Lorsque j'ouvre les yeux, je mets plusieurs minutes à comprendre où je suis. En déglutissant, j'agite mes mains toujours encerclées de menottes solides. Je n'ai donc pas rêvé.
En me redressant avec un frisson, je fixe la porte de la pièce, et me surprends à imaginer qu'elle vole en éclats pour laisser entrer une lumière salvatrice. Mais rien...
Je soupire et pose les pieds au sol étirant mes bras. Hier soir, j'ai trouvé un moyen de défaire la chaîne souple qui liait les deux cercles autour de mes poignets, me laissant libre de mes mouvements. Reste que je ne peux toujours pas utiliser mes pouvoirs. Il va falloir que je comprenne comment détruire ces menottes.
Je traîne les pieds jusqu'à la salle de bains, et c'est la gorge serrée que je me déshabille. En observant mon visage livide et épuisé dans le petit miroir, je suis attristée de me rendre compte que mon regard a perdu tout éclat. Il faut que je me ressaisisse, absolument.
En sentant l'eau brûlante couler sur mon corps, je souffle longuement et ferme les yeux. Je suis encore tendue et sale de la veille, et ma plaie à la clavicule est encore ouverte. Je grimace, et tente d'oublier, ne serait-ce qu'un instant, l'endroit et la situation. Il faut que je me ressaisisse, et je me le répéterai jusqu'à ce que ça marche. Ça va aller, je m'en sortirai, alors je peux supporter ça quelques temps. Je peux me permettre d'apprécier pour quelques minutes une douche réconfortante.
En sortant de la pièce, enroulée dans une serviette fine, je frémis, et me dirige vers l'armoire avec l'espoir d'y trouver des vêtements. Je ne peux pas remettre ceux d'hier, tachés de boue, de sueur et de sang, imprégnés de ce que je veux absolument oublier.
Et je trouve des vêtements. En observant les étagères remplies, je suis d'abord surprise, puis ravale mon étonnement. Il avait préparé mon arrivée, il avait prévu, après tout.
Après un instant d'hésitation, j'enfile une simple tenue noire, et prends une profonde inspiration, alors que je sens des gouttes d'eau gelée couler le long de ma nuque. En ramenant mes cheveux mouillés sur mon épaule, je m'approche de la porte pour tenter de l'ouvrir, poussée par un élan d'espoir absurde. Évidemment, c'est un échec.
Alors, pendant assez longtemps pour que j'en oublie la notion du temps, je fais les cent pas dans la chambres. Le cœur battant, je tourne en rond, respire et me roule sur le lit, torturant mon esprit. Mais je ne trouve aucune solution.
Pendant que je recommence à faire le tour dans la chambre en envisageant de me jeter simplement sur Jorah pour le vaincre, et m'insulte en un souffle pour mon idiotie, j'entends la porte grincer derrière moi et me retourne avec un saut. Un tremblement parcourt mes jambes quand je croise le regard de l'ancien roi d'Érédia, qui m'adresse un sourire sinistre.
— Bonjour Heaven, comment ça va ?
Je ne réponds pas, et me contente de faire un pas dans sa direction.
— Je vois que tu es déjà prête. Tu aimes les vêtements que je t'ai pris ? Ils sont à ta taille, c'est bien, je me doutais que tu avais à peu près la même corpulence que ta mère.
Un frisson remonte dans ma nuque, et je reste muette.
— Bon, eh bien tu vas pouvoir me suivre.
