Quarante-sixième Chapitre.
[Vendredi 3 mars. L'un des trois Bannis disparus neutralisé et les autres toujours recherchés activement, les deux troupes réunies ont dû faire face à une embuscade de Bannis. Thaniel a été attaqué violemment par l'une d'entre eux, et Heaven a perdu tout son sang froid en la tuant sauvagement. Elle a ensuite compris que Joyce n'était pas toujours pas revenue, laissant Zac de plus en plus paniqué.]
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— On ne part pas sans elle, m'empressé-je de dire.
Je fais comme si de rien n'était. Peut-être qu'en prétendant que j'ai repris mes esprits, ils cesseront de me regarder comme une bombe à retardement.
— Je sais, répond fermement le roi en reportant son regard sur la forêt.
Je serre les poings, mon regard alternant entre Thaniel agonisant au sol, Zac dans une tension palpable et Jake, qui semble horriblement troublé. Il a détourné ses yeux de moi, et garde une main plaquée sur son torse, à l'endroit où une plaie sanguinolente a ouvert son tee-shirt.
— Je vais la chercher, lâche-t-il alors en faisant déjà un pas en avant.
Mais il est bloqué par Stefen, qui secoue la tête.
— Elle n'est pas seule, intervient ce dernier. On ne peut pas se permettre de perdre un autre membre.
Jake se rembrunit et me lance un bref coup d'oeil. Je déglutis, tournant sur moi-même pour observer les dégâts que nous avons causés. Tous les cadavres qui s'étendent au sol me donnent envie de vomir. Le sang et l'angoisse emplissent l'atmosphère, nous plongeant tous dans une attente insoutenable. Je sens encore battre en moi la magie et la panique des dernières minutes. Mon crâne est lourd, mes muscles engourdis, mais mon cœur ne veut pas s'arrêter de palpiter.
— On ne restera pas là sans rien faire, déclare soudain le roi en se tournant vers nous.
Il nous examine d'un regard et acquiesce vivement.
— Que Thaniel retourne à Érédia, ordonne-t-il. Vous deux aussi, ajoute-t-il en désignant ses guerriers les plus mal en point. On ne peut plus avoir de blessés ici. Kaleb et Cora, vous vous chargez de les garder en vie. Le chemin ne sera pas long.
Le sorcier et l'elfe de l'air hochent la tête. Kaleb, la tête de Thaniel sur ses genoux, semble avoir retrouvé sa contenance. Dans ses yeux, je ne vois plus des larmes prêtes à couler, mais une détermination enragée.
Finalement, je sens le regard du roi se poser sur moi. Je me raidis, la gorge nouée.
— Toi aussi, tu t'en vas.
— Quoi ?
— Je ne discuterai pas.
— Mais pourquoi ? protesté-je, sincèrement incrédule.
— Tu es la plus en danger d'entre nous. Si Jorah ou Kali débarque, ils ne te tueront pas. Donc tu t'en vas.
J'entrouvre les lèves, prête à m'indigner, mais une pointe dans mon crâne m'empêche de répliquer.
— Et il est hors de question que tu continues de te battre dans cet état, ajoute le roi d'un ton cinglant.
D'un geste dédaigneux de la tête, il désigne le cadavre de la Bannie que je viens de tuer. Je frissonne. Dans cet état.
— Vous ne serez plus que huit, commenté-je amèrement. Si...
— Je ne discuterai pas, répète-t-il.
Je serre les dents, vaincue. Je soutiens le regard blanc du roi, qui m'inonde de plus d'insultes que les mots ne pourraient exprimer. Il ne dit rien pour l'instant, mais je sais bien qu'il a vu chaque fissure qui s'est creusée en moi, et il n'en laissera aucune passer. J'essuie nerveusement la lame de ma dague sur mon pantalon, détournant mon attention du groupe qui me fixe avec angoisse. Pourquoi persistent-ils tous à me regarder comme s'ils attendaient que j'explose ?
— Dépêchez-vous, fait le roi en brisant le silence.
