Quarantième Chapitre.

[Jeudi 2 mars. Après un moment avec Joyce pour calmer sa nervosité, Heaven s'est rendue seule au château pour voir le roi et se préparer à son discours.]

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J'entends déjà le brouhaha de la foule qui entre peu à peu dans le château. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine alors que je marche sans but dans la salle du trône. Celle-ci a fermé ses portes exceptionnellement afin de mieux organiser l'arrivée des gens et me laisser un temps de préparation. Le roi est près de la grande double porte, conversant posément avec des gardes.

— Elijah, l'interpelle soudain Stefen en entrant dans la pièce par une porte annexe.

L'intéressé se retourne et coupe sa discussion pour rejoindre son conseiller, qui pince les lèvres, prenant sûrement conscience qu'il a appelé le roi par son prénom devant des servants. Je m'arrête pour les observer, à quelques mètres d'eux. Ils commencent à parler à voix basse alors je ne perçois que quelques bribes de conversation.

— ... amis... mais elle doit être prête... retard...

Le roi se tourne vers moi et me fait signe de les rejoindre. Je m'exécute et il m'indique en quelques mots que je dois les suivre car ils vont ouvrir les portes de la salle de trône. La gorge encore plus nouée, je ne me fais pas prier et leur emboîte le pas hors de la pièce. Le roi et Stefen me font alors passer dans un couloir étroit, vitré par endroit. J'entends le murmure agité de la foule se rapprocher et sens une vague de panique remonter en moi.

Je finis par entrer avec eux dans une antichambre aux allures luxueuses, où pendent des lustres brillants et trônent quelques fauteuils, près de plusieurs portes devant mener à des bureaux ou des salons.

Je lance un regard interloqué aux deux hommes qui s'adressent rapidement à moi :

— Faites vite, me prie le roi. Les gens seront bientôt tous là.

— Faire vite quoi ?

Mais l'ouverture d'une autre porte répond à ma question, et je n'ai pas le temps de remercier le roi qu'il a déjà disparu, pressé. Mon angoisse s'épaissit. C'est bientôt le moment.

M'accordant un peu de détente, je me tourne avec soulagement vers mes amis entrant dans la pièce avec entrain. Zac, Joyce et Jake bien sûr, mais je suis ravie de les voir suivis de Thaniel, Tyssia, Kaleb, puis Isis. En songeant à la meilleure amie de cette dernière, Angie, qui aurait dû être à leurs côtés, mon cœur se serre. Mais mon malaise se dissipe en revoyant tous ces visages familiers et rassurants, que j'approche en sentant ma poitrine se gonfler d'affection. Je ne suis pas si surprise de ne pas voir ma mère à leurs côtés, alors je préfère ne pas y penser.

C'est d'abord vers Thaniel que je vais, le serrant dans mes bras sans préambule. Il répond à mon étreinte et je suis prise d'un profond soulagement. Nous en avons fait, du chemin. Et le voir aujourd'hui près de ceux qu'il a autrefois trahis me rassure plus qu'autre chose.

En me détachant de lui, je souris et plante mon regard dans ses yeux jaunes pleins d'émotion. On ne se dit rien, mais on se comprend. Je jette un coup d'oeil à Stefen, resté en retrait pour m'attendre. Il m'adresse un signe de tête cordial, auquel je réponds d'un léger sourire. Je sais qu'il patiente parce que dans quelques minutes, je vais devoir traverser toute l'assemblée sous sa surveillance. « C'est la tradition » a dit le roi.

Je salue Tyssia, Kaleb et Isis avec un sourire sincère et des accolades familières. Même Isis, que j'aurais cru la plus réticente, m'accueille avec sympathie.

— J'avais deviné, commente Tyssia avec un clin d'oeil.

Je ne réponds rien mais acquiesce en souriant. Elle avait en effet très bien compris que j'étais une Silencieuse de Sang Pur avec Kaleb, et j'avais été si prise de court que je n'avais rien trouvé à répondre.
Je m'écarte d'eux et pousse un long soupir, le cœur allégé. Je vois très bien que leur attitude est différente. Qu'ils restent alarmés, prêts à bondir, mais aussi qu'ils partagent une même cohésion, nouvelle, touchante. Je vois bien que leurs visages sont tous marqués par les mêmes événements, les mêmes pertes. Ils ont été rapprochés par la guerre, et j'espère qu'ils m'accepteront auprès d'eux à présent.