La mâchoire serrée, je reste clouée au sol alors que je croise le regard des deux elfes derrière Jorah. Alors, ce dernier agrippe mon bras et me tire hors de la pièce. Je lâche un hoquet étouffé lorsque je me retrouve dehors, sur un long balcon en bois qui surplombe les rues de haut. Je m'agrippe à la rampe, observant le paysage, bouche bée. Depuis ici, j'aperçois déjà le camp grouillant de monde plus bas, s'étendant au milieu des arbres qui se dressent tout autour. Directement agencé selon la place qu'offre la forêt, le village est fait de véritables bâtisses en bois et en matériaux solides, aménagées près du sol mais aussi dans les arbres, semblant utiliser tout ce que la forêt peut leur donner. Je ne m'attendais certainement pas à ça. J'imaginais, un peu naïvement sûrement, une petite tribu vivant dans des maisonnettes de bois et de terre, peu aménagées. Mais je me retrouve face à une très grande tribu, vivant dans une sorte de ville certes minuscule mais paraissant fonctionner aussi bien qu'Érédia.
Je déglutis. Alors c'est ça, le camp des Bannis.
Jorah tire un peu plus mon bras, et je tente de me défaire de son emprise. Je ne veux pas bouger, je veux attendre encore quelques secondes. Juste pour réaliser.
— Dépêche-toi, peste l'ancien roi.
Je lui glisse un regard noir, et sens ses doigts presser sur mon avant bras. Je serre les dents, alors qu'un des Bannis qui l'accompagnent me pousse en avant.
— Ne me touchez pas, lui lancé-je en avançant sur le long balcon en bois.
Les poings serrés, j'ignore le regard insistant de Jorah et fais mine de le devancer en secouant le bras. Il est hors de question que je montre une seule intention de lui obéir aveuglément. Il faut que je reste forte, et que je l'affronte dès que j'ai en l'occasion. Je ferai face aux risques de me faire massacrer, peu importe. Jamais je ne dois faillir face à lui.
— Heaven, m'interpelle-t-il en marmonnant.
— Allez vous faire, craché-je en agitant un peu plus le bras.
Soudain, je suis tirée violemment en arrière, et je sens ma tête frapper le mur alors que j'y suis plaquée par Jorah. Je grimace, et je le vois lever la main vers moi, pour agripper le col de mon tee-shirt. Je frissonne. Il plonge son regard glacial dans le mien, et serre plus fort mon avant-bras, coupant la circulation de mon sang.
— N'essaie même pas de te rebeller, Heaven, déclare-t-il.
Pour seule réponse, je me débats en lui adressant un doigt d'honneur de ma main qui est libre. J'ai du cran, un peu trop peut-être.
En remarquant mon affront insultant, son visage se déforme en une brève grimace de rage, et il reporte son regard sur mon visage en empoignant cette fois ma gorge. Je sens mes jambes flageoler. Il est d'une brutalité terrassante, et à la fois si calme...
— Ne crois pas que parce que tu es précieuse, tu es invincible, articule-t-il d'un ton menaçant. Tu n'es pas aussi forte que tu le penses, et si jamais il faut que je te fasse du mal pour te faire capituler, je le ferai. Pas avec plaisir, mais je le ferai. Ici, tout le monde me respecte, tout le monde m'obéit. Tu n'es pas une exception. Compris ?
Je frémis. Pendant un instant, j'ai senti un sanglot de peur étrangler ma gorge. Je ne m'attendais pas à une telle violence, et je comprends qu'il est prêt à tout pour m'avoir à ses côtés, qu'il doive me torturer ou non. Mais il l'a dit, je suis précieuse.
— Compris, Heaven ? répète-t-il.
Je ravale difficilement ma salive, et c'est avec un haut-le-cœur que je réponds d'un faible « Oui ».
— Bien, fait l'ancien roi en me défaisant de son emprise.
Il me laisse bras libres, je croise mes mains en inspirant longuement. Escortée par les deux elfes Bannis derrière moi, j'emboîte le pas à Jorah avec un goût de bile dans la bouche. Je le suis, la tête relevée en arrière en observant les rues bruyantes plus bas. Ici, personne ne peut me voir clairement. Mais savent-ils au moins que je suis ici ? Et qui je suis ?
