions, d'être bien trop épuisée, bien trop désespérée. J'ai l'impression d'avoir le corps entier ouvert et qu'on joue encore avec mes tripes. J'ai l'impression d'être maculée de sang, de larmes et de terre, d'être sale jusqu'au plus profond de moi. Je n'ai jamais ressenti une pareille terreur. Je n'ai jamais autant cru que j'allais mourir alors que j'étais persuadée de survivre. J'ai voulu croire que j'étais prête à mourir face au dôme mais je savais pertinemment qu'il ne me tuerait jamais. Puis j'ai voulu croire que je survivrais face à Jorah.

Je sens mes sanglots me secouer alors que je repense à lui, alors que je veux écarter de mon esprit l'image de mon visage agonisant dans ses yeux.

Ma mère serre un peu plus contre elle, et j'enfonce mes ongles dans la peau de ses avant-bras, enfouissant ma tête dans son cou. Sa peau est douce et chaude, m'enveloppant et étouffant mes pleurs.

— J'ai cru que... sangloté-je.

— Je sais. Je sais. Mais tout va bien maintenant.

Je tremble encore violemment et elle me serre encore plus. Je sens son cœur battre dans son cou et je sens sa respiration dans le mien. Je m'ancre de nouveau à la sensation de ses bras autour de moi, à la sensation que mon cœur bat au rythme du sien. Elle effleure mon dos et je me raidis sous la douleur perçante, mais je me laisser aller dans ses bras, et je me laisse bercer jusqu'à ce que je n'aie plus la force de pleurer. Lorsqu'elle sent que je relâche ma prise, elle se détache un peu de moi et je parviens à lever la tête vers Jake qui se tient juste derrière elle. Je sens la main de ma mère caresser ma joue avant que Jake se baisse vers moi et me prenne à son tour dans ses bras, avec une telle douceur que nouveaux pleurs naissent dans ma poitrine.

— Je suis désolée, soufflé-je. Je suis désolée d'avoir disparu.

Il pose sa main contre ma nuque et je le sens trembler contre moi. Il m'embrasse le haut de la tête et les larmes coulent silencieusement sur mes joues. Lorsqu'il se retire doucement et qu'il prend mon visage dans ses mains pour me regarder, je sens tout mon corps s'affaisser et j'ai l'impression de ne tenir que grâce à lui. À présent, je peux le voir clairement même avec mes yeux encore embués de larmes. Je vois les contours de son visage mais aussi la lumière dans ses yeux et le mouvement de ses cils. Il n'est plus un amas flou, et je suis revenue à la réalité.

— Je n'en peux plus, Jake, murmuré-je si faiblement que je doute qu'il m'entende. Je n'en peux plus. Je ne veux plus de retrouvailles. Je ne veux plus avoir peur. Je ne veux plus.

Je soupire et les larmes brouillent de nouveau ma vue. Les yeux de Jake aussi sont humides et il secoue la tête à son tour.

— Plus jamais. Plus jamais.

Il m'embrasse le front, les joues, passe ses pouces sous mes yeux pour essuyer mes larmes. Je lève ma main pour faire de même, et il laisse son visage reposer au creux de ma paume.

Ma respiration se rétablit peu à peu sans que je ne quitte les yeux de Jake, puis je m'aventure à lever la tête vers le reste de mes amis entassés dans la pièce de l'infirmerie du château. Mes lèvres tremblent et tous les mots que je voudrais dire me brûlent la langue mais je suis incapable de les prononcer. Je vois Zac s'approcher de moi, et il me tend un verre d'une main au tremblement difficilement contenu. Je ne lui pose même pas de question avant d'en avaler le contenu. Je lui rends le verre et mes yeux se perdent dans le vide, sur l'espace invisible au dessus du sol à la lumière que j'ai l'impression de bien trop connaître. J'ai l'impression de revenir au même point à chaque fois. De ne jamais avancer. De toujours croire avoir surmonté le pire et me rendre compte que j'avais tort. D'affronter, encore et encore, sans voir le bout. Je ne sais pas comment je suis restée en vie. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans mon corps, comment j'ai pu lutter alors que j'agonisais, mais je n'ai pas envie de comprendre. Je crois que mon corps me maintiendra en vie jusqu'au bout, que mes limites sont au-delà d'une possible conception. J'ai mal à la tête, j'ai mal au cœur et j'ai mal à l'âme.