Soudain, j'entends un bruit de martèlement s'élever dans le château, et me retourne brusquement vers Stefen. Mais celui-ci n'a pas besoin de me répondre pour que je comprenne que la salle du trône s'est ouverte et que tous les gens présents sont en train d'affluer dans le château. En me rendant compte du vacarme qui fait rage, je serre les poings pour en masquer les tremblements et reporte mon attention sur mes amis en me forçant à ignorer mon affolement. Je pose mes yeux sur eux et m'accorde quelques pas vers Jake. Il dépose un doux baiser sur mon front avant que je me tourne vers les autres.

— Merci d'être venus avant que ça commence, fais-je sincèrement. J'avais besoin de ça.

— On est un peu des V.I.P, aujourd'hui, raille Kaleb.

— Complètement, affirmé-je en souriant. Vous voulez traverser la foule avec moi, peut-être ? m'amusé-je.

— Hum... je ne suis pas timide, mais il y a des limites, me répond le sorcier en passant ses mains dans ses cheveux aux reflets bleutés.

— C'est ton boulot, ça, renchérit Jake au dessus de moi.

Je le fusille gentiment du regard puis penche la tête sur le côté.

— Vous me laissez me débrouiller seule, mais au moins vous me donnez un peu de courage.

Un court silence s'installe, mais celui-ci me rassure plus qu'il ne m'angoisse. En dehors de la pièce, la foule continue de s'agiter, mais j'arrive à ne pas me laisser envahir par ses échos dans mon crâne.

— Heaven, intervient alors Isis.

Quand je la regarde avec attention, je suis surprise de voir une certaine gêne sur son visage, contrastant avec son apparente assurance.

— Quoi qu'il se passe, je veux que tu saches qu'on a confiance en toi, assure-t-elle en enroulant une mèche de cheveux autour de son doigt. J'ai pu dire des choses maladroites, mais...

— T'inquiète, la coupé-je prudemment. On se serre tous les coudes, maintenant.

Elle sourit cordialement, et Thaniel lui adresse un coup d'épaule amical.

— Si tu paniques, déclare Tyssia, tu n'auras qu'à nous regarder, on sera au premier rang !

— J'y penserai, ris-je.

J'entends Stefen appeler mon nom et me tourne avec un léger sursaut.

— Il faut y aller, m'indique le conseiller. Maintenant.

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je balaie mon groupe d'amis du regard, puis lève la tête vers Jake. Ce dernier n'attend pas une seconde de plus pour se pencher vers moi et m'embrasser en englobant mon visage avec douceur. Je serre les paupières, puisant dans le courage et le soutien qu'il me transmet dans ce baiser.
Me décollant à contre-cœur de mon loup-garou, je prends une profonde inspiration et gonfle mes poumons de l'assurance que je perçois chez mes amis. Je hoche vivement la tête, gravant leurs regards dans ma tête et leur tourne le dos pour rejoindre Stefen en quelques foulées. Ce dernier se redresse, attendant mon hochement de tête assuré avant de se mettre en chemin.

Quelques instants plus tard, je suis seule avec lui près du vestibule bondé, cachée derrière un mur près des premières colonnes du château, non loin d'un des escaliers. J'entends encore plus clairement le monde et le vacarme de leur attente. Je ravale difficilement ma salive, les mains crispées sur le pan de ma chemise. J'aurais peut-être dû m'habiller plus solennellement. Que va penser le peuple d'Érédia en me voyant débarquer avec une simple tenue quotidienne toute noire ?

Face à la porte qui me mènera dans une seconde au moment tant redouté, je me sens étrangement impatiente. Je suis affreusement stressée et incertaine, mais il y a en moi un soulagement bien plus profond. Un soulagement issu de la certitude qu'après tout ce temps, je vais enfin libérer ma poitrine du besoin de dévoiler mon identité et mon implication dans tout ce conflit.

— Ne regardez personne, me conseille Stefen, son visage bleuté éclairé par la lumière chaude d'un lustre. Vous ne poserez vos yeux sur eux que lorsque vous serez montée sur scène. D'accord ?

