Soixante-neuvième Chapitre.

[Nuit du lundi 6 mars. Joyce est parvenue à libérer ses parents, soutenue par Heaven et tous les soldats à la frontière du dôme. Inondée de pouvoir, la Kitsune s'est effondrée en larmes, laissant Heaven démunie.]

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Mon cœur bat la chamade dans l'instant où je reste paralysée, hésitant entre prendre Joyce dans mes bras et m'enfuir pour vite atteindre le château. Mais, quand je sens qu'on me tire par l'épaule et qu'on me pousse en avant, je ne cherche même pas à voir qui m'empresse de m'en aller. Je ravale mes sanglots et je pars en courant, fendant la foule et m'éloignant peu à peu de Joyce, toujours à genoux sur l'herbe qui était il y a encore quelques minutes aussi lumineuse que le soleil.

Mes yeux me brûlent et je sens que je m'essouffle trop vite, laissant la panique prendre ma poitrine malgré moi. Les pensées fusent dans mon esprit et mon cerveau me paraît s'alourdir à mesure que je cours sans quitter le château des yeux, ne sachant même pas vers quoi je m'engage. Kali a réussi à nous faire perdre beaucoup de temps avec sa pathétique diversion, et je suis sûre qu'elle se remettra très vite de la frustration d'avoir vu une Joyce imprévue débarquer. Je ne sais pas si j'aurais réussi sans elle. Et je ne veux pas imaginer les conséquences qu'auraient eu mon échec.

L'énergie vient du ciel, m'a dit le commandant. Comment ça, du ciel ? Si Jorah tente d'atteindre le dôme par le haut, j'ai du mal à imaginer comment il compte atterrir à Érédia. Et si le dôme est peut-être faillible au plus près de la terre, haut dans les airs, il est incassable. Je fronce les sourcils, tentant de déchiffrer leur stratégie. Ils ont toujours voulu attaquer de front, compter sur la force brute et les possibilités de la magie noire pour nous prendre par surprise. Ils ont changé de tactique pour faire face à la protection trop efficace du roi, mais je n'arrive pas à imaginer leur prochain mouvement. Je suis trop perturbée, encore sonnée, encore enragée et frustrée. Je veux qu'ils rentrent. Je veux les affronter. Je n'en peux plus d'attendre.

Je prends un virage un peu trop rapidement et me rattrape de justesse sur quelqu'un qui me lance un regard noir. Je ne perds pas de temps à m'excuser et je reprends ma course, ma dague pulsant dans ma paume. Je ne sais pas si je dois me préparer au combat ou à une scène macabre. Je ne sais même pas si je vais trouver quelque chose.

À cet instant, un nouveau choc retentit au sein du dôme, et il s'illumine encore brièvement, des éclairs identiques se diffusant à sa surface. Je les prends en repère, accélérant sans jamais regarder en arrière. Je sais qu'on a tout prévu, on doit pouvoir se débrouiller, on doit pouvoir sauver tous les gens ici. Il n'y aucune raison pour que Jorah parvienne à traverser le dôme maintenant, et encore moins pour qu'il pense pouvoir le traverser et se battre après. Il sait très bien ce que ça lui fera. Il l'a vu sur moi. Il l'a senti en moi. Un sanglot de colère se coince dans ma gorge et je sens ma vue se brouiller, mon corps entier tendu sous l'angoisse.

J'arrive enfin à la rue principale, et quelques centaines de mètres plus loin se tiennent les majestueux escaliers extérieurs du château du roi. Je bifurque, empruntant un raccourci que j'ai aperçu lorsque je traversais les toits avec Isis. Et enfin je parviens à voir l'autre côté du dôme, la surface miroitant doucement à quelques dizaines de mètres du côté nord-est de la forêt. Je ralentis le pas, juste pour pouvoir observer en cas d'intrusion ennemie.