Je souffle silencieusement, et suis Jorah dans un large escalier extérieur qui mène à la rue. Alors que nous nous arrêtons une seconde, je lève les yeux pour observer le bâtiment dans lequel je loge. Il est grand, et semble abriter d'innombrables pièces à l'étage qui donne directement sur l'extérieur et qui est en fait articulé avec plus de couloirs que je pensais. Le balcon, soutenu par de larges colonnes, crée une sorte de couloir sombre faisant luire la porte d'entrée, brillant d'un matériau inconnu. Je ne sais pas si c'est le bâtiment principal du village, mais ça ne m'étonnerait pas. Il est bien trop différent des autres pour être banal.
Pendant un instant distraite par les quelques Bannis que je vois passer devant moi, l'air serein, je détache brièvement mon attention de Jorah qui entre de nouveau dans le bâtiment, cette fois-ci par la porte d'entrée principale. Je m'empresse d'entrer à mon tour, et sens un frisson parcourir mon échine en pénétrant à l'intérieur. Une large pièce nous fait face, arborant un escalier de chaque côté, et terminée par une estrade qui s'étend devant d'immenses vitres donnant sur ce qui me semble être le début d'une cascade.
En avançant, le frisson s'intensifie. Oui, l'impression que j'avais se confirme. L'agencement de cet endroit est exactement le même que celui du château d'Érédia.
— Ça te dit quelque chose, n'est-ce pas ? lance Jorah, sa voix grave résonant sur les murs.
Il a deviné ce à quoi je pensais. Je déglutis, décontenancée et ravie qu'il ne se retourne pas pour observer ma réaction.
— C'est un bâtiment qui existe depuis la naissance même d'Érédia. Normalement, cela devait être le palais de la ville, mais ils ont abandonné les constructions en cours à cause de la proximité avec un village ennemi.
Pendant une seconde, je m'en veux de trouver ce que l'ancien roi d'Érédia m'explique intéressant. Mais ça l'est, malheureusement. Si l'on réfléchit, les Bannis ont donc établi leur « civilisation » sur le territoire qui devait à l'origine être celui Érédia. C'est ironique.
Presque sans suivre Jorah, je me dirige vers la pièce que je sais être celle du roi, alors qu'il indique aux deux elfes derrière moi de nous laisser.
— Mais ça veut dire que vous êtes faciles à localiser, lâché-je.
Alors qu'il entre dans la vaste pièce qui s'ouvre sur un imposant bureau en marbre, je vois sur son visage partiellement de dos, s'étirer un léger sourire narquois. Pendant un instant, je regrette d'avoir parlé. En montrant mon intérêt, je lui donne de l'influence.
— Non. Impossible à localiser. Les gens croient que le bâtiment a été détruit - parce que c'est ce qui était prévu. Et puis il faut aussi savoir que notre camp entier est caché par un charme si puissant que personne ne pourrait le découvrir.
Je tressaille imperceptiblement. S'il dit vrai, alors le camp est introuvable. Alors je suis moi même introuvable, et personne ne viendra me chercher.
Jorah, après avoir ouvert la grande fenêtre près de fauteuils en osier, prend place derrière son bureau en m'invitant à m'asseoir aussi. Je parcours la pièce des yeux. Construite de la même manière que celle du roi d'Érédia, elle n'est cependant pas directement ouverte sur la chambre, qui semble cachée derrière la grande porte qui longe le mur où s'étend une large bibliothèque. Lumineuse car ouverte sur la forêt ensoleillée, elle offre une atmosphère bien différente que celle du « véritable » palais. Étrangement, elle est plus chaleureuse. Quelle ironie...
— Bon, fait l'ancien roi, passons aux choses sérieuses. Est-ce que tu as réfléchi cette nuit ?
J'arrime mes yeux aux siens, le cœur battant. Dans son regard dansent des flammes glaciales qui me font m'enfoncer dans mon fauteuil.
— Réfléchi à quoi ? réponds-je faussement innocemment.
— Heaven, écoute. Je prends vraiment mon temps avec toi, tu as de la chance. Mais ma patience a des limites.
— Ça ne sert à rien, je ne dirai jamais oui, de toute façon.