Lui aussi a décidé de me vouvoyer aujourd'hui. J'acquiesce sans broncher. Rien ne sert de poser plus de questions.

J'entends la cacophonie environnante se calmer étrangement, alors je lève un regard interrogateur vers Stefen.

— Le roi est sur scène, me répond-il simplement.

Je n'ai pas besoin de demander quoi que ce soit de plus. Il attend quelques instants, puis, comme s'il avait compté les secondes, il ouvre la porte sans me regarder. Je comprends alors instantanément et pénètre dans l'entrée du château sans hésiter plus longtemps.

Mon cœur s'arrête. Je suis tout de suite plongée dans l'immensité du château, et face à une foule d'inconnus que je ne peux même pas regarder dans les yeux.

Quand, accompagnée de Stefen, je m'avance enfin vers le chemin menant à la salle du trône, je me rends compte du nombre de personnes qui m'entourent. Des milliers de personnes sont là, je le vois et je le ressens si intensément que ma respiration se bloque.
Encore plus terrifiant, je me rends compte du silence qui plane. Absolu, pesant, angoissant, envahissant. Enveloppant tout le château dans une torpeur indescriptible, me donnant l'impression de tomber dans le vide.

À chacun de mes pas, j'entends mon cœur bondir dans ma poitrine, battre dans mes tempes. Mon passage heurte le marbre et est le seul bruit environnant, fissurant l'air. La présence de Stefen à mes côtés me paraît invisible, et je suis incapable de m'y raccrocher.
Je garde le regard fixé sur la scène qui se dessine au loin, ignorant tant bien que mal la foule qui, dès que je m'avance, se divise peu à peu sur mon passage. Impossible de ne pas ressentir ces horribles souvenirs qui remontent dans mon esprit. Cette scène me rappelle affreusement celle que j'ai vécu chez les Bannis, et le parallèle me donne la nausée. Me voilà de nouveau au cœur d'un château, à traverser le peuple que je dois protéger, rejoignant un souverain inarrêtable. Dans un silence fatal, je me retrouve à nu, scrutée par des milliers d'yeux plein d'espoirs et de jugements.

Je traverse le plus calmement possible l'allée qui se crée face à moi, sentant peu à peu ma poitrine s'enflammer. Je fais un effort considérable pour ne pas chercher des visages familiers dans l'assemblée, ou pour ne pas m'assurer des expressions et des regards de tous ceux qui me découvrent aujourd'hui. Je dois rassembler tout mon sang froid pour garder les yeux rivés sur l'estrade, puis, quand j'arrive à le voir clairement, sur le roi. Au bord du vide, là où je serai dans quelques secondes, il se tient droit, avec grandeur et fierté, comme toujours. Arborant sans crainte son bras de verre qui, ainsi percé par le soleil, brille comme du diamant, dont l'éclat céleste semble être l'écho de son regard immaculé. Je crois que cela le rend encore plus majestueux. Encore plus royal.

Je passe entre les colonnes, arrive à la salle du trône teintée de noir. Je vois du coin de l'oeil les paillettes qui tombent du ciel, les drapés dorés sur les murs qui reflètent la lumière et m'éblouissent parfois. Je vois l'immobilité de la foule qui me suit du regard, perçant mes vêtements et ma peau, me donnant l'impression d'être constellée d'aiguilles. Observée avec froideur et impatience. Une seconde, je me dis que cela ressemble à la dernière marche d'un condamné.
Mes derniers pas résonnent dans l'immense salle bondée alors que je sens l'assemblée se refermer derrière moi quand j'arrive au chemin menant à l'estrade. Sans me retourner, j'avise le regard de Stefen qui m'indique de monter et le précède sur la scène. Je déglutis en apercevant peu à peu la vue en hauteur, et, quand je comprends que Stefen ne me suivra pas aux côtés du roi, une vague de panique m'envahit. Je la repousse tant bien que mal et serre les poings, traversant alors enfin la scène.

Si j'étais impressionnée tout à l'heure face au vide, je suis cette fois complètement désemparée face au monde qui s'étend sous mes yeux. Mon souffle se coupe mais je m'efforce de ne rien laisser paraître, atteignant le niveau du roi en embrassant enfin la foule du regard. En effet, des milliers de personnes s'amassent dans le château, ne laissant aucun espace, aucune pause, aucune respiration. Jamais le château ne m'a paru aussi immense et aussi terrifiant. Être au centre d'une foule peut être effrayant. Être face à elle l'est bien plus.