La première chose que je vois est une large troupe de soldats, tous à l'uniforme des plus hauts gradés du château. Chacun porte une cuirasse similaire à la mienne, et tous ont les bras tendus devant eux comme s'ils repoussaient quelque chose. Je m'approche, dos à un mur dans l'ombre, et plisse les yeux pour mieux voir. La pénombre de la nuit tend difficile l'analyse de la situation, et je prie pour que le soleil se lève plus rapidement.

Un nouveau choc. Cette fois, je vois plus clairement l'origine de l'impact. C'est bien le ciel, l'endroit où le dôme se courbe pour retrouver son point culminant.

Je lève les yeux à ma droite et je vois le château qui s'élève haut dans le ciel. De plus près, on peut se rendre compte que la stabilité de la protection qui le recouvre est totalement perturbée, ses ondes habituellement calmes paraissant s'affoler à présent, comme tentant de retrouver un équilibre disparu avec son créateur. Je presse le pas et sors de la pénombre pour approcher des troupes. Je ne vois aucune silhouette en dehors du dôme. Je ne peux même pas discerner la forêt, la nuit étant anormalement opaque. Je m'approche un peu plus, sentant encore de faibles vibrations descendre du sol. Je tente d'apercevoir un visage familier, n'importe lequel de mes amis, ou le roi, en vain. Puis, je reconnais enfin Stefen. En tête de file, dos tourné à la forêt et distribuant des instructions, le visage fermé. Je déglutis. Les autres ne doivent pas être loin. En m'approchant un peu plus, j'arrive à voir Nadia dans la foule, les yeux fermés et le visage près du sol, semblant écouter et surveiller les mouvements de terre. Je parviens à compter les personnes présentes, une vingtaine environ. Je me sens ralentir. Ils sont tous immobiles. Anormalement immobiles. Quand je me me décide à sortir de l'ombre et m'avancer clairement vers eux, je chasse le mauvais pressentiment de ma poitrine.

Mais dès que Stefen m'aperçoit, il blêmit et je me fige lorsqu'il qu'il se met à accourir vers moi. Toute la troupe se retourne vers moi et je vois leurs visages s'éclairer, comme s'ils m'attendaient. Je le savais. Je savais qu'ils fallait que je me dépêche. Je n'aurais pas dû rester là-bas, je n'aurais pas dû perdre de temps Mon cœur bondit dans ma poitrine alors que Stefen s'approche de moi à grands pas. Je vois enfin mes amis, Tyssia, Kaleb, Thaniel et Isis. Ils sont regroupés plus à gauche, abrités par un arbre dont les branches frémissent de la lueur iridescente du dôme. Je croise le regard de Tyssia et elle fait mine de s'élancer vers moi, mais reste clouée au sol, échangeant avec Kaleb un coup d'oeil angoissé.

— Heaven ! m'interpelle le conseiller du roi en arrivant à mon niveau.

Il est pâle mais ne trahit pas de panique absolue, juste une froideur nécessaire. Je vois dans ses yeux une fureur contrôlée, une nervosité masquée par des années d'expérience. Il me prend le bras et je ne bronche pas, le suivant en me remettant à courir vers le dôme. Alors que nous arrivons au niveau de la garde rapprochée, et que je reconnais enfin quelques visages du conseil de guerre, Stefen lâche :

— Elijah est dehors. Il est en train de perdre le contrôle.

— Quoi ? hoquetté-je avec horreur.

— Personne ne peut sortir. Jorah n'est pas loin. Elijah l'a senti et est sorti sans rien dire en rendant totalement infranchissable la barrière.

— Pourquoi...

— Pourquoi on n'a pas essayé de la franchir autre part ? Personne ne peut bouger, Heaven. Il a soumis leurs esprits. Je viens d'arriver trop tard, j'étais occupé à empêcher une intrusion vers...

— Il est sorti, répété-je d'un air absent, regardant de nouveau au-delà du dôme. Je comprends alors que ce qui est opaque n'est pas la nuit mais la surface de sa création.