Il soupire, et pose les coudes sur le bureau, faisant claquer le marbre.
— Il faut que tu comprennes. Que tu le veuilles ou non, peu importe, tu resteras ici et tu feras la guerre à mes côtés. Tu seras mon arme secrète, tu m'aideras. Je ne te demande pas ta permission, finalement. Je veux simplement que ça te convienne, que tu acceptes pour montrer que tu as vraiment compris les enjeux de notre combat. Je te fais une faveur que je n'accorderais à personne d'autre.
— Waouh, merci, soufflé-je.
Je tente de cacher mon angoisse grandissante par l'ironie, mais j'ai bien peur que ce soit vain. Jorah parvient à me déstabiliser avec une facilité déroutante. Il est beaucoup trop sûr de lui pour me laisser ne serait-ce qu'une once d'espoir de me libérer, et je ne sais pas comment réagir.
— Heaven, déclare-t-il avec une dureté soudaine. Je n'ai pas le temps, d'accord ? Les Bannis veulent faire la guerre, je veux faire la guerre. Alors ouvre un peu ton esprit. Tu verras, je vais te faire visiter le camp, et tu finiras par comprendre. Notre combat est légitime, et il sera bientôt le tien. Tu crois vraiment que c'est juste qu'autant de monde soit exclu de la société pour avoir simplement voulu pousser la magie un peu plus loin ?
— C'est la loi.
— Tu ne connais rien à la loi, Heaven. Il y a deux mois tu ne savais même pas que Nyplel existait. On t'a bourré le crâne avec des principes archaïques alors que tu étais totalement inconnue à ce monde, tu trouves ça normal ? Moi, je t'offre la découverte d'une magie que tu n'aurais jamais pu même imaginer à Érédia, je t'offre la possibilité de déployer tes pouvoirs comme tu le mérites.
Ma gorge se serre. Pourquoi est-ce qu'à cet instant je ne sais absolument pas quoi répondre ?
— Tu as la journée pour me répondre, poursuit Jorah. Et si tu refuses encore, tant pis, j'userai de la force. Je t'ai déjà dit, j'ai de quoi te décider très rapidement.
— Vous avez quoi ?
Il ourle les lèvres en une moue dédaigneuse.
— Tu verras bien. Tu sais, les choses vont s'accélérer. La bataille aura bientôt lieu, et tu dois t'entraîner.
Je fronce les sourcils.
— Tu n'as même pas vu la moitié de ce dont tu es capable, souffle-t-il pour me répondre. Et j'ai besoin de toi avec toutes tes capacités. Alors oui, tu vas t'entraîner. Et tu vas devenir ici ce que jamais tu n'aurais pu devenir à Érédia.
Lorsqu'il a prononcé ces derniers mots, un éclair est passé dans ses yeux, et je me suis sentie foudroyée. Je triture machinalement les menottes entourant mes poignets, les mains moites. J'ai peur. Pas de lui, non, pas vraiment. Mais peur de devoir rester là indéfiniment. Je veux rentrer auprès de mes amis. Je veux rentrer chez moi.
— Je te laisse le choix, lâche Jorah en brisant le silence.
Levant les yeux vers lui, je déglutis en voyant son visage illuminé par le rayon chaud du soleil qui balaie la pièce. Ses iris sont presque aussi blancs que le reste de son œil, et les traits durs de son visage se sont adoucis, lui donnant un air plus jeune. À cet instant, la ressemblance avec son frère est frappante.
— Soit tu m'aides sans le vouloir, en souffrant, soit tu m'aides en le voulant, en ayant compris que la cause est juste et que tu te dois d'être près de moi.
Lentement, je secoue la tête, et me redresse alors sur mon fauteuil, osant me pencher au dessus du bureau en plaquant mes mains sur le marbre froid.
— Jamais.
D'un geste évasif de la main, il me fait rasseoir en me poussant avec une force invisible. La magie. Durant une seconde, je me surprends à l'envier. Mes pouvoirs me manquent, la magie me manque.