Que ma vie soit dure, que ma mort soit brutale, que mon âme soit paisible.

Je veux qu'elle soit paisible. Je veux pouvoir mourir et me dire que j'ai fait assez. Je veux pouvoir mourir pour de vrai. Je ne veux plus avoir peur. Je n'arrive pas à oublier la peur. Je veux oublier la peur. Je veux m'oublier, je veux tout arrêter. Je veux tuer tout le monde. Je veux mourir.

Je croyais avoir surmonté ça, mais pourquoi faut-il que ça revienne ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas simplement être en colère ? Pourquoi est-ce que je suis toujours triste, triste, infiniment triste ? Pourquoi ne puis-je pas m'aimer comme je le mérite ?

— Heaven, fait Zac au bout de mon lit.

Je lève les yeux vers lui, ravalant ma salive avec difficulté.

— Heaven, répète-t-il. Ça va être dur de revenir à la réalité pendant un moment, mais reste avec nous. D'accord ?

Je hoche la tête, lentement, trop lentement. Je balaie la pièce du regard et je ne remarque que l'absence de Joyce. Je veux qu'elle soit là. Je veux qu'elle soit là et qu'elle me sourie. Qu'elle me serre contre elle et me réchauffe comme le soleil.

— J'ai vu Jorah, déclaré-je d'une voix lointaine.

Ils se regardent tous entre eux.

— On le sait, répond Zac. Tu... tu as dit son nom.

— Ah.

Je baisse de nouveau les yeux sur mes mains couvertes de bandages, comme avant. Comme d'habitude. Je n'ai aucun souvenir de ce que j'ai dit. J'ai l'impression que je ne suis jamais sortie affronter ce dôme, que c'était un cauchemar. Que c'était il y a si, si longtemps. J'ai l'impression de venir de me réveiller des limbes. En début de semaine, j'étais encore morte. Ça ne va jamais s'arrêter, pas vrai ? Je ne serai jamais assez forte ? Assez solide ? Je ne comprendrai jamais la leçon ? On dirait que j'aime ça. On dirait que j'aime ça et que j'ai besoin de souffrir, besoin de contrôler et besoin que les choses échappent à mon contrôle. Je ne sais pas vivre sans avoir peur, alors dès que je me libère, je trouve un moyen de retourner à ce je connais.

J'aurais dû m'arrêter. J'aurais peut-être dû m'arrêter il y a bien longtemps.

Je serre les paupières, inspirant longuement, sentant mes poumons brûler comme si c'était un effort surhumain de respirer normalement. Je respire et je me concentre sur cette sensation essentielle, sur toutes les sensations dans mon corps, du picotement dans mes doigts de pieds à la migraine à l'arrière de mon crâne. Je suis là. J'ai retrouvé mon corps. Je suis là et je suis en vie et je suis en sécurité, et c'est tout ce qui compte. J'ai eu peur parce que j'ai été prise de court, parce que j'étais si concentrée, si préparée, si confiante ne rien n'aurait dû pouvoir se mettre en travers de ma route. J'ai failli mourir parce que j'ai été vidée, parce que j'ai essayé quelque chose de nouveau, quelque chose à quoi j'ai réussi à survivre, et c'est tout ce qui compte. J'ai failli mourir mais j'ai survécu, face au dôme, face aux Bannis, face à Jorah. J'ai survécu parce que je suis forte, parce que ma vie a de la valeur et que je le sais, parce que j'ai un avenir et que je me bats pour. J'ai survécu parce que je mérite de survivre. J'ai combattu et j'ai réussi. J'ai combattu jusqu'à épuiser mes forces mais je suis encore là. Je n'ai fait aucune erreur. Je n'ai fait aucune erreur. Je suis vivante et je continuerai de l'être. Je ne dois pas être triste, je ne dois pas être en colère. Je dois être soulagée et fière. Je dois me calmer parce que si ma peur gagne, il gagne. Mon désespoir est normal, il revient dès que je faiblis. J'ai le droit de faiblir. J'ai le droit de me perdre, j'ai le droit de m'oublier. C'est normal, c'est naturel, et je vais guérir. Je vais guérir, je suis train de guérir. Je dois me faire confiance, quoi qu'il se passe.