— Il est sorti et il faut le ramener, parce que si Jorah se bat avec lui, les protections de la ville ne tiendront pas assez longtemps. Il est train de mettre notre plan en éclats.

— Pourquoi est-ce que...

Ma propre voix me paraît lointaine, un écho dans mon esprit brouillé. Je cligne des paupières, secouant la tête pour éclaircir mes pensées, mais je sens la pression augmenter dans ma poitrine. Je tourne sur moi-même, observant chacun des soldats paralysés, la rage déformant leurs visages. Je vois Nadia et je me rends compte qu'elle pleure, murmurant des paroles inintelligibles. Ils pensent que le roi a perdu la tête. Qu'il les a abandonnés. Qu'il les a condamnés. Le dôme va disparaître et ils seront les premières victimes. La troupe la plus forte du royaume, forcée à se regarder mourir sans pouvoir rien y faire.

— Je vais aller le chercher, affirmé-je alors en arrimant mes yeux à ceux de Stefen. Vous restez ici pour les protéger si...

— Oui, répond-il froidement. Je t'attendais.

Je ne cherche plus à comprendre, ni à poser de questions, ni même à réfléchir. Nous n'avons plus le temps et je ne veux pas perdre une seule seconde à me demander pourquoi je dois agir. Je sais quelle est ma mission, et il est hors de question que je laisse Elijah la mettre en péril. Je comprendrai ce qui lui est passé par la tête plus tard.

Je marmonne avec colère, mes tympans vrillant sous la pression qui augmente alors que j'approche de la surface si sombre du dôme. Je ne me retourne plus et je reprends ma respiration, doucement, comme je l'ai appris. Tout est si automatique à présent que j'en suis moi-même déroutée. La sensation de l'air qui m'agrippe et me résiste devient presque agréable, si familière qu'elle me paraît aussi naturelle que celle de l'air qui court entre mes doigts. Je n'ai pas peur du dôme, je n'ai pas peur d'Elijah. Il est en train de laisser la tempête prendre le dessus, de se laisser gagner par la présence venimeuse de Jorah, son ombre planant sur chacun des gestes de son frère. L'opacité de l'air n'est que le reflet de la nuit, ce n'est que sa face cachée, la plus profonde. Et je crois que c'est aussi la fragile. Parce qu'elle n'est pas masquée par la pureté immaculée des Sylphes, parce qu'elle naît du cœur de la magie noire, qu'elle est simplement la manifestation de son tourment. Son esprit est torturé. C'était à prévoir. Il savait, il sentait sa force vaciller dès qu'il réfléchissait trop, dès qu'il se souvenait qu'il avait commis l'irréparable.

J'avance et mes pas sont étouffés dans l'atmosphère, le silence devenant total. Je n'entends même plus ma respiration. Je n'entends plus mon cœur battre. Je pose ma main sur ma poitrine, juste pour m'assurer qu'il est toujours là. Je descends la main sur mon ventre, là où brûle ma magie sous ma cuirasse. Je laisse le halo de ma dague s'intensifier et remonter le long de mon bras, illuminant assez mon corps pour me rassurer. J'avance et je sens que l'air s'alourdit et s'assombris, que j'ai atteint les cercles intérieurs, que j'approche de la sortie. Je repense à la façon dont la surface a ondulé lorsque nous avons dû ramper. Je me remémore les gestes gracieux des doigts du roi, du mouvement de l'herbe aspirée à l'extérieur, la terre absorbée, dépendante. Je m'arrête progressivement et je relève la tête, faisant face au néant. Je lève les bras en croix, comme je l'ai fait hier. Je me sens frémir, mais je chasse les souvenirs qui remontent dans mon corps. Je chasse mes pensées, je bloque mon esprit. Je ne suis pas à l'extérieur. Ce n'est pas une épreuve. Je ne risque rien. Je n'ai rien à prouver. Je suis vivante et je le resterai.

