Quarante-septième Chapitre.

[Vendredi 3 mars. Toute la troupe d'expédition est rentrée au château pour se faire soigner. Joyce, inconsciente, a été isolée, comme Thaniel et deux autres blessés. Heaven, en discutant avec Isis, a vu à quel point le conflit les ébranlait tous.]

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— Heaven !

Je sursaute en entendant la voix de ma mère. Je me tourne et ai à peine le temps de m'assurer que tous ceux qui sont présents sont au courant de son identité avant qu'elle ne se rue sur moi. Elle agrippe mes joues et examine chacune de mes plaies, frôlant mes bandages aux mains et aux bras, soulevant les manches de mon tee-shirt et les cheveux au dessus de mes épaules.

— Je vais bien, la rassuré-je en abaissant sa main.

Elle prend une longue inspiration avant de planter ses yeux brillants dans les miens. Je m'y perds une seconde, appréciant la vision familière de ce bleu qui n'appartient qu'à nous.

— J'ai demandé à te voir tout de suite, mais... s'alarme-t-elle.

— Je sais, fais-je lentement. Les autres ne devaient pas te voir.

Je me retourne brièvement vers le groupe réduit derrière moi, assis sur deux lits face à face. Jake et Zac, Tyssia et Kaleb, Isis. Tous attendent le moment où nous aurons le droit de voir Thaniel et Joyce.

— Ça a marché ? m'interroge Teresa.

Je hausse les épaules.

— Ça dépend sous quel angle on le prend.

Elle fronce le nez. D'un regard inquiet, elle sonde tous mes autres amis. Silencieuse, elle fait signe à Zac de venir. Il hésite un instant avant de s'exécuter, et quelques secondes plus tard, il se laisse enlacer par ma mère. Elle lui dit quelque chose à l'oreille que je n'entends pas.

— Ne faites rien de stupide, s'il vous plaît, dit-elle à mi-voix en me prenant le poignet.

Je ne réagis pas, ne sachant pas vraiment où elle veut en venir. Je me demande si elle sait ce que j'ai fait dans la forêt.

— Si par stupide, tu veux dire se mettre en danger, on ne pourra pas trop l'éviter, commenté-je.

J'évite le regard perçant de Zac. Ma mère, alors que je m'attendais à une réprimande, sourit.

— Je crois que j'aurais répondu la même chose.

Elle recule pour nous contourner et je suis surprise de la voir se diriger vers mes amis.

— Vous n'avez pas l'air en grande forme, note-t-elle.

Je n'arrive pas à retenir mon sourire en coin. Je vois à l'expression de son visage qu'elle veut paraître détendue, peut-être pour nous rassurer après notre épreuve, jouer un rôle chaleureux qu'elle n'a jamais pu jouer.

— Je peux vous préparer un repas, si vous voulez, ajoute-t-elle d'un ton léger. Bon, je n'ai pas cuisiné depuis vingt ans, mais...

Elle est interrompue par un cri que je reconnais immédiatement. Joyce.

Zac est le premier à s'élancer vers la salle où elle est isolée et nous traversons le couloir à la hâte. À l'entrée de la pièce, une infirmière aux oreilles pointues nous intercepte.

— Elle n'est pas en état de vous recevoir, dit-elle en levant une main.

— Peu importe, répond sèchement Zac.

Le cœur serré, je me rends compte que Joyce continue de crier d'une voix étouffée. Zac fait un pas devant l'infirmière, les yeux lançant des éclairs.

— Je vais entrer et voir Joyce, que vous le vouliez ou non.

Son interlocutrice fronce les sourcils et nous balaie du regard avant de reporter son attention sur le Changeur aux poings serrés. Elle finit par soupirer et s'écarter.

— Vous seulement, précise-t-elle en appuyant sur la poignée de la porte.

Je retiens ma respiration lorsque la voix de Joyce qui appelle Zac me parvient aux oreilles. À côté de moi, Jake fulmine. Timidement, je frôle sa main, et il finit par lier fermement mes doigts aux siens sans me regarder. Je ravale difficilement ma salive et fixe la porte de la pièce en silence.

Quelques minutes plus tard, un autre infirmier nous ouvre la porte pour nous faire entrer. Nous nous exécutons avec hésitation. Ma mère est la seule à rester derrière, et je la remercie intérieurement de nous laisser un peu d'intimité.

La vision que j'ai alors me pétrifie. Joyce est assise sur un lit, et pleure dans les bras de Zac sans parvenir à contrôler ses sanglots. Je sens mes propres larmes poindre. Je ne l'ai jamais vue comme ça. Elle s'agrippe au dos de Zac et ses cheveux habituellement si beaux paraissent ternes sur ses fines épaules. Recroquevillée, le visage caché, elle me paraît plus vulnérable qu'elle ne l'a jamais été.

Aucun de nous n'ose avancer, sauf Jake. Il lâche ma main et je sens ma poitrine s'enflammer en apercevant son regard. En quelques pas, il va s'accroupir à côté du lit de Joyce et pose une main sur son bras, relié par un cathéter à la poche d'un liquide inconnu. La Kitsune sursaute et tourne alors la tête dans sa direction. Je me raidis, frappée d'effroi. Elle a les yeux noirs, entièrement. Les larmes coulent abondamment sur ses joues et semblent sortir de nulle part, son visage éraflé ressortant horriblement pâle autour de ces deux marques de néant.

— Je ne vois rien, sanglote-t-elle lorsque Jake soulève le menton blessé de son amie.

Je tourne la tête vers les autres, qui s'échangent tous des regards terrifiés en comprenant aussi.

— Ça va revenir, veut la rassurer doucement Zac.

— Qu'est-ce que t'en sais ?! se lamente-t-elle en écarquillant encore plus ses yeux vides. Et puis même si...

Prise d'un vertige, elle s'arrête et se laisse tomber sur son lit dans un gémissement de douleur. Je précède Kaleb, Tyssia et Isis à son chevet. En nous entendant approcher, elle cache ses yeux de ses mains et est secouée d'un autre spasme. Je serre les dents pour m'empêcher de pleurer et tente de dénouer ma gorge en vain. Elle tremble, plus fragile que jamais.

Jake se redresse et s'assied au bout du lit avec Zac.

— Ça va revenir, répète ce dernier. D'ici demain, peut-être après. Ils te l'ont dit. C'est juste l'effet de...

— Je sais de quoi ça vient, Zac, siffle-t-elle en gardant les poings serrés sur ses yeux. Je n'ai pas besoin de l'entendre encore une fois.

Il ferme brièvement les yeux avant de poser un regard compatissant sur sa petite amie. J'aimerais m'exprimer, la rassurer et remédier à sa détresse. Mais je suis prise de court, frappée si directement au cœur que je suis incapable de réagir. J'avais aperçu cette facette incontrôlable d