— Ça ne sert à rien de tergiverser, soupire-t-il.
Il se lève, et me fait signe de l'imiter.
— Viens, je pense qu'une visite est de rigueur. On s'arrêtera manger, j'imagine que tu as faim.
En ravalant ma salive, je lui emboîte le pas en hochant la tête. Je ne sais pas comment réagir face à sa courtoisie hypocrite.
Il me fait sortir de la pièce avant lui, et je retiens ma respiration tant la tension est palpable jusqu'à ce que nous sortions du bâtiment.
— Pourquoi m'avoir fait venir ici si c'était juste pour me parler ? l'interrogé-je.
— Parce que c'est l'endroit où je vis, et où tu vas passer le plus clair de ton temps dans les prochains jours. Et je devais aussi te donner ça.
Alors, il me tend un petit mais épais carnet en cuir, à la reliure ancienne.
— C'est quoi ?
— Les rapports de toutes mes expériences avec les Silencieuses de Sang Pur. Le cas de ta mère commence à la page dix.
Je tremble, et prends le carnet d'une main crispée.
— Pourquoi vous me donnez ça ? soufflé-je.
— Pour que tu comprennes.
Lorsque son regard perçant s'intensifie, je baisse les yeux, sentant ma gorge se nouer. Je serre le carnet entre mes mains pour calmer leurs tremblements, et Jorah reprend la parole alors que nous arrivons dans la rue.
— Ce bâtiment, comme tu l'auras compris, est un peu le palais du camp, là où tout le monde se réunit si besoin. C'est ici que je vis, ainsi que les plus anciens Bannis. Il y a aussi des salles d'entraînement, des bureaux, et des infirmeries. Et il y a des cellules, au cas où, ajoute-t-il lentement.
Je déglutis, faisant mine de ne pas relever sa remarque. Il continue son récit, me guidant dans le village.
— Comme tu le vois, les Bannis ont réussi à bâtir une vraie petite ville, avec assez d'habitations et de commerces pour tout le monde.
Malgré moi, je regarde partout autour de moi, totalement décontenancée.
— Comment ils ont fait ? demandé-je irrépréssiblement.
— Avec le temps, ils se sont adaptés. La forêt offre plus qu'on ne le pense, et avec l'aide de la magie et des communautés alentours, ils se sont très bien débrouillés. Et ils ont volé aussi, mais bon.
— Comment ça, les communautés alentours ?
Il sourit légèrement, sans me regarder.
— Ce n'est pas le seul camp de Bannis du monde, Heaven. Chaque ville à ses propres Bannis, qui ont leur propre camp, et cetera.
J'entrouvre les lèvres, sans savoir quoi répondre. Cela paraissait pourtant évident.
— Et ils comptent briser les accords, eux aussi ? ironisé-je.
Mais Jorah ne répond pas. Il se contente de baisser des yeux étincelants vers moi, et de lever un sourcil. Je soutiens son regard un instant, avant de me racler la gorge.
— Tu veux manger quoi ? fait alors l'ancien roi, d'un ton exagérément enjoué.
— Peu importe, j'ai pas faim.
En réalité, je suis si affamée que j'en ai mal au ventre, mais si je le laisse me satisfaire, je lui donnerai encore un peu d'un pouvoir qu'il ne mérite pas d'avoir sur moi.
Il ricane. Pendant quelques minutes ensuite, il reste silencieux, et je peine à respirer calmement. Je suis tendue à l'extrême, continuant à serrer le carnet en tirant sur mes menottes. Nous croisons nombre de Bannis dans les rues, qui après avoir dévisagé leur dirigeant, portent leur attention sur moi, complètement abasourdis.
— Ils savent qui je suis ? osé-je interroger Jorah alors que nous empruntons une rue visiblement très fréquentée.
— Oui.
Au moins, c'est clair.
— Vous leur avez tout dit à propos de moi ?
Intérieurement, je me maudis de toujours relancer la conversation. Pourquoi faut-il que je m'intéresse à tout ça ?