Je rouvre les yeux, et expire lentement. Je fais rouler mes épaules, penche ma nuque pour la détendre. Je me rends compte que j'ai posé la main sur mon cœur, et l'abaisse tranquillement en regardant chacun de mes amis. Je considère leurs visages crispés, leurs yeux sombres, et je les vois tous s'animer peu à peu. L'énergie paraît palpable, aussi lourde que le silence, alors je perçois aussi le moment où elle se réchauffe.

— Je vais me remettre rapidement ? demandé-je d'abord à Zac.

Il hoche la tête.

— Tu seras en meilleure forme dès ce soir.

— Ce soir ? répété-je, abasourdie.

Il ne réprime pas un sourire amusé, et j'agite la tête sans comprendre.

— Jake a absorbé beaucoup de ta douleur pour pouvoir t'endormir, m'explique-t-il en lui lançant un regard. Et... et Teresa a dit que ta magie avait eu de la chance de l'avoir, elle. Et puis, ne sous-estime pas les vitamines !

Je reste bouche bée, et les regarde tous les trois sans savoir quoi dire. Je me souviens maintenant de la sensation des mains de Jake sur mes épaules. Je croyais que j'étais en train de me consumer et que j'étais en train de mourir, mais j'étais juste en train de m'assoupir grâce à lui. Mon ventre se tord. Je ne veux pas imaginer ce que ça a été pour lui de me voir agoniser et prendre ma douleur comme si elle était sienne, de sentir jusque dans ses os la destruction qui faisait rage en moi.

— Non, plus sérieusement, reprend Zac. Tu vas dormir encore quelques heures qu'on puisse relancer ton système. Mais oui, ce soir ça ira mieux. La cuirasse que le roi a fait concevoir est vraiment efficace, c'est assez surprenant. Elle agit comme un bouclier mais aussi comme une sorte de réserve, et ton énergie ne t'a jamais quittée tant qu'elle était contenue dedans. Sans elle, tu...

— Jorah a quand même réussi à me blesser à travers elle, noté-je amèrement.

Ils échangent tous un nouveau regard contrit, et c'est ma mère qui prend la parole cette fois :

— Ton dos guérira, Heaven. Tu as quelques côtes cassées et beaucoup d'hématomes mais la plupart de tes plaies vont se refermer très vite.

Je déglutis douloureusement, sentant un picotement désagréable courir le long de ma colonne vertébrale.

— Il n'aurait jamais fait ça avant, lâché-je. Il ne m'aurait jamais blessée en utilisant d'autres choses que ses propres mains. C'était...

Ma voix se bloque et je sens mes mains trembler.

— Il avait envie de me voir saigner, conclus-je simplement.

— Tu te vengeras, intervient soudain Tyssia, blottie contre Kaleb à côté de la porte.

Je hoche la tête.

— J'ai réussi à m'enfuir dans l'état dans lequel j'étais. Il sait aussi bien que moi qu'il n'a aucune chance face à moi si je suis en pleine forme. Ce que j'ai fait aujourd'hui...

Je m'arrête brièvement, me mordant les lèvres en tentant de me remémorer de chaque sensation, chaque geste, chaque instinct réveillé au plus profond de moi.

— Je me suis téléportée, fais-je d'une voix encore rauque. J'ai réussi à me téléporter. Comment c'est possible ?

Zac hausse les épaules.

— Tu dois en parler avec le roi. Il... il est le seul à connaître le pouvoir de son dôme et l'étendue possible des tiens.

— Mais ce n'était pas volontaire, commenté-je. J'ai laissé ma magie prendre le contrôle. Et Jorah m'a dit qu'il m'avait appelée. Et si le pacte de sang faisait encore effet mais d'une autre manière ? Et si...

— Il ment, Heaven, réplique ma mère.

Je lève les yeux vers elle et elle croise les bras d'un air exaspéré.

— Il ne t'a pas appelée parce que je l'aurais senti aussi. Tu ne t'es pas sentie appeler. Tu as senti que tu franchissais le dôme. Il n'y a rien qui te contrôlait à ce moment là. Jorah joue avec toi parce que c'est ce qu'il fait.