Je ferme les yeux, et je prononce le nom d'Elijah. Je n'entends pas ma voix mais je perçois l'infime vibration dans l'air, mes mots semblant se suspendre dans l'espace avant de disparaître. Je l'appelle de nouveau, et je l'imagine de l'autre côté, immobile dos à sa création, face à la forêt, face à son royaume, face à son frère. Je l'appelle et je fais un nouveau pas, cette fois si près que je sens l'air chauffer légèrement, mes joues picotant sous le changement de température.

Je suis surprise de la facilité avec laquelle je me dissocie de mon corps. J'oublie mes sensations et je ne suis plus que l'air, comme si c'était la chose la plus évidente à exister. Je suis l'élément qui m'entoure et j'en suis si persuadée, si sereine, que je sens qu'il me répond positivement. Je n'ai plus peur et ça change tout.

La magie m'enveloppe doucement, prudemment. Je ne perçois plus mes membres mais c'est comme si la lumière s'éveillait peu à peu derrière mes paupières, comme si elle remontait à la surface, frôlait mes limites pour faire de moi un être fait uniquement d'énergie.

J'ai l'impression de flotter et pendant un instant, je me dis que j'aimerais bien rester comme ça éternellement. Suspendue dans le temps et l'espace, hors de mon corps et de mon esprit, réchauffée par l'air et la si paisible magie dans mon ventre, loin des tourments de mon âme. Je me dis que si je restais assez longtemps, peut-être que je finirai par disparaître, me dissoudre dans l'atmosphère, m'unir au plus pur des éléments. Je me dis que je suis bien, dans le noir, baignée dans la lueur lointaine de la magie.

Puis le froid m'envahit. Me prend la gorge, m'enveloppe les os, me serre les entrailles. Je retrouve mon corps et je n'ai pas le temps de suffoquer, je suis éjectée sur l'herbe gelée, que je peux à présent voir à la lueur de la lune. J'écarquille les yeux, me retournant brutalement vers le dôme, retrouvant mes esprits si rapidement qu'un vertige me secoue. C'était comme la mort, me dis-je avec effroi. Cet éloignement progressif, cet endormissement rassurant, ce néant si peu effrayant. Je frissonne et je détourne les yeux de l'obscurité, retrouvant la forêt baignée dans la lumière de l'aube qui approche enfin. L'aube. Combien de temps je suis restée en suspend à la limite du dôme ?

— Elijah, appelé-je de nouveau, et le son de ma propre voix me fait sursauter.

Je cligne des yeux pour m'habituer à la lumière, appelant prudemment le roi en avançant.

Je sens ma respiration s'accélérer alors que je dois m'approcher de la forêt, s'étendant sous mes yeux comme un éternel territoire ennemi à présent, plongé dans une pénombre terrifiante. J'imagine des silhouettes cachées, des ombres furtives. Je m'imagine encerclée de Bannis qui me fixent de leurs yeux vides, j'imagine Jorah tout près de moi, fondu dans le mouvement de l'air. Je sais qu'il est là. Je le sens au creux de mon ventre comme Elijah peut le sentir.

Puis, soudain, je le vois. Le roi, dos à moi, quelques mètres devant, entre deux arbres qui brillent étrangement. Je déglutis et m'empêche de l'appeler, m'approchant de lui en levant instinctivement ma dague en position de défense. Sur le qui-vive, je laisse la magie remonter sur ma peau, prête à frapper à tout moment. Mes pieds frappent silencieusement le sol et je sais que la terre me répondra si j'en ai besoin. Le feu brûle juste derrière mon cœur et je sais qu'il l'enveloppera dès que je l'appellerai. L'eau coule dans mon corps aussi naturellement que le sang. L'air murmure à mon oreille, me rappelant que personne ici ne le maîtrise mieux que moi.