— Ils savent tout.
— Ils savent aussi que je suis contre tout ça ?
— Oui, ils savent que tu l'es pour l'instant.
Je serre les dents.
— Vous êtes au moins honnête avec un peuple. Dommage que ce soit celui des criminels.
— C'est ça, Heaven. Continue de te masquer derrière ton sarcasme et ton assurance factice. Une fois que tu seras toi-même, on pourra parler sérieusement.
Je suis paralysée pendant une seconde par ses mots d'une intensité et d'une froideur incroyables. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et un frisson redresse les cheveux sur ma nuque. Il m'a parfaitement cernée, tous mes efforts sont vains. C'est évident. Son frère arrivait déjà à lire en moi assez facilement, mais lui, c'est presque comme s'il n'essayait même pas. Il sait, c'est tout.
— Viens, je t'emmène manger dans un coin sympa, finit-il par déclarer en s'engageant dans une allée lumineuse.
Déroutée par sa facilité à changer de ton, je le suis sans broncher, et il entre quelques secondes plus tard dans un vaste bar aux allures automnales. Lorsque Jorah passe la porte, tous les regards se ruent sur lui, sur nous. Des mâchoires tombent à mon apparition, et c'est mal à l'aise au possible que je rentre ma tête dans mes épaules. J'ai rarement autant voulu être invisible.
— Bonjour à tous ! lance le dirigeant des Bannis en posant ses mains sur le bar de l'accueil.
Il est salué par la plupart des clients attablés, et je profite d'une seconde de répit pour détailler les lieux. Grande et avec un plafond en verre, la pièce est illuminée par les rayons chauds du soleil. Sur les murs, du lierre s'emmêle, abritant ce que je reconnais comme étant de petites fées. Perturbée, j'ignore les autres éléments déroutants comme le fait que les fenêtres semblent onduler comme de l'eau, ou que les plats volent dans l'air et atterrissent sur chaque table avec un bruit de feu d'artifices. J'ai fini par m'habituer à la magie d'Érédia, mais vais-je parvenir à m'habituer à celle des Bannis ? Lorsque j'y pense, mon cœur se serre. Je commence malgré moi à envisager la possibilité de ne pas pouvoir m'enfuir...
Rapidement, une table à part, cachée derrière un paravent est attribuée à Jorah et moi. Alors que nous y sommes installés, le propriétaire des lieux me lance un regard insistant.
— Ravi de faire votre connaissance, mademoiselle.
Ne sachant pas quoi répondre, je bafouille, et il quitte la table en laissant un serveur s'occuper de nous. Je sens mes tempes battre. Ils savent vraiment tous qui je suis, et ils croient vraiment tous que je suis leur alliée.
Jorah commande pour nous, devinant mon envie de pâtes. Je reste clouée sur ma chaise, le plus loin possible du Sylphe face à moi. Le regard fuyant, je garde les bras croisés. Et quand nos plats arrivent en virevoltant au dessus de nous et tombent sur la table avec une petite explosion de couleurs, je ne bronche pas. Avec difficulté, je lutte contre l'envie dévorante de me jeter sur mon assiette.
— Mange, ça ne te tuera pas, marmonne Jorah en prenant délicatement ses couverts.
Je ne réponds pas, ignorant son regard insistant. Puis, alors qu'il soupire en pouffant, je grogne et finis par commencer à mon tour à manger. En voyant l'air satisfait sur le visage de Jorah, je m'imagine lui arracher son sourire, et baisse les yeux vers mon plat, qui est bien la seule chose réconfortante à cet instant. Je suis retenue captive et risque de mourir bientôt, mais au moins, je me régale.
Je me concentre sur mon repas en ignorant le regard insistant de Jorah, jusqu'à ce que celui ci reprenne la parole.
— Alors, tu penses quoi du camp pour l'instant ?
Je redresse un sourcil.
— Votre question est sérieuse ?
