Soixante-et-onzième Chapitre.
[Lundi 6 mars. Après l'attaque, la tension est retombée brutalement. Heaven a enfin vu Joyce, qui a avoué combien elle était dissociée et ne pouvait plus supporter le contact. Heaven l'a réconfortée, se confiant sur sa propre situation.]
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— Comment ça, il ne veut parler à personne ? fais-je en levant les mains au ciel.
— Je ne comprends pas mieux que toi, répond Stefen.
— Il a conscience que c'était très bizarre, j'espère ? Que la guerre peut éclater à tout instant, là ? Il a conscience qu'il s'est totalement exposé à son frère ?
Je secoue la tête, faisant les cent pas dans la salle de conseil où je l'ai suivi malgré ses réprimandes. Il a l'air épuisé et bien trop désemparé, pris de court par la soudaine incartade du roi. J'ai décidé de ne pas l'accabler mais je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi Jorah s'est contenté d'une simple énième mise en garde. L'attaque de Kali était prévue mais l'acte d'Elijah ne l'était pas. Il aurait pu l'utiliser à son avantage. Il aurait pu affaiblir son frère, pénétrer son pouvoir avec beaucoup moins d'efforts. Il connaît les faiblesses des Sylphes mieux que personne. Au lieu de ça, il est resté à l'arrière de la scène, laissant à sa sorcière préférée tout le plaisir du spectacle. Ce n'est pas normal. Cela signifie qu'il prépare quelque chose méticuleusement et Stefen le sait aussi bien que moi. C'est pour ça qu'ils étaient tous prêts du château, et c'est pour cela que ça a été l'endroit où le roi a faibli. Jorah a prévu d'atterrir au cœur d'Érédia. Il veut frapper son frère en plein cœur, parce qu'il l'a prévenu que c'est ce qu'il ferait.
Tu ne mourras pas avant d'avoir tout perdu.
Je me fige.
— Et s'il avait prévu de détruire Érédia ?
Stefen lève la tête de sa carte et me fixe intensément.
— Quel intérêt aurait-il à détruire le royaume qu'il veut dominer ?
— Quel intérêt aurait-il à dominer un royaume qu'il méprise ?
Stefen se redresse et fronce les sourcils.
— Les Bannis sont un nouveau départ pour lui. Il veut façonner le monde à son image, veut créer un nouveau royaume. Il me l'a dit lui-même. Il a dit qu'il n'en avait que faire de tout ravager sur son passage. Il voulait que moi, je n'en ai rien à faire.
— Donc quel serait son objectif ? Rendre l'essence de leur magie aux Bannis puis tout raser pour repartir à zéro ? Tu crois que les Bannis ont accepté ça ? De n'avoir aucun foyer après leur victoire ?
— Ils ne voudront pas habiter chez des gens morts, réponds-je amèrement. Ils ont réussi à créer un camp presque inimaginable avec le minimum de ressources. Il sont prêts à rebâtir une ville si ça leur assure la paix.
Stefen croise les bras et je l'imite. Nous nous considérons en silence pendant quelques instants, jaugeant tous deux les éventualités qui se présentent alors.
— Il peut utiliser le pouvoir d'Elijah contre lui, déclaré-je pour répondre à sa question silencieuse. C'est sûrement ce qu'il a tenté de faire tout à l'heure. Le roi sait que son frère peut lui prendre le contrôle du dôme. Mais on pensait que s'il le faisait, ça serait pour pouvoir entrer. Mais s'il...
Je m'interromps, secouant la tête malgré moi. Jorah n'a peut-être jamais eu l'intention de prendre la place de son frère. Il veut se créer son propre trône. Il veut se créer son propre monde.
— Le néant qu'Elijah a créé n'était pas une protection, Stefen, fais-je d'une voix rauque. C'était... c'était le vide, et je sais que j'y suis restée au moins trente minutes alors que je n'en ai ressenti que quelques secondes. C'est une contraction entre les limbes et la mort, et si Jorah arrive à...