Lorsque j'arrive au niveau d'Elijah, je réprime un sursaut. Il n'y a en lui presque plus rien de l'homme que je connais. Sa peau translucide laisse apparaître toutes ses veines, la silhouette diaphane du Sylphe s'élevant de lui, si proche de la surface qu'elle efface ses traits. Son visage n'est plus qu'un puits d'une lumière vacillante, ses deux yeux seulement identifiables à ses pupilles dilatées. Son bras de verre est à peine discernable tant toute sa peau semble sur le point de se briser, tant il semble que sa chair disparaît au dessus de l'énergie ondulant en son cœur. Il est immobile et totalement absent. Il ne voit ni n'entend rien, le regard rivé sur l'horizon, sur les tréfonds d'une forêt dont on distingue à peine les arbres. Je frissonne, m'empêchant de regarder au dessus de moi pour vérifier si quelqu'un est perché sur une branche. Ce silence est encore pire, parce que je ne fais qu'attendre le moment où il sera brisé par un hurlement.

Le roi ne me regarde pas, et quand je prends mon courage pour toucher son épaule, je suis surprise d'à quel point la sensation de sa peau est ténue, sa cuirasse presque totalement invisible. C'est comme s'il n'était déjà plus là.

— Elijah, dis-je cette fois fermement, ma voix résonnant tout autour de nous. Réveillez-vous.

Je grimace de frustration, sachant pertinemment qu'il ne m'entend pas. Qu'est-ce qui lui arrive, bon sang ? Je regarde enfin autour de moi, ne percevant aucun mouvement ni présence alentour, la forêt paraissant plus vide qu'elle ne l'a jamais été. Je pivote et je me place juste en face du roi, frémissant malgré moi quand j'essaie de capter son regard qui me traverse totalement. Je prends ses deux épaules et je sens un froid intense rejoindre mes clavicules, un frisson couvrant soudain tous mes os.

— Vous allez revenir ici très vite si vous ne voulez pas que je vous tue.

Je le fusille du regard, ne cachant aucun agacement en dégainant un petit poignard en verre de ma ceinture.

— Peut-être que ça vous réveillera, si je fais ça.

Et je le pointe sur sa poitrine, juste au niveau de son cœur. Je n'arrive même pas à être sûre que je le touche vraiment.

Alors je le considère sans plus rien dire, la pointe de la lame restant immobile contre lui, me sentant moi-même disparaître tant je vois qu'il n'a aucune conscience de ma présence. Je plisse les paupières, regardant tour à tour le roi et l'opacité infiniment sombre du dôme dans son dos. Les deux sont liés. Il a abandonné son corps, il a abandonné les apparences et a imposé le même sort à sa création, la rabaissant à sa plus brute vérité. Il a laissé la réalité le prendre, n'a plus essayé de se camoufler.

C'était le risque qu'il encourait. De se perdre lui-même. De ne plus jamais pouvoir revenir en arrière. De dépasser la limite.

Je plonge mes yeux dans les siens, me forçant à m'imaginer qu'il peut me voir. Je serre le manche de ma dague et j'enfonce la pointe de la lame juste un peu, faisant onduler l'énergie autour de lui, perçant infimement sa cuirasse à peine perceptible. Elijah ne tressaille pas mais je sais que c'est assez pour un peu le déséquilibrer, pour le réveiller peut-être, pour qu'il entende l'écho de ma voix depuis les abysses dans lesquelles il s'est laissé entraîner.

Je garde ma dague en place par la force de mon esprit, détachant mes mains pour les plaquer sur les épaules du roi, le poussant sans ménagement. Il ne bouge pas, et je grogne d'exaspération. Je devrais être en train de réconforter Joyce, en train de m'assurer que tous mes alliés sont sains et saufs, en train d'établir une stratégie de combat. Je devrais être aux côtés des miens, pas en train de gérer la crise d'un roi totalement instable.

Ces deux frères vont finir par m'achever.

Je plante mes ongles dans ses épaules, mes pouces appuyant contre ses clavicules. Je prends une profonde inspiration et j'ai l'impression de provoquer l'air, si compact autour du roi, si insaisissable. Je tente d'ancrer mes sensations, de ne pas me laisser faire par la sensation qu'il n'est qu'un mirage impossible à atteindre, impossible à déplacer. Si l'air n'appartient à personne, il n'appartient certainement pas au roi.