— Bien sûr, fait-il en s'adossant à sa chaise. Après tout, tu dois bien apprendre à apprécier l'endroit où tu vas vivre.
Je secoue lentement la tête.
— Eh bien, je me demande bien pourquoi vous voulez absolument retourner à Érédia. Le camp est parfait et vous n'avez besoin de rien, non ?
Il esquisse un sourire.
— Tu ne comprends pas bien, hein ?
Je plisse les yeux, et il poursuit.
— Si les Bannis s'en sortent aussi bien c'est grâce à la forêt qui leur fournit assez de force pour qu'ils utilisent leur magie. Le bannissement, ce n'est pas juste une petite marque sur le cou et un coup de pied dehors. C'est une humiliation. C'est un rituel qui te prive de la bénédiction des fées, qui te retire presque toute ton énergie surnaturelle en t'en laissant juste assez pour que tu survives. Quand tu es banni, tu ne gardes qu'une étincelle de ta magie, et si tu n'apprends pas seul à la réanimer puis à l'entretenir, elle disparaît.
— Ils perdent leurs pouvoirs ?
— Oui, certains totalement. Et tu sais ce qui arrive à un simple humain sur Nyplel ?
Je fronce les sourcils, et son regard répond lui même. S'ils perdent leurs pouvoirs, ils meurent. Alors en réalité, les Bannis ne sont pas simplement exclus de la société, ils sont envoyés à une potentielle mort.
— Et ça changera quoi de revenir à Érédia ? hésité-je.
— Ils récupéreront leur essence. Ils retrouveront toute leur puissance, et n'auront plus à vivre avec la peur constante que leur magie disparaisse.
Je déglutis, la gorge sèche. L'enjeu pour eux est de taille, et je suis encore plus inquiète quant à leur ambition. Si en plus de pouvoir récupérer leur statut et de se défaire d'une humiliation, ils peuvent récupérer leur magie, je n'ai aucun doute qu'ils seront prêts à tout.
— Et comment ils comptent la récupérer ? fais-je, dubitative.
— En perdant leur statut de Banni. S'ils reviennent, leur marque sera défaite de son « pouvoir d'affaiblissement », et leur magie sera débloquée.
— Mais elle est déjà désactivée non ? Puisqu'ils arrivent à entrer à Érédia.
Il rit doucement, et soupire.
— Ça, c'est uniquement grâce à un sort qui le permet. Mais malheureusement, pour désactiver une marque pareille, il faut certaines conditions, dont la présence à Érédia, et cetera, plein d'autres trucs barbants dont tu te fous royalement.
Je me racle la gorge. Je ne pose plus de questions. Après tout, tout ça me dépasse. J'imagine que, malgré moi, j'essaie de comprendre leur combat. Et j'ai l'impression d'y parvenir un peu, mais d'en être à la fois totalement incapable. Ils ne regrettent pas d'avoir enfreint la loi, ils veulent simplement effacer leurs erreurs. Et ce serait à ceux qui n'ont jamais rien fait de payer. En quoi cela est-ce juste ?
— Est-ce que ça te fait plus réfléchir ? s'enquiert Jorah.
— Si cet endroit n'était pas un repère de criminels dirigé par un psychopathe, peut-être que je comprendrais.
Ma réponse semble l'amuser une seconde, avant qu'il ne fasse tourner sa fourchette entre ses doigts en plongeant un regard inquisiteur dans le mien.
— Qu'est-ce que tu veux de plus, Heaven ?
— Rentrer chez moi.
Il inspire longuement.
— Tu sais, j'essaie de te satisfaire au mieux.
— Mais...
Je n'ai pas les mots. Cette conversation ne mène à rien. C'est une perte de temps qui ne fait qu'accroître mon dégoût, ma solitude et mon angoisse.
Alors, je finis mon assiette en deux bouchées et me lève bruyamment, avant d'ignorer Jorah et me faufiler entre les tables du restaurant, dévisagée jusqu'à ce que je pousse la porte pour sortir.