— Ça pourrait engloutir toute la ville et les gens dedans.
Le silence tombe comme du plomb.
— On ne connaît pas cette magie, avoue Stefen. On ne peut pas prévoir ce qui se passera après.
— Alors il y a autant de chance qu'il ne parvienne pas à ses fins à ce qu'il y arrive. Est-ce que vous voulez parier sur cinquante pourcent ?
Stefen déglutit, et je vois passer la main sur son cou, sa respiration soulevant lourdement sa poitrine. Je me rends compte que j'ai serré les poings, mon cœur battant frénétiquement malgré moi.
— Il ne voudra jamais abandonner son dôme, fait le conseiller du roi.
— Il n'a pas le choix, réponds-je sèchement.
Je fais un pas vers lui, mon dos se redressant douloureusement.
— Ce n'est pas mon travail de le convaincre de prendre les meilleurs décisions. C'est le vôtre. Alors trouvez un moyen de le faire, ou laissez-nous courir vers nos pauvres cinquante pourcent de chances.
Je n'attends pas qu'il me réponde, trop nerveuse et exaspérée pour me permettre une conversation. Je fais volte face et m'empresse de sortir en trombe de la pièce, regagnant les galeries du château, ses couloirs parfois coupés par une fenêtre incongrue. Je calque ma respiration aux rythmes de mes pas sur le marbre et bientôt, j'oublie que je suis en train de marcher.
* * *
Je ne sais pas vraiment comment je me suis retrouvée en patrouille. Je pense que j'ai suivi le premier soldat que j'ai croisé, que j'ai sauté sur l'occasion de sortir et ne pas avoir à parler ni même à diriger. Je me fonds dans la masse, suivant comme la dizaine d'autres guerriers les indications du commandant en charge de notre troupe. Je n'écoute pas vraiment, me contentant d'imiter les autres en arpentant les limites de la ville, les ombres des rues et en essayant en vain de deviner une possible attaque ennemie dans les arbres, si sombre en cette journée pourtant ensoleillée. J'écoute les commentaires de tous ces gens dont je ne reconnaîtrai aucun visage, tous ceux qui donnent leur vie pour une cause qui n'est peut-être pas si importante, au fond. Je les suis alors que nous établissons les endroits où le dôme a été affaibli, donnant chacun un peu de notre énergie pour le rééquilibrer. J'écoute lorsqu'on m'explique le quadrillage des zones de danger, la façon dont les elfes de terre ont pris possession de la terre, le constant renouvellement des sorts jetés autour de nous tous. J'écoute lorsqu'ils me décrivent leurs tours de garde habituels, les observe alors qu'ils bougent en parfaite harmonie, synchronisés, répondant à des automatismes que je n'ai pas. Et plus je parcours les rues, plus je m'oublie, et plus je comprends pourquoi ils n'ont aucun mal à réaliser leur devoir. La guerre devient une routine, le combat un seul élément à cocher dans la liste de choses à faire. À chaque tour de garde, à chaque vérification, on retrouve ses camarades et on discute naturellement tout en élevant des défenses contre des forces mortelles. On se lève et on marche et on recommence, et le lendemain on espère que ça sera la dernière fois. Je n'ai jamais eu ça, cette routine rassurante dans un tel chaos. Seul l'entraînement me réconforte, semble logique dans tout ça. Mais il est solitaire, et il n'est pas constant. Je dois toujours m'améliorer, me projeter. Alors qu'en faisant simplement le tour de la ville, en vérifiant encore et encore les mêmes points sans que jamais la tâche ne varie, on a pas besoin de se projeter. On s'oublie dans des tâches quotidiennes, on s'aliène dans une logique qu'on ne cherche plus à comprendre.