Un instant plus tard, Kaleb et l'elfe de l'air Cora soutiennent tant bien que mal Thaniel, dont les blessures ont été ralenties temporairement par Zac. Celui-ci se redresse en même temps, et il me semble lui-même prêt à exploser. Son épaule saigne mais il n'en a rien à faire, et serre les poings et la mâchoire. Je devine facilement qu'il s'empêche de courir à la recherche de Joyce, au même titre que Jake. Attendre simplement son retour est insoutenable. Et on me demande de fuir avant d'avoir eu la confirmation qu'elle est bien en vie.
Je n'écoute pas les indications du roi lorsqu'il s'adresse à Kaleb, Cora et les deux blessés qui rentrent avoir moi. Je ne veux rien savoir sur le chemin du retour. Je ne veux pas partir maintenant, pas sans Joyce. Je veux qu'on fuie tous ensemble et qu'on retourne tous se cacher à Érédia. Je veux rester avec Jake et Zac, je veux me battre si d'autres Bannis arrivent. Je veux les protéger. Je veux jouer mon rôle.
Mais j'en suis privée. Je sais que je cours un grand risque en étant à découvert ici, mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle le roi m'éjecte. Il me punit. Il me force à m'écarter de la bataille et laisser mes amis les plus proches se battre à ma place. Et je le mérite sans aucun doute.
Les yeux rivés sur le sol, je ne sens pas quand Jake s'approche de moi, alors quand il pose une main sur mon épaule, je sursaute et me pétrifie. Il fronce les sourcils face à ma réaction et baisse sur moi un regard brillant et plein d'émotions dont il ne dira rien maintenant. Je sens mes lèvres trembler.
— On va la trouver, dit-il à mi-voix.
Je recule d'un pas, m'écartant de l'envie horrible de me réfugier dans ses bras. J'observe son visage maculé de sang et devine que lui non plus n'a pas eu affaire à un seul adversaire. Ses pupilles se sont fondues à ses iris noirs, et j'ai beaucoup de mal à présent à ne pas m'y noyer. Dans l'océan impétueux de ses yeux, j'oublie toujours mes tourments, je me laisse porter et j'ignore le monde.
Mais je n'en ai pas le droit maintenant. Alors je serre les paupières, m'arrachant à la chaleur qui naissait dans mon cœur.
— Revenez tous, s'il te plaît, fais-je à voix basse.
La première personne que je regarde en rouvrant les yeux est étrangement Isis, qui s'est tant effacée lors des combats que je ne l'ai pas remarquée. Clouée contre un arbre, elle regarde la scène en silence, et j'ai l'impression de la voir plus vulnérable qu'elle ne le voudrait. Elle a l'air terrifiée, et son caractère de feu ne m'a jamais autant semblé être un masque. Elle n'est pas encore remise de la perte de sa meilleure amie, et elle ne voulait certainement pas voir un autre de ses amis frôler la mort sous ses yeux. Mon cœur se serre. Je suis pitoyable. Je me permets de perdre tout le contrôle alors qu'ils souffrent eux aussi et gardent quand même la tête haute. Je leur ai demandé d'arrêter de s'inquiéter pour moi, mais je ne suis même pas capable de me montrer digne.
Je sors de ma torpeur lorsque je sens la main de Jake se poser derrière ma nuque et qu'il m'attire vers lui pour déposer un baiser sur le haut de ma tête. Je frémis. Au même instant, le roi cesse de donner des ordres à mon petit groupe de déserteurs, et je suis obligée d'obéir à mon tour. Je lance un dernier regard à Jake et me force à graver son sourire dans ma tête lorsque je me retourne. Je serre les poings, posant mes yeux sur Zac qui est déjà prêt à partir dans l'autre sens. Puis, faisant volte face, je me tourne définitivement dans la direction que le roi a indiqué et rassemble tout mon sang froid pour ne pas regarder en arrière.
Si je respecte les ordres sans me rebeller, j'arriverai peut-être à leur faire oublier ma maladresse.
Je me place derrière les deux blessés et écoute automatiquement les indications pressées de Kaleb et Cora, qui, dans mon dos, soutiennent Thaniel qui n'a toujours pas repris connaissance. Du coin de l'oeil, je vois que les deux usent de leurs pouvoirs pour faire flotter l'elfe dans l'air pour l'alléger, sans ralentir pour autant la cadence. Les deux blessés devant moi accélèrent autant qu'ils le peuvent, et bientôt, nous sommes loin du coin ravagé de la forêt où restent les sept derniers d'entre nous. J'ai réussi à ne pas me retourner, je le prends pour une petite victoire.
Étrangement, nous ne trouvons aucun ennemi en travers de notre chemin. Nous détectons plusieurs fois des ombres entre les arbres, lançant des attaques à distance qui nous gardent en sécurité, faisant agir notre magie avec automatisme et sans discuter. Mais, sûrement parce que nous approchons de plus en plus d'Érédia, aucune embuscade de Bannis ne nous entrave. Toujours aucun sentier ne se dessine, mais tous paraissent certains de la voie qu'on leur a indiquée.
Alors je ravale mon amertume et imagine une ligne droite jusqu'à Érédia. Je tente de faire fi de mon inquiétude profonde pour ceux qu'on a laissés derrière, de la culpabilité grandissante qui s'installe dans ma poitrine et de l'envie viscérale de faire demi-tour. Je fais de mon mieux pour ne pas faire remarquer mon trouble ni la honte affreuse que je ressens. Je déteste qu'ils aient pu me voir comme ça, en larmes et incontrôlable face à une simple Bannie.
Je sens la cadence augmenter, et, détournant les yeux de nos abords que je protège en projetant des ondes brillantes avec ma dague, je me rends compte que les arbres se raréfient à l'horizon. J'écarquille les yeux, voyant la lumière qui grandit peu à peu au loin, et me dépêche à mon tour. J'accorde un regard derrière moi, examinant Thaniel, livide, et ses deux porteurs trempés de sueur, me réjouissant d'arriver enfin à destination.
Nous poussons sur nos jambes et ignorons tous nos blessures pour se frayer un chemin entre les feuillages et les branches, fixant notre objectif sur les contours lumineux de l'orée de la forêt. Lorsque nous parvenons enfin à en sortir, nous courons nous effondrer sur l'herbe et reprenons notre souffle avidement dans un même mouvement désespéré. Je laisse tomber ma dague à côté de moi, me repliant sur moi-même en respirant bruyamment. Nous rampons le plus loin de la forêt possible, crachant nos poumons dans une même atmosphère de soulagement acide.
Prise d'une douleur affreuse à la poitrine, je m'écarte et vomis dans l'herbe. Le haut-le-cœur me crispe le ventre et je gémis, crachant de la bile en tremblotant. Je remercie intérieurement les autres de ne pas me faire de remarque, et essuie d'un revers de la main la sueur qui tapisse mon front. Je paie le prix de ma détresse. Je sais que tout est en train de me retomber dans les tripes. Ça m'apprendra.
Je me retourne vers la forêt et me remets tout de suite debout, alerte. Je lève les yeux autour de moi. Ce n'est pas la clairière de l'entrée d'Érédia. Nous sommes sur une bordure d'herbe étroite qui longe un chemin caché derrière les habitations, menant à un fleuve plus loin et aux quais du nord de la ville. Le château est plus proche et je le vois d'un autre angle qu'habituellement. Le roi avait raison. Nous avons contourné la ville par l'est. Le camp des Bannis était auparavant au sud ouest de la ville, il semble à présent au nord est. Ça sonne presque comme une moquerie.
— Comment va Thaniel ? m'enquiers-je sans défaire mon attention de la lisière de la forêt.
— Il respire, mais...
La voix de Kaleb se brise et je me retourne vers lui. En le voyant penché ainsi sur Thaniel, ses mains pressant sur sa blessure et caressant son visage, j'entrouvre la bouche en comprenant. Ses cheveux noirs aux mèches bleutées tombent sur son visage trempé de sueur et de sang, et ses yeux sont toujours d'un violet brillant. J'aurais dû me rendre compte de comment il regarde Thaniel.
— Cora, appelé-je cette dernière qui s'assure de l'état des deux autres blessés. Va chercher de l'aide, s'il te plaît.
Elle me lance un bref regard interloqué mais obéit tout de suite après. Elle bondit sur ses jambes et court à travers le chemin, disparaissant dans une ruelle. Je respire profondément, faisant de mon mieux pour contrôler mon stress.
— La protection de la ville a bien été renforcée, hein ?
— Oui, répond un des blessés dont je ne devine pas l'espèce.
Je déglutis. Nous sommes en sécurité, ici. Le roi avait raison. Il faut éviter de me mettre en contact avec les Bannis. Même si, à présent, je ne sais plus si c'est pour préserver ma vie ou me garder sous contrôle.
Le temps que nous attendons me paraît interminable. Je reste debout malgré la douleur dans mes jambes, lançant des regards derrière moi pour m'assurer que Thaniel est toujours vivant et que les deux autres blessés ne perdent pas connaissance. Ils perdent tous les deux du sang, mais gardent l'expression fière et déterminée d'un guerrier qui, même en frôlant la mort, n'abandonne pas. Je me demande si cela est dans notre sang à tous. Avant la première attaque des Bannis, ils n'avaient peut-être jamais connu la guerre. Ils étaient déjà au service du roi mais ne servaient peut-être que de symboles de sécurité. Ils ne s'étaient peut-être jamais entraînés pour de vraies batailles. Et pourtant, c'est comme s'ils avaient toujours combattu au péril de leur vie. La guerre nous a-t-elle tous changés en soldats cruels ou l'avons nous toujours été au fond ?
Je ne réprime pas un cri de soulagement quand Cora revient avec plusieurs infirmiers du château qui s'empressent d'embarquer les blessés avec eux. Je gémis en voyant Thaniel qui ne réagit toujours pas lorsqu'il se retrouve sur un brancard. Cora repart tout de suite, mais je vois Kaleb hésiter, puis finir par choisir de rester avec moi.
— Tu pouvais aller avec lui, lui intimé-je lorsqu'il se plante à côté de moi avec son sabre.
Il secoue la tête sans me regarder.
— Tyssia est encore là-bas.
Je mords mes lèvres, l'esprit agité. Il a dû choisir entre rester auprès du garçon qu'il aime et attendre sa meilleure amie. Les deux pourraient mourir. J'imagine qu'il ne s'est jamais senti plus seul qu'à l'instant.
— Dans les limbes, hésité-je, j'ai pu revoir toute ma vie ici.
Le sorcier me lance un regard interloqué, ne voyant pas où je veux en venir.
— Ça m'a aidée à me rendre compte que je ne pouvais pas demander plus de mes amis vu tout ce qu'il m'avait apporté. Et que, si je revivais et qu'ils n'étaient plus là, je devrais l'accepter. C'est comme ça que j'ai pu m'en sortir.
Il ne répond pas. Je lui souris.
— Ce que je veux dire, c'est qu'avant de penser à tout ce que tu n'auras plus si tu perds les gens que tu aimes, tu dois penser à tout ce que tu as eu grâce à eux.
Il ouvre grand les yeux. À ce moment, je me souviens qu'on m'a dit qu'il avait perdu son frère lors de la dernière bataille. Ces mots signifient plus pour lui que pour moi.
À son tour, il me sourit tristement, et la douceur que je vois sur son visage me fait un peu oublier ma peine. Il repousse ses cheveux poisseux de son front, reposant en même temps que moi un regard impatient sur la forêt.
Nous attendons en silence, respirant bruyamment, les yeux plissés comme si on pouvait voir plus loin que la masse d'arbres qui se dresse devant nous.
Enfin, nous entendons en même temps de violents bruissements, et ne sommes pas surpris de voir le groupe foncer entre les buissons. Kaleb est le premier à courir vers eux alors que leurs silhouettes se dessinent enfin à l'orée de la forêt, et je mets un peu plus de temps à percuter. Le premier que je vois est Zac. Je lâche un cri, et m'élance vers eux à mon tour.
— Joyce ! m'étranglé-je.
Zac la tient fermement contre lui malgré sa blessure. Dans une de ses mains, il tient le katana ensanglanté de Joyce. Les bras de la Kitsune pendent dans le vide, et sa tête ballote contre l'épaule de son petit-ami. Je plaque ma main contre ma bouche en voyant le sang sur elle, priant pour qu'il ne soit pas que le sien. Elle est inconsciente, et autour d'elle, brille une faible lueur orangée, comme les restes d'une protection de son esprit renard, une manifestation fragile de sa force.
— Elle est vivante, dit Zac d'une voix grave avant que je ne formule la question.
Je ravale un sanglot et soutiens difficilement le regard brisé du Changeur. Je ne l'ai jamais vu comme ça. Son visage ne me paraît plus être le sien tant il est crispé par la douleur et la peur. Je tremble, et tourne la tête avec effroi pour trouver Jake. En voyant qu'il me regarde, je me précipite vers lui et attrape son visage pour l'examiner de plus près, le cœur en feu.
— Tu vas bien ? m'assuré-je. Tu n'es pas blessé ?
— Je cicatrise vite, répond-il doucement.
Alors que je sonde tout son corps du regard, tentant de deviner où se trouvent ses plaies, il m'agrippe le bras et me tire vers lui sans préambule, me serrant contre lui avec fermeté. Je l'enlace à mon tour, me fichant éperdument de la sueur et du sang, sentant ma poitrine se soulever douloureusement sous un mélange de peur et de soulagement. Je serre les poings dans le dos de Jake et tourne la tête pour plaquer ma joue contre la plaie en effet cicatrisée sur son torse. Je me concentre sur le battement de son cœur qui résonne dans mes oreilles, frénétique rassurant. Je regarde près de nous et constate avec peine qu'il manque la Kitsune que Joyce devait trouver, ainsi qu'une autre sorcière. En tout, il y a eu cinq morts.
Une boule s'installe dans ma gorge lorsque je pose les yeux sur Zac qui accourt derrière Stefen entraînant les blessés au château sous les ordres du roi. En voyant ce dernier se tourner ensuite vers sa troupe pour s'assurer que tous se portent bien, je me sens fulminer et me détache violemment de Jake.
— Vous êtes fier de vous ?! pesté-je à l'intention d'Elijah. C'est ça que vous imaginiez ? Vous comptiez sacrifier vos guerriers pour quelques pauvres informations ? craché-je en désignant le groupe de blessés du doigt qui disparaît déjà dans les allées d'Érédia.
Le roi me scrute avec sévérité et lève le menton.
— Ce n'est pas le moment.
— On a fait n'importe quoi ! insisté-je. Comment...
— Heaven ! intervient Jake en m'attrapant par le bras.
Je me retourne vers lui toujours furieuse, mais il me convainc de me taire en un regard. Je ravale mon agressivité en me rendant enfin compte du silence terrible qui pèse sur les autres membres du groupe. Même Kaleb et Tyssia qui viennent de se retrouver sont muets et livides. Je frémis, et la culpabilité repique dans mon ventre.
Le roi n'attend pas plus longtemps. Il indique le chemin et se met à notre tête, nous amenant à son château sans dire un mot. Il nous fait passer par des chemins non fréquentés, longeant des passages sombres. Personne n'ose parler, et je garde les yeux rivés devant moi, le bruit de nos pas et de nos respirations fatiguées résonnant dans mon crâne. Jake, à côté de moi, me lance par moment des regards inquiets. Isis est juste devant nous, et même si elle tente de rester droite, je perçois les tremblements incessants de son corps. Tout le monde est épuisé, sale, désespéré.
Je mets longtemps à reprendre mes esprits face à l'effervescence du château. Des soigneurs et infirmiers s'empressent de nous prendre en charge, nous séparant et nous réunissant dans un même mouvement automatique. Je garde les yeux perdus dans le vide, ne grimaçant même pas quand on désinfecte mes plaies. J'enfile les vêtements propres qu'on me donne, évite de regarder les bleus et les écorchures sur mon corps, fais en sorte de ne pas croiser un miroir.
Tout le monde s'aligne dans l'infirmerie principale, sauf Joyce, Thaniel et deux autres blessés grave qui ont été isolés sans qu'on puisse les voir. J'ai envie de pleurer, mais n'en ai même plus la force.
— Tu crois vraiment que ça vaut le coup ?
Je n'entends pas tout de suite Isis qui est sur le lit à côté de moi. Je l'interroge du regard.
— Tout ça, fait-elle d'une voix tremblante.
Elle désigne la salle, et je suis son regard sur tous les visages creusés des guerriers, sur tout le sang qui est nettoyé, toutes les plaies qui sont refermées. Reposant mes yeux sur la jolie elfe, je me rends compte à quel point elle a l'air fatiguée. Lorsque je l'ai rencontrée, elle était prétentieuse, joyeuse et aussi légère que son pouvoir. Elle me semblait tenir le coup, hier encore. Mais à présent, je n'en suis plus sûre.
— On fera en sorte que oui, réponds-je à mi-voix.
Elle rit tristement.
— J'espère que je ne mourrai pas avant de voir ça.
J'ouvre de grands yeux, heurtée. Aucune de nous ne poursuit. Je baisse les yeux vers mes mains couvertes de bandages déjà tâchés par mes écorchures, et me rends compte que je n'ai pas arrêté de trembler.
Est-ce que ça vaut le coup ? Est-ce qu'on se bat, qu'on voit tous ces gens mourir, qu'on tue vraiment pour un meilleur avenir ? Est-ce que, une fois que tout sera fini, on sera fiers de nous ?
J'avais tendance à espérer que la vie pourrait reprendre son cours normalement une fois que la guerre serait terminée. Mais je me demande comment j'ai pu être aussi naïve. Je suis de retour depuis quelques jours seulement et je vois déjà comme le comportement de tous a changé. J'ai sous les yeux le résultat de quatre mois d'attente et de traumatisme ancré de plus en profondément. Dans les limbes, j'ai échappé à ça. J'ai échappé au temps et à ce qu'il creuse en nous. Et si, aujourd'hui, j'ai été bouleversée de retourner au combat et de me confronter de nouveau aux Bannis, je n'imagine pas ce que ça a été pour eux.
J'observe Kaleb et Tyssia qui parlent à voix basse. Tyssia est en train d'essayer de rassurer Kaleb, mais je devine sur son visage à quel point elle-même a peur. Dans ses yeux troublés, je vois l'écho de notre conversation. Si son grand-père a été banni, il est normal qu'elle s'interroge sur leur condition. Mais j'ai l'impression que ce n'est pas la seule raison. Je me dis toujours que je suis la seule à douter, parce que je suis au cœur du conflit et que j'ai tout vu des deux côtés, que j'ai entendu chaque peuple défendre sa cause. Parce que j'ai vu quotidiennement ce qu'ils ont peut-être compris eux aussi. Pendant tout ce temps, en rebâtissant la ville, se sont-ils interrogés sur les raisons de sa destruction ? Les espions des Bannis dans Érédia se sont-ils multipliés ?
J'ai eu tort de penser qu'ils ne verraient jamais plus loin que leur peuple. Ils font la guerre, mais en les regardant plus attentivement, je reconnais l'incertitude. Celle d'un soldat qui se bat pour survivre, mais aussi celle d'un humain qui est obligé d'en tuer d'autres.
Je sais que nous pouvons gagner. Je sais que nous avons envie de gagner. Que nous faisons ce qu'il faut et connaissons le véritable ennemi. Que nous nous battrons pour notre vie et celles de tous ceux qui nous entourent. Mais quand le sang ne coule plus de l'incompréhension mais uniquement du désespoir, comment combattre sans se perdre soi-même ?
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Voilà pour le chapitre 46 ! J'espère qu'il vous a plu !
Un retour d'expédition pas très glorieux, et qui fait un peu un point sur l'état d'esprit !
J'espère que vous aimez toujours autant, j'ai hâte d'écrire la suite :)
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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