Je ferme les yeux, sentant le vent vriller contre mes tympans, mes mains se crispant contre les os de plus en plus perceptibles d'Elijah.

— Je suis plus forte que vous, murmuré-je. Je suis plus forte que vous. Votre dôme n'a aucun pouvoir sur moi. Je suis inarrêtable. Je suis plus forte que vous et vous ne vous mettrez plus en travers de ma route.

Je sens dans ma poitrine la contraction de la magie qui m'enveloppe peu à peu. Je perçois le mouvement de ma dague qui s'enfonce juste un peu dans sa poitrine, juste assez.

Je détache mes mains brièvement de ses épaules, juste assez pour les refermer sur l'air qui semble se suspendre dans le creux de mes poings.

— Rien ne se mettra en travers de ma route.

Je n'entends pas ma voix. Car aussitôt, l'air me serre la gorge et je comprends qu'il a répondu à mon appel. Alors je ne perds pas de temps, et bondis en arrière en envoyant mes bras en avant. Quand j'ouvre les yeux, je vois le roi être propulsé à plusieurs mètres, son visage restant aussi impassible que celui d'un mort. Je cours, mes doigts dansant avec le vent, et pousse un grognement en sentant sa résistance appuyer sur mon crâne jusqu'à m'en donner des vertiges. Mes oreilles se mettent à siffler quand je franchis le dernier mètre qui me sépare du roi, et, m'empêchant de regarder en arrière ou vers le néant qui m'attend, je saute directement sur lui. Je referme mes bras autour de lui pour m'empêcher d'être repoussée par la soudaine bourrasque qui nous entoure et me tord les entrailles, ne me laissant pas paniquer quand tout l'air est ôté violemment de mes poumons. Je pousse sur mes jambes avec toute la force que l'atmosphère me permet, et baisse la tête en plongeant droit vers le dôme. Je me recroqueville contre le roi, me servant de lui et son énergie comme un bouclier pour traverser le néant.

Je sens le moment où son corps entre en collision avec sa création, l'explosion de lumière traversant mes paupières serrées, un cri étouffé s'étranglant dans ma gorge alors que j'ai l'impression que mon cerveau explose à son tour. Je sens tous mes muscles se contracter autour de mes os vibrants, et mon dos me paraît se déchirer de nouveau, toutes mes plaies semblant se remettre à saigner abondamment tandis que les lames invisibles me tranchent le corps. Je serre un peu plus le roi, son corps gelé contre le mien. Et lorsque j'entends son cœur s'emballer, je comprends que nous sommes en train d'atterrir.

Lorsque nous frappons violemment le sol d'Érédia, je ne fais pas attention à l'onde de choc qui balaie tout le monde sur son passage, redonnant la mobilité à tous les soldats. Je ne vois rien d'autre que les yeux du roi, qui regardent droit dans les miens. Nos visages sont bien trop proches, et il semble s'en rendre compte puisqu'il me pousse brutalement, m'envoyant sur les fesses à un mètre de lui. Je grimace, agrippant ma gorge en feu, appuyant sur ma poitrine qui se soulève frénétiquement tandis que la respiration me revient.

Je tourne la tête vers la surface du dôme, aussi invisible qu'avant. L'obscurité a disparu. Le soleil commence à se lever. Encore une fois, ma tête tourne. Je ne sais toujours pas combien de temps j'ai passé à l'intérieur, dans cet entre-deux mondes. Je tente de me relever, en vain. Je reste chancelante sur mes deux bras qui me gardent en équilibre, observant le roi alors qu'il me regarde avec une horreur non dissimulée. Il empoigne ma dague enfoncée dans sa poitrine et l'arrache violemment, me la balançant comme un vulgaire outil. Aucune goutte de sang n'apparaît. Je ne bouge pas, et je suis stupéfaite de le voir aussi immobile que moi. Il ne parvient visiblement pas à regarder tous les autres spectateurs de la scène, figés face à l'absurdité de leur roi recroquevillé à leurs pieds. Le Sylphe qui danse à la surface de sa peau semble mouver, redonnant un peu d'humanité à son apparence, les contrastes de son visage revenant peu à peu tandis que j'y déchiffre l'expression du désarroi. À cet instant, il n'a rien d'un souverain. Il est un pauvre homme, dépassé par son pouvoir et le désespoir de combattre son frère.