Je soutiens son regard, le silence retombant dans la pièce. Je sens encore l'écho de sa présence en moi, je vois encore ses flammes s'unir aux miennes.

— Teresa nous a déjà expliqué ce qui s'était passé, déclare alors Zac en se levant de mon lit. On n'en a pas encore parlé au roi.

— Ne lui en parlez pas, réponds aussitôt. Pas tout de suite. On doit d'abord comprendre, s'entraîner, faire je ne sais quoi mais ne lui dites rien.

Zac hoche la tête immédiatement et tout le monde fait de même. J'expire profondément et passe les mains sur mon visage, reprenant tant bien que mal mes esprits.

— Qu'est-ce qu'il a à dire à propos de tout ça ?

— Pas grand chose, en réalité.

— Il a eu peur, intervient soudain Isis.

Tout le monde se retourne vers elle, interloqués. Elle lève les mains au ciel comme si elle ne devait pas avoir à expliquer l'évidence.

— Quoi ? On ne l'a pas vu quand elle était face au dôme mais on l'a vu quand elle a disparu. On a vu quand elle est revenue. Il n'a pas bougé, les gars. Il était en état de choc, non ?

Personne ne répond, mais je les vois tous acquiescer lentement.

— Repose-toi, Heaven. Tu y penseras plus tard.

Je veux répondre à Zac mais je me rends compte que j'en suis incapable. J'ai l'impression que tout le poids de mon corps augmente et je me laisse tomber lourdement dans le lit. Je sens la chaleur qui se diffuse dans mes veines et pendant un instant avant de m'endormir, j'ai enfin l'impression d'être calme.

*  *  *

Mes pas résonnent dans le long couloir. J'ai l'impression que la dernière fois que je l'ai emprunté était il y a une éternité. Je marche lentement, ne voulant brusquer aucun de mes membres endoloris. Je suis encore stupéfaite de pouvoir me lever et avoir l'esprit clair aussi vite. Mais après tout, j'ai fait un discours devant tout Érédia vingt-quatre heures après avoir ressuscité, alors j'imagine que tout est possible.

Cette fois, je garde la tête haute lorsque je me faufile entre les gardes postés le long des murs. Je frappe sans hésitation sur la grande porte massive qui me fait face et je ne suis pas surprise quand elle s'ouvre seule.

Je suis d'abord frappée par le froid, puis par le silence de plomb qui semble absorber toute la vie de la pièce. Puis je vois les débris au sol, les morceaux de verre jonchant le marbre, réduits parfois à de la poussière étincelante parsemée sur les livres déchirés et le bois fendu. Gardant les yeux rivés au sol avec effroi, je fais instinctivement un pas en arrière. La porte claque dans mon dos.

— Reste.

Sa voix tombe au sol sans écho, son poids si fort qu'il n'offre aucune échappatoire. Je relève la tête et je le vois enfin, mains liées dans le dos et le regard éternellement dirigé vers son grand balcon, sur l'horizon sans contours de son royaume.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? osé-je demander en avançant vers lui, le verre crissant sous mes pieds.

— Tu m'as pas mal amoché, se contente-t-il de répondre. C'est ce que j'attendais, après tout. Bravo.

Je ne m'empêche pas de grimacer face à l'amertume dans sa voix. Il me jette un regard par dessus son épaule et je m'immobilise, restant pantoise au centre de la pièce.

— Tu as l'air en forme, commente-t-il.

— C'est une blague ?

— Non, soupire-t-il. Tu as vraiment l'air en forme. Tu aurais pu mourir.

— À cause du dôme ?

Il soutient mon regard avant de répondre.

— Non, Heaven. Le dôme ne t'aurait jamais tuée. Et tu le sais. Tu allais y arriver.

Je déglutis, serrant brièvement les poings en faisant un autre pas un peu titubant parmi les débris de ses fenêtres.

— On m'a dit que vous aviez eu peur.

Il laisse échapper un ricanement et lève les yeux vers le plafond.

— Oui, j'ai eu peur. J'ai eu peur parce que j'ai vraiment cru que la téléportation allait te tuer.

— Est-ce que vous pouvez m'expliquer ? demandé-je après une hésitation.

Il ne répond pas tout de suite. Il attend que j'arrive près de lui. Il ne me regarde pas, mais je vois sa poitrine se soulever puis s'abaisser lentement, comme s'il essayait de contrôler sa respiration.