C'est lorsque nous arrêtons brusquement de tourner en rond que je me rends compte que mon cœur s'est apaisé, que ma respiration est stable. J'ai perdu la notion du temps et j'ai oublié où j'étais, aucune des autres personnes présente ne me regardant différemment. Je lève les yeux vers le soldat le plus proche de moi, un elfe à la peau brune, et m'étonne de voir un sourire serein sur son visage alors qu'il écoute notre commandant. Il n'a pas les traits tirés, les yeux fatigués. Il a simplement l'air d'attendre le prochain ordre, la dernière chose à cocher de sa liste de la journée. Puis il rentrera chez lui ce soir, satisfait, déterminé pour le lendemain. Je me demande si c'est ça qui les aide, cette routine indiscutable. Ils peuvent oublier pourquoi ils se battent s'ils le font tous les jours. Comme je m'oublie lorsque je me raccroche à la plus simple évidence, leur serment les ramène à la réalité. Rien ne change pour eux, tant qu'ils font ce qu'on leur demande. Ils font toujours le maximum, alors ils ne pourront jamais s'en vouloir.
Je baisse les yeux, soudainement embarrassée. Je me retrouve à envier des inconnus qui se battent en grande partie à cause de moi. Je devrais me concentrer sur mon propre devoir, au lieu de vouloir prendre celui de quelqu'un d'autre. Ça ne sert à rien de vouloir une vie routinière et évidente. Je n'en aurai jamais.
Le commandant est en train de nous demander de se disperser pour échanger de garde avec les sentinelles aux tours d'observation quand quelque chose passe dans mon champ de vision. Je relève brutalement la tête et regarde tout de suite au dessus de moi, les sourcils froncés. Je tourne sur moi-même, aucun de mes camarades ne faisant attention à moi, mais ne trouve rien. Sûrement un oiseau, me dis-je.
Mais, alors que je m'apprête à suivre le groupe, je la vois de nouveau passer, et cette fois je la reconnais. Isis. Je ne peux m'empêcher de sourire en l'apercevant, semblant glisser sur les toits comme seule elle sait le faire.
Alors, avant de m'en rendre compte, je suis déjà en train de la rejoindre.
J'applique les conseils qu'elle m'a donnés la dernière fois, grimpant tant bien que mal entre deux murs d'une étroite ruelle, utilisant mes poignards comme appuis à plusieurs reprises. Je parviens à me hisser sur le rebord d'un toit, poussant de toutes mes forces pour m'étaler sur les ardoises. Je grimace, agrippant comme je le peux le toit sur lequel je m'oblige à me redresser rapidement. Je n'aurai probablement jamais la délicatesse d'Isis, mais au moins, je sais me débrouiller en escalade.
Je me retrouve seule sur le toit du bâtiment, plissant les yeux pour retrouver la silhouette d'Isis dans la direction où je crois l'avoir vue partir. Je décide d'écouter mon instinct et me mets à avancer prudemment entre les tuiles et les briques, me tenant à des cheminées, grimpant en haut des greniers, bondissant de bâtiment en bâtiment. Mais je ne la retrouve pas, et commence un peu à désespérer. Alors je continue ma balade sans penser à Isis, et apprécie le contact du vent libre dans mes cheveux, de la chaleur du soleil contre ma peau. Je m'autorise quelques acrobaties, testant mon équilibre et la rapidité de mes mouvements, soupirant d'allégresse lorsque mon dos n'est plus douloureux. Je respire lentement et la solitude m'enveloppe doucement, sans m'effrayer. Je ne fais plus attention à rien d'autre et je souris face au vide, mes jambes m'entraînant vers un horizon que je n'attendrai jamais.
Puis elle apparaît. Comme si je l'avais appelée silencieusement, la jolie Isis se matérialise devant moi, ses cheveux bruns masquant la moitié de l'expression interloquée sur son visage.
Je lâche une exclamation de surprise, et ai un mouvement de recul. Elle me tend la main mais je parviens à ne pas tomber, me redresser facilement.