Je détaille quelques visages, et même si voir à qui je m'adresse est rassurant, c'est tout aussi angoissant. À mesure que je prends conscience du nombre de personnes et d'individualités qui m'examinent, il me semble ne pas pouvoir estimer l'ampleur de la situation. Je suis paralysée. Pendant un instant, je songe à tout ce qu'ils peuvent être en train de se dire. Si j'étais capable de lire leurs pensées, je serais sûrement envahie de tant de choses que je m'effondrerais. Peut-être est-ce pour cela que j'en suis incapable. Pas pour les protéger, eux, mais pour me protéger moi. Me protéger de leurs songes funestes.
Furtivement, je regarde mes amis, effectivement au premier rang, et cela suffit à détendre un peu le noeud dans ma poitrine. Au moins, si je m'évanouis, ils seront là pour me rattraper, songé-je.

Personne ne parle, et tout le monde me regarde. À cet instant, j'aimerais pouvoir disparaître et me recroqueviller dans mon lit chez Zac. Mais j'écarte très vite cette pensée, parce que ce n'est pas le moment de faiblir. Je dois montrer que je n'ai pas peur, que je mérite leur confiance. Je ne dois pas leur montrer l'apprentie incertaine, mais l'hybride pleine d'espoirs.

Je tourne la tête vers le roi, qui se contente d'acquiescer lentement, son regard blanc empli d'une témérité sereine. Il ne parlera pas. C'est à moi de m'exprimer. Mes yeux fermement plantés dans les siens, je déglutis et sens l'appréhension remonter dans ma gorge. Le silence qui pèse sur le château et fait s'allonger les secondes accroît l'angoisse, alors que je songe au fait que je briserai bientôt ce calme illusoire. Le temps me paraît s'arrêter, m'enfermant dans mes propres sensations, dans l'affolement de mon cœur. Je sens le soleil caresser mon visage depuis les larges fenêtres, percer dans ma peau et faire bouillir mes veines. Tout mon corps est en alerte, suspendu dans cet instant qui me semble se cristalliser comme le dernier d'une ère, le dernier souffle avant une chute. Et, ainsi au bord du gouffre, je me demande si je veux vraiment sauter.

Mais il me faut bien le faire.

Alors je me tourne de nouveau vers la foule. Vers le peuple d'Érédia, mon peuple, vers leurs yeux rivés sur moi comme ceux des Bannis l'étaient quelques mois auparavant. Et je brise le silence :

— Bonjour à tous.

Maudissant ma voix étranglée, je me racle la gorge et me redresse. La masse de gens me répond dans un murmure perturbant. Un frisson parcourt mon échine alors que je desserre les poings, voulant refouler le plus possible ma nervosité. Je balaie la salle des yeux, détaillant doucement l'assemblée jusqu'à l'entrée du château.

— Je m'appelle Heaven Caldwell, poursuis-je avec plus d'assurance. Je suis désolée de ne pas avoir pu être présente ces derniers mois. Je sais que l'on vous a dit plusieurs choses à mon sujet, et que vous... que je suis à présent à vos yeux la Silencieuse de Sang Pur qui a participé à la victoire d'Érédia lors de la dernière bataille contre les Bannis.

Un hochement de tête collectif me répond. Parfois assuré, parfois méfiant, parfois hostile, mais aussi bienveillant. Tant de réactions subtilement différentes qui me frappent avec violence, me donnent l'impression d'être mise à nue, dévoilée, inspectée. Jugée comme je ne l'ai jamais été, par des inconnus. Tous ces inconnus qui entendent mes mots sans en connaître l'ampleur ni les enjeux. Tant d'inconnus que je dois convaincre alors qu'ils me rencontrent aujourd'hui.

— Je crois que vous savez certains éléments importants, hésité-je. Mais toute la vérité, vous devez l'entendre de ma bouche. Parce que j'y suis liée, et que je le veuille ou non, je suis au cœur du conflit. Alors je me dois de vous expliquer tout ce qui se passe réellement à Érédia. (Je marque une pause, la gorge nouée.) Je me doute que vous avez beaucoup de questions. Une Silencieuse de Sang Pur, sortie de nulle part comme par hasard au plein milieu d'une guerre. Les Bannis qui décident de se rebeller après tout ce temps caché dans la forêt, et menés par un roi déchu que vous pensiez mort. Je sais que tout paraît trop... trop improbable. Et vous avez raison.

Je vois que certains ont envie de prendre la parole, s'impatientent ou sont de plus en plus nerveux. Je vois une même expression de trouble peindre leurs visages, une même tension emplir le château et nous plonger dans une atmosphère étouffante. Chacun de mes mots est instable, mais je m'efforce de garder la tête haute et de parler fort, donnant une illusion d'assurance, de certitude. Rassurer, persuader, encourager.

— Mais la vérité, c'est que tout ce qui se passe aujourd'hui n'est que le résultat des plans préparés année en année par Jorah, cet ancien roi aujourd'hui dirigeant des Bannis. Notre ennemi commun. Il a quitté le royaume après avoir fait massacrer les Silencieux de Sang Pur, mon espèce, et a fait croire à sa mort alors qu'il se liait avec les Bannis, faisant alors lever un vrai combat, une vraie armée, leur promettant de changer le monde et de récupérer ce qui leur était dû. Afin d'accomplir son propre souhait, celui de récupérer la couronne. De redevenir roi et de réaliser tous ses projets fous, toutes ses idées d'un progrès malsain dont il croit être le garant. 

Je ferme brièvement les paupières, entendant un léger chuchotement gonfler dans l'assemblée, impatiente et brûlante de questions.

— Et si je sais tout ça, c'est parce que je fais moi-même partie de ses projets.

Mes derniers mots font bouger la foule avec trouble, donnant l'impression qu'un coup de vent a percé dans le château et les a tous ébranlés. J'entends quelques éclats de voix, mais mes oreilles sifflent trop pour que je les comprenne. Le roi, qui a reculé d'un pas, fait un large signe de la main et cela suffit à faire taire l'assistance. J'en frémis.

— Vous allez avoir vos réponses, assuré-je alors, pressée. Je ne sors pas de nulle part. Je ne suis pas juste une Silencieuse de Sang Pur miraculeusement rescapée, revenue chez elle par hasard. Je suis un des projets de Jorah, et si j'ai survécu à son propre massacre, c'est parce que j'ai été envoyée sur Terre et que j'y ai vécu jusqu'à l'année dernière, ne sachant rien de ce monde ni de mon identité.

Une nouvelle vague de stupéfaction balaie la salle, un nouveau noeud se défait dans mon ventre.

— J'ai tout découvert à ma majorité, juste avant que la guerre n'éclate. Et ce n'est pas un hasard. Jorah savait, et il a attendu que je revienne ici. Pourquoi ? hésité-je. Parce qu'il voulait m'utiliser pour lui assurer la victoire des Bannis sur vous, le peuple d'Érédia. Parce qu'il savait qu'ils ne pourraient rien contre vous sans une « arme secrète », moi. Et cette arme, il l'a préparée il y a des années, à ma naissance. Parce qu'avec moi, il a réussi un de ses projets les plus fous, il a réussi l'expérience qui avait échoué avec ma mère, avec d'autres Silencieuses de Sang Pur. Et dès qu'il a réussi, il nous a tous fait tuer, pour nous contrôler. Pour me contrôler.

Quelque part dans la foule, quelqu'un se permet de demander de quoi je parle, mais je n'ai pas besoin de cette question pour poursuivre. J'ai l'impression de ne plus réfléchir réellement, laissant simplement venir les mots qui s'imposent à moi comme une évidence. Je libère ma poitrine du poids si lourd de ma conscience, je me libère de mon identité et l'expose cruellement, mais avec sincérité. Ils veulent me connaître, ils veulent me juger. Alors qu'ils le fassent.

— Peu de temps après ma naissance, l'ancien roi Jorah a injecté son propre sang dans mes veines. Il voulait créer un hybride surpuissant à mi-chemin entre le Silencieux de Sang Pur et le Sylphe, son espère. Et il a réussi avec moi. Je ne suis pas qu'une Silencieuse de Sang Pur. Je suis aussi en partie Sylphide.

Cette fois, le brouhaha qui gonfle dans la salle est bien plus virulent et me prend de court. Je quitte brièvement la foule des yeux pour chercher chez le roi une quelconque aide, mais il secoue lentement la tête, me priant d'attendre. Je mords mes lèvres tremblantes en essayant tant bien que mal de ne pas m'affoler, voyant et entendant tout un peuple débattre de ma propre condition. Je prends une profonde inspiration pour tenter de débloquer mes poumons compressés et dénouer ma gorge, mais les pensées qui fusent dans mon esprit m'empêchent de me concentrer.
Heureusement, quelques instants après avoir laissé son peuple s'exprimer, le roi intervient :

— Silence ! tonne-t-il avant de sonder du regard toute l'assemblée. Elle n'a pas fini.

— Et alors ? répond bruyamment un homme que je ne parviens pas à distinguer. Est-ce qu'elle mérite qu'on l'écoute ?

Beaucoup confirment ses propos, surenchérissent. D'autres protestent et appellent au calme, me prennent sûrement en pitié. Mes oreilles bourdonnent. Je ne dois pas perdre le contrôle, je ne dois pas les laisser m'échapper.

— Je ne suis pas votre ennemie ! m'exclamé-je donc.

J'avance sur l'estrade et répète mes mots encore plus fort, m'écorchant un peu la voix. Heureusement, l'acoustique de l'endroit fait résonner ma parole et je suis surprise que cela suffise à suspendre la foule, qui se tourne de nouveau vers moi avec tourment. Je ressens leur inquiétude, leur questionnement profond, leur appréhension. Je sais que la guerre est fraîche dans leur esprit à eux aussi, et je sais que voir le produit de la folie de leur pire ennemi leur parler comme si de rien n'était les désempare, leur fait peur. Ils ne savent plus quoi croire.

— Je vous comprends, déclaré-je sincèrement. Je sais que vous vous méfiez. Et vous ne me connaissez pas, c'est normal. Mais je ne suis pas votre ennemie, répété-je. Au contraire. Lors de la dernière bataille, vous savez que je vous ai aidés à gagner. Mais la vérité, c'est que j'ai littéralement donné ma vie pour sauver la vôtre. Parce que c'était la dernière solution. Parce que Jorah avait gagné l'emprise sur moi et sur mes pouvoirs, et qu'il allait réussir à m'utiliser pour tous vous anéantir. Mais je me suis tuée pour ne pas avoir à détruire ce royaume, ce peuple. (Je m'arrête, avisant tous leurs visages déstabilisés.) J'étais morte. Dans les limbes, précisément. Un endroit entre la vie et la mort, d'où je me suis libérée. J'y suis restée quatre mois. J'aurais pu y rester pour l'éternité, mais j'ai préféré prendre ce risque plutôt que de devoir me soumettre à Jorah et réduire à néant tout ce que j'avais découvert ici. Je voulais croire en ce peuple, en mon peuple. Je me suis sacrifiée pour prouver à Jorah que je n'étais pas sa marionnette, qu'il n'avait pas créé tout en moi et que je ne serai jamais votre ennemie. Et il a voulu me faire changer d'avis, croyez moi. Il m'a enlevée, séquestrée dans le camp des Bannis, entraînée à être l'hybride surpuissante dont il rêvait, préparée à être son instrument et m'a obligée à leur faire croire que j'étais de leur côté. Il m'a obligée à voir se préparer le plan qui réduirait en cendres tout ce royaume, sans que vous ne sachiez rien, pas même qui j'étais. Mais j'ai lutté, jusqu'à mon dernier souffle.

Je reprends mon souffle, mon cœur bondissant douloureusement dans ma cage thoracique. Mon corps entier est brûlant, mais je ne souffre plus de la nervosité qui me donnait envie de vomir il y a peu. Je ne ressens rien d'autre que l'intense besoin de tout expulser, de tout avouer pour soulager mon âme. Je n'écoute rien d'autre que celle-ci, et je crois que ça marche. Parce que quand je ne parle pas, le silence qui règne dans le château est si effrayant qu'il me paraît suspendre les secondes. Ils m'écoutent. Ils m'écoutent tous.

— Vous avez peut-être peur, énoncé-je. Vous me prenez peut-être pour un monstre. Et je comprends. J'ai moi-même détesté qui j'étais. Ce que j'étais. J'ai détesté chaque cellule de mon être parce que j'avais l'impression qu'il n'était que le reflet de la monstruosité de celui qui avait voulu prendre le contrôle de moi. Qui avait osé faire de moi une vulgaire expérience. (Je m'arrête brièvement, heurtée par la profondeur de mes mots, puis pose la main sur mon cœur.) Mais j'ai compris que cette monstruosité n'existe que si je lui laisse le pouvoir. Que ce que Jorah a fait de moi, je pouvais l'utiliser pour prouver qu'il n'était rien. J'ai compris que je pouvais mettre mon pouvoir, le mien, celui que j'ai dompté, au service du bien. Au service de la vie, et non pas de la destruction.

Mes épaules s'affaissent et je garde la main sur ma poitrine alors que je m'accorde un bref regard vers le devant de l'assemblée. Là où mes amis se tiennent, immobiles, les yeux brillant d'une émotion que je n'ai encore jamais vu chez eux, que je n'arrive pas à déchiffrer. Mais qui anime au plus profond de moi la certitude que ce que je dis est juste.

Je redresse la tête vers les autres milliers de personnes qui sont suspendues à mes mots. Je n'essaie pas de décrypter leurs sentiments ni leurs réactions. Je parle, laissant des mois et des mois d'une frustration viscérale se libérer enfin.

— Le fait que son sang coule en moi ne veut pas dire que sa folie aussi. J'ai contré tous ses plans, je me suis libérée de tout le contrôle qu'il a voulu m'imposer, j'ai fait miens les pouvoirs immenses qu'il a fait naître en moi. Je suis devenue non seulement l'hybride surpuissante qu'il voulait, mais également celle qui l'anéantira. Et pour ça, j'ai besoin de vous. J'ai besoin de vous autant que vous avez besoin de moi. Je ne vous demande pas une foi aveugle, au contraire. Je veux que vous m'accordiez une confiance éclairée, informée, une vraie confiance comme celle que votre roi a placé en moi. (Je pointe ce dernier d'un signe de la main.) Il sait qui est Jorah, et il sait qui je suis. Il sait que je suis prête à me battre à vos côtés au péril de ma vie, que je mettrai tous mes pouvoirs au service de ce peuple et contre l'ennemi que nous partageons tous.

En reprenant mon souffle, je sens mes poumons se gonfler d'un sentiment qui m'est encore inconnu. Un mélange de soulagement et d'assurance, de clarté et de détermination. Un mélange exaltant de frénésie guerrière et d'espoir.

— Vous pourriez sûrement vaincre les Bannis sans mon aide, admets-je. Vous êtes plus forts qu'eux. Mais vous ne pourrez pas vaincre Jorah sans moi.

Mon cœur bat plus fort que jamais, mon ventre est contracté, et je sens en son creux, la force de ma magie remonter peu à peu à la surface comme si elle était appelée. Je ne l'utilise même pas, mais elle est là, présente, réchauffant tous les coins sombres de mon être, éclairant tous mes doutes, m'offrant enfin la liberté que je réclamais depuis tout ce temps. Elle me remercie de l'honorer en la laissant m'offrir son assurance, ses promesses infinies. Je la sens s'unir à moi comme elle ne l'a jamais fait auparavant, comme si elle acceptait enfin sa place silencieuse dans mon âme affranchie.

En regardant le peuple d'Érédia, je n'ai plus l'impression de voir des inconnus. J'ai enfin l'impression d'être à ma place, et d'être vraie, d'être moi. Tapie dans l'ombre depuis tout ce temps, je ne demandais qu'à être enfin reconnue. Me voilà enfin là. Ne mentant plus à personne, ni à moi-même ni aux autres. La vérité, je l'ai atteinte.

— Je ne suis pas un monstre, déclaré-je. J'aurais pu le devenir. Mais j'ai gagné ma propre bataille. C'est à vous de décider à présent si vous me laisserez gagner la vôtre.

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Voilà pour le chapitre 40 ! J'espère qu'il vous a plu !

Enfin le discours tant attendu ahah, j'espère vraiment qu'il était bien dit et exprimé, dites moi ce que vous en pensez !

Heaven est enfin dévoilée au monde, mais est-ce que ce monde va l'accepter ? ;)

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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