— Ce n'était pas de la magie noire, si c'est ce qui t'inquiète.

Je ne peux résister à un soupir de soulagement.

— Si ça en était, continue-t-il, je ne suis pas sûr que tu aurais réussi à combattre Jorah. Il l'aurait senti et crois moi qu'il ne t'aurait pas... qu'il ne t'aurait pas fait ça.

— Je crois que je pensais toujours qu'il n'oserait pas me tuer parce que j'étais trop précieuse. Mais c'est fini. Il pense vraiment pouvoir réussir sans moi, pas vrai ? Il sait que vous avez encore besoin de moi mais que lui non. Il n'a plus peur et il était prêt à m'achever là-bas, à terre comme si je n'étais rien.

Je sens le roi se raidir, l'air se mettant à vibrer contre mes tympans.

— J'ai atterri au lac dont on a parlé hier. Il était là. Il a dit qu'il m'avait appelée, qu'il voulait venir me chercher.

— Il n'aurait pas pu venir te chercher ici, tu étais trop près du dôme. Tu étais à quelques centimètres. J'ai senti le moment où tu as franchi la dernière barrière mentale, et je crois que c'est à ce moment que ton esprit a pris le contrôle sur ton corps. J'aurais dû me douter que ça pourrait arriver. La défense principale de ce dôme repose sur mon pouvoir de soumission, et alliée à ma maîtrise de l'air, il est normalement impossible d'avoir assez de volonté pour la franchir au risque de perdre la tête et de suffoquer. Mais comme Jorah, tu as un lien avec la pensée, tu as un lien avec la soumission que tu le veuilles ou non et la télépathie a toujours donné une voix à ton esprit. J'aurais dû me douter que si tu parvenais à franchir cette dernière barrière, tu allais pouvoir faire disparaître ton corps. Et évidemment que ton esprit t'a menée là où ton cœur était. Il t'a menée à Jorah parce que c'est la cause de ton plus profond combat, Heaven. J'aurais dû m'en douter, répète-t-il en passant une main sur son visage.

Je le regarde sans mot dire, étudiant la tension dans ses traits et la raideur de tout son corps. Il paraît sur le point d'imploser.

— Mais je sais maintenant où je dois m'améliorer, note-t-il. Je dois renforcer la surface, parce que Jorah aussi arrivera à franchir les barrières mentales.

Il masse l'arête de son nez, et ouvre un seul oeil pour m'étudier. Son regard perce le mien, faisant courir un frisson le long de mon échine.

— C'est la téléportation qui aurait pu te tuer, Heaven. D'accord ? C'est pour ça qu'elle est normalement impossible. Ce n'est ni le dôme ni Jorah qui t'ont autant affaiblie. C'est l'altération de tout ton corps, la négation de tout ton être, l'abandon de tout ce qui te constitue. Tu ne l'avais jamais fait seule avant. C'est ça qui t'a détruite et pas le reste.

Je me sens respirer plus difficilement, et détourne mon regard du sien pour empêcher mon cœur de s'emballer.

— Je sais, réponds-je sans trop de conviction. Je sais. Mais je sais aussi qu'avant que je ne disparaisse, j'étais en train de me forcer à oublier toute la douleur dans mon corps. Je me suis dissociée parce que je savais que si je m'écoutais, j'abandonnais. Je ne sais pas dans quel état j'aurais atterri à l'intérieur du dôme dans tous les cas.

Le silence flotte dans l'air pendant un instant avant que je lève la tête vers lui et poursuive :

— Mais c'est bien. C'est ce qu'on voulait. Je ne plaisantais pas quand je disais que j'espérais que le dôme serait assez puissant pour mettre Jorah assez longtemps pour qu'on puisse lui transpercer le cœur.

Le roi baisse les yeux moi et met quelques secondes avant d'acquiescer.

— Tu as réussi, Heaven.

_ _ _ _ _ 

Voilà pour le chapitre 64 ! J'espère qu'il vous a plu !

J'aime bien écrire ces chapitres où on voit le cercle vicieux dans lequel ils sont tous pris, ça participe vraiment au sentiment d'épuisement de la guerre :) Je sais pas, j'apprécie ces petits moments psychologiques ahahah

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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