— Tu sors d'où ? m'étonné-je.
— Tu me cherchais, non ? raille-t-elle.
— Non, lâché-je. Enfin, oui, mais...
— Le vent t'a entendue, me coupe-t-elle.
Je la considère sans un mot, réprimant un air face à sa jolie phrase mélancolique. Elle me fait signe de la suivre et je ne lui demande pas où nous allons.
Quelques secondes plus tard, Isis s'arrête et se retourne vers moi en remettant ses cheveux en place. Je fronce les sourcils, établissant le paysage qui m'est de nouveau inconnu. Nous sommes au sommet d'un bâtiment qui paraît très ancien, sa cheminée s'étendant bien au dessus de nous, son conduit plus large que tous ceux que j'ai pu voir à présent. En baissant les yeux, je vois que nous sommes de l'autre côté de la ville, celui que je connais le moins, là où toutes les façades paraissent appartenir à un temps passé, où les bâtiments administratifs se croisent et où l'histoire d'Érédia a commencé à s'écrire, plus loin du château que le centre-ville.
— On est où ? finis-je alors par demander en regardant Isis dans les yeux.
Elle met un instant avant de répondre, respirant profondément en se laissant tomber en tailleurs contre l'énorme cheminée.
— Au crématorium.
Je ne peux pas réprimer mon hoquet d'embarras soudain, et rougis en entendant mon propre rire étranglé.
— Qu'est-ce que...
Isis éclate de rire, ce qui a le mérite de me faire taire totalement. Elle balaie mes questions d'un geste vague de la main, et me fais signe de m'asseoir à mon tour.
— C'est là que le corps d'Angie a été brûlé, comme le veut la tradition des Kitsunes, m'explique-t-elle alors. Je n'ai pas de tombe où aller me recueillir, alors je viens ici.
J'entrouvre la bouche, mais, ne trouvant pas quoi répondre, je me contente de m'installer en face d'elle, croisant mes jambes timidement alors que je comprends l'importance de ce lieu.
— Brûler le corps pour permettre à l'âme de se libérer, commenté-je après une hésitation. Alors c'est le dernier endroit où était son âme. C'est beau.
Isis écarquille un peu les yeux avant de sourire doucement.
— Exactement.
— Je peux te laisser seule, tu sais ? fais-je sincèrement.
Encore une fois, elle agite sa main avec empressement.
— Non, non, justement. Je me suis dit que tu aimerais bien être ici aussi.
Et, avant que je ne pose la question, elle déclare :
— C'est là aussi que les Bannis ont été brûlés.
Mon expression à cet instant doit me trahir, car Isis affaisse les épaules avec une évidente compassion, trop évidente, trop embarrassante. Je me racle la gorge, sentant des émotions remonter longtemps enfouies remonter dans mon ventre.
Molly et Derek étaient là. C'est par là que leur âme s'est envolée. Je sens mon cœur se serrer et ne peux m'empêcher de grimacer, ne parvenant pas à retenir tous les souvenirs qui envahissent mon cerveau. Mes oreilles se mettent à siffler, leurs voix emplissant mon crâne, leurs sourires se gravant sous mes paupières, leur contact semblant me brûler la peau. Ils sont les victimes directes de mes erreurs, la plus simple manifestation de mes regrets. Ils sont ce qui m'effraie le plus, des plaies béantes au plus profond de mes entrailles.
J'entends la voix d'Isis m'appeler, et je reprends brusquement ma respiration lorsqu'elle pose sa main sur la mienne, soudainement gelée.
— Regarde moi, me dit-elle.
Et je le fais.
— C'est dur la première fois, assure-t-elle avec calme. Mais ça fait du bien. De parler.
— De parler ? m'étonné-je d'une voix lointaine.
Elle hoche vivement la tête, son visage s'éclairant d'une étrange lumière.
— Essaie. Tu verras.
— J'ai toujours trouvé ça stupide, fais-je en fronçant le nez.
— Oh, on a sûrement l'air stupide. Mais tu verras, répète-t-elle.
Elle se relève et quand je tente de l'imiter, elle secoue la tête.
— Je vais te laisser seule. Si tu veux qu'on se retrouve après, tu m'appelles. Je t'entendrai, peu importe où je suis.
Et, sur ces mots, elle s'éclipse, disparaissant derrière la cheminée qui me fait face. Je reste pantoise un long moment, contemplant l'endroit où Isis se tenait auparavant. Parfois, il me semble qu'elle n'est pas réelle. Qu'elle est un mirage, gravé dans le vent et qui n'appartient peut-être plus à ce monde depuis qu'elle a perdu cette Kitsune liée à sa propre âme.
Je fixe le silence et mets un temps avant de m'éclaircir la voix, soupirant malgré moi.
— Alors, euh...
Je pousse un grognement embarrassé, enfouissant mon visage dans mes mains.
— C'est complètement inutile, mon dieu.
Je serre fort les paupières, tente de me concentre, respire lentement, en vain. Je n'arrive pas à trouver un intérêt à parler dans le vide à des gens qui ne nous entendront jamais.
Mais j'ai envie de respecter Isis qui s'est livrée à moi alors qu'elle n'y était pas obligée. J'ai réussi à comprendre en quoi parcourir des toits au hasard pouvait réconforter, à renouer avec la solitude, alors peut-être que je peux comprendre ça aussi.
Je rouvre les yeux. Je regarde autour de moi. J'inspire profondément.
— Au final, tu m'entends peut-être si j'ai tes larmes avec moi.
Je grimace. Mais je continue.
— Je... Je ne sais pas trop quoi te dire. Enfin, pas que je n'ai rien à te dire mais... enfin... bon sang.
Le silence retombe. Le poids ne quitte pas ma poitrine. Je regarde la cheminée. Je regarde le ciel. J'imagine la fumée qui s'est envolée vers les étoiles le soir où tant de gens sont morts.
— Je suis désolée, finis-je par dire au ciel. Je crois que c'est ce que je veux dire. Je suis désolée, parce que j'ai l'impression d'avoir volé ta vie. Et j'ai beau me dire le contraire, je sais que si tu ne m'avais pas rencontrée, tu serais toujours vivante. Et peut-être que tu aurais revu ta famille. Tu aurais pu grandir et vieillir et tu n'aurais plus été malheureuse sur Terre, et tu n'aurais jamais eu à subir la guerre. Tu avais quinze ans et...
Ma voix se brise, alors je m'arrête brutalement. Je soupire longuement, me maudissant intérieurement.
— Et maintenant je parle alors que toi tu ne pourras plus jamais.
Je serre les dents, repoussant les larmes tant bien que mal.
— Tu as été bannie pour avoir sauvée la vie de ta meilleure amie. Tu méritais d'être sauvée, aussi. Tu as donné deux fois ta vie pour les autres. C'est injuste. Et je sais que tu n'es pas morte pour rien. Je sais que sans toi, on aurait aucune chance de survie. Je sais que tu es une héroïne, qu'on gravera ton nom dans ceux qui doivent rester dans l'Histoire. Mais... Mais Molly, j'aurais préféré trouver une Ondine mourante dans un coin de rue et lui voler ses dernières larmes. (Ma gorge se noue brutalement, et mes yeux me brûlent enfin.) J'aurais même préféré en tuer une.
Lorsque je prononce cette dernière phrase, ma voix est réduite à un murmure et mes joues à un torrent de larmes. Je reprends mon souffle, ma gorge brûlant, ma poitrine se soulevant sous les remous qui me donnent des vertiges. Je n'aurais jamais pu prononcer ces mots face à qui que ce soit. Je ne pourrai jamais les répéter.
— Et toi, Derek, poursuis-je en sanglotant. Je suis désolée d'avoir mis trop de temps. J'aurais pu te sauver aussi. Tu aurais pu leur montrer. Je suis sûre que tu te serais bien entendu avec Zac...
J'éclate de nouveau en larmes et cette fois, je cache mon visage dans mes mains en tremblant. La chaleur dans mon crâne est soudain transformée en un froid intense, piquant, endormant tous mes membres alors que je pleure seule, dans ce silence macabre.
— Et qu'est-ce que je suis en colère, avoué-je en relevant la tête. Qu'est-ce que je suis en colère contre vous, parce que j'aurais préféré ne jamais vous rencontrer pour ne jamais avoir à souffrir comme ça. J'aurais préféré ne jamais vous parler et continuer à croire que les Bannis étaient des monstres. Maintenant, vous m'avez abandonnée, et je ne peux prouver à personne que vous étiez vraiment gentils. Thaniel peut vous défendre mais ce n'est pas pareil. Vous m'avez montré la vérité et vous êtes partis, et vous me laissez seule. Personne ne comprend. Vous, vous compreniez. Vous auriez pu tout changer. On aurait peut-être pas eu à se battre. Derek, bon sang, tu étais admiré. Si tu avais compris un peu plus tôt, juste un peu plus tôt...
Je serre les poings et laisse les spasmes secouer mon corps alors que mes émotions jaillissent en un flot incontrôlable, mon cœur battant de nouveau si fort qu'il résonne dans ma tête, encore et encore, tambourinement incessant.
— Je suis en colère et je suis fatiguée et je ne me bats plus pour rien ni personne à part moi, pour qu'on me foute la paix et que je puisse vivre normalement. Et je veux m'en foutre de qui meurt, de qui perd, de qui gagne. Je veux juste tuer Jorah et rien d'autre, et je me le répète depuis si longtemps qu'on dirait presque une blague maintenant. Et j'aimerais que vous soyez là, mais j'aimerais aussi que vous n'ayez jamais existé.
Je m'arrête brutalement, la nausée me prenant par surprise au creux de mon ventre. Je me plie en deux, fixant mes mains plaquées sur le plat du toit, m'imprégnant du froid brut de la pierre. Je déglutis et respire difficilement, une sueur froide coulant le long de ma nuque. Mes lèvres se remettent à trembler et bientôt, ce sont mes larmes que je regarde perler la pierre.
Je ne sais pas combien de temps je reste comme ça, figée au dessus du sol, fixant le vide, écoutant le silence et le bourdonnement de mon cœur. Je ne sais pas quand je m'arrête de pleurer mais je me rends compte qu'Isis avait raison. Ça fait du bien, après tout. De dire aux morts ce que jamais on ne pourra dire aux vivants. De savoir que, peu importe à quel point ce qu'ils entendront sera terrible, jamais ils ne pourront nous répondre. C'est peut-être comme ça que marche la foi. Peut-être qu'on a tous besoin, un jour, de livrer au silence notre plus profonde misère.
Je finis par me relever. À soupirer doucement, à regarder le ciel et me remettre en route. Je finis par repartir sans regarder en arrière. Légère. Honteuse, oui, un peu. Mais soulagée. Peut-être que c'était une autre étape à franchir. Chaque jour, je fais un peu plus face à ma peur. Peut-être qu'au bout du chemin, je serais capable de l'affronter vraiment. Peut-être qu'au bout du chemin, je serai fière de moi. J'ai cru être libérée de l'idée d'être un monstre, mais j'ai toujours l'impression d'être inhumaine et indigne. Je me dis que la route est encore longue, mais qu'un jour j'accepterai mes failles comme j'ai accepté le sang qui coule dans mes veines.
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Voilà pour le chapitre 71 ! J'espère qu'il vous a plu !
Ça faisait un petit moment, je suis contente de pouvoir reposter ahah !
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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