J'aurais voulu me délecter de le voir aussi vulnérable.

Mais ça me terrifie.

Ça me dégoûte.

Je force mes jambes à me relever et je retourne vers le roi sans ménagement, le soulevant de ma force en grognant douloureusement. Il se laisse redresser, secouant la tête pour s'ancrer à la réalité avant de se détacher violemment de mon emprise. Je recule, le considérant d'un air médusé alors qu'il tourne enfin la tête vers tous ses guerriers. Il relève le menton et je vois sa poitrine se gonfler, son regard retrouvant une stabilité feinte. Mais il doit savoir, au fond, qu'il ne dupe plus personne.

Tu ne dois jamais montrer ce que tu ressens face à ceux qui ne pourraient jamais le comprendre. Tu ne dois jamais être faible face à ceux qui pensent que tu es plus forte que quiconque.

Je serre les poings. Je ne sais pas pourquoi je me sens aussi en colère contre lui.

Tu assumes ton rôle dans ce conflit pleinement ou tu ne l'assumes pas du tout, point.

Comment ose-t-il ? Comment ose-t-il être aussi faible, aussi pitoyable, après m'avoir forcée à ne plus jamais l'être ? Comment ose-t-il se moquer de moi quand il est encore plus désespéré que moi ? Comment ose-t-il se prétendre être un roi digne alors qu'il met tout son peuple en danger ? Il doit être infaillible, parfait, le protecteur ultime, le symbole d'un futur plus beau. Il doit me faire croire en son combat, me rassurer, me montrer ce que je pourrais être si j'étais sereine. Il est censé être un exemple, un pilier, un mentor. Il est censé maîtriser sa magie mieux que personne, être capable de tout contrôler, de faire face à la magie noire sans jamais craindre ses effets.

Il n'a pas le droit de faiblir. Il n'a pas le droit de se plaindre.

Il n'a pas le droit d'être comme nous.

Comment ose-t-il ?

Je me rends compte que j'ai avancé quand un bras me bloque le passage. Je tourne la tête, et me sens vaciller sous la brusquerie du mouvement alors que je prends conscience de la chaleur qui bout dans mon crâne. Je déglutis, arrimant mes yeux à ceux de Stefen. Je fais un pas en arrière, ma vue se brouillant puis se rétablissant à mesure que j'étudie tous ceux qui m'entourent, et que je regarde de nouveau le roi sans écouter mon esprit.

Le silence est total. Elijah a tourné sur lui-même et il fait face à la forêt. Pendant une seconde, j'ai l'impression qu'il va nous échapper de nouveau. Mais il fronce les sourcils, et je vois passer sur son visage tant d'émotions que je n'ai pas le temps de les comprendre. Je ne l'avais jamais vu ainsi. Aussi réel. Aussi humain.

Il baisse les yeux vers ses mains, et son regard se voile, comme s'il observait quelque chose qu'aucun de nous ne peut percevoir. Je sens mon cœur s'emballer.

— Il ne se passera plus rien aujourd'hui, déclare-t-il d'une voix qui paraît à peine lui appartenir. Rentrez.

Mais personne ne bouge.

Alors il relève la tête. Il prend une profonde inspiration.

Puis il se met à rire.

Et j'ai l'impression que c'est le pire son que j'ai entendu de ma vie.

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Voilà pour le chapitre 69 ! J'espère qu'il vous a plu !

J'ai été très contente d'écrire sur le roi, j'aime comment l'étau se resserre peu à peu ;)

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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