En m'élançant dans le camp, j'ai soudainement l'impression de retrouver un semblant de liberté. Et soudain, au bout de quelques mètres, je sens mon bras être agrippé et suis tirée en arrière. Avec un juron rageur, je me retourne vers Jorah, qui me foudroie du regard. Je sens son emprise se resserrer, et il lève un doigt entre nos deux visages proches.
— Plus jamais.
Son ton d'une froideur extrême me fait trembloter, et je suis obligée d'acquiescer, tant à cet instant j'ai l'impression qu'il pourrait m'étrangler sur place. J'imagine que ça a été un affront de trop pour aujourd'hui.
— On continue notre visite, veux-tu ?
J'opine, et reste un peu en retrait lorsqu'il me libère enfin le bras. Je marche, tête baissée, nettement refroidie et bien moins confiante que je ne l'étais il y a cinq minutes. Je suis prisonnière, peut-être devrais-je m'en rendre compte.
Nous déambulons dans le camp en silence, et nous passons dans une large allée bruyante et un peu excentrée, où je vois s'agiter nombre de Bannis.
— C'est là que tout le monde s'entraîne, m'explique Jorah en s'approchant d'un des abris aménagés ouverts sur toute la rue.
Lorsque nous rentrons, j'aperçois enfin les gens se battre à l'intérieur, où s'agacent des zones de combat et d'entraînement me rappelant vaguement l'immense bâtiment qui y est voué à Érédia.
— Comme c'est la zone la plus proche du cœur de la forêt, ils peuvent aussi aller dehors.
Je hoche la tête, et vois en effet une porte donnant sur l'extérieur, où s'étend une petite clairière au milieu des arbres. Je suis obligée d'admettre que le camp est une immense surprise. Un village aussi peuplé au milieu des arbres majestueux respirant la magie, c'est aussi stupéfiant que magnifique.
— Pourquoi vous m'emmenez ici ? interrogé-je l'ancien roi qui m'accompagne.
— C'est une visite générale, Heaven. Je t'emmène ici pour visiter.
Je réponds à son ton agacé par un soupir, et, alors que je sens l'attention de Bannis présents autour de moi porter sur nous au fur et à mesure que nous avançons dans la pièce, un jeune homme vient nous accueillir.
— Bonjour, Monsieur, fait-il à l'intention de Jorah. Et bonjour à toi.
Je le reconnais rapidement comme étant un sorcier, en remarquant le tatouage d'arbre qui naît dans le coin de son œil, comme pour prolonger ses cils. Brun et arborant des yeux d'un bleu électrique, il n'inspire qu'assurance et force. Ses pommettes saillantes et sa mâchoire marquée donnent à son visage enfantin une allure plus dure, plus attirante. Il est beau, c'est indéniable.
— Si vous cherchez Kali, dit-il à Jorah, elle est avec les enfants au fond.
— Merci.
Et Jorah s'éloigne après m'avoir fusillée du regard. Je n'ai pas intérêt à bouger, on dirait.
Je lève les yeux vers l'inconnu qui m'adresse un bref sourire cordial.
— Enchanté. Derek.
Alors que je m'apprête à répondre lorsqu'il me tend la main, il est plus rapide.
— Heaven, je sais. Tout le monde sait.
Je déglutis, et esquisse un sourire embarrassé.
— Bon, eh bien si Jorah t'a laissée avec moi c'est qu'il veut que je te montre un peu l'endroit, non ?
Je hausse les épaules, et il penche la tête en reculant d'un pas.
— Alors allons-y.
_ _ _ _ _
Voilà pour le chapitre 2 ! J'espère qu'il vous a plu !
J'espère que ça ne vous gêne pas d'attendre un peu plus que d'habitude, et que ce chapitre n'est pas trop chiant ! Comme c'est le début, il faut que je mette en place l'intrigue, alors conseillez moi si jamais c'est mal fait !
Je sais que les autres personnages vous manquent, mais ne vous inquiétez pas...
À bientôt pour la suite, bisouus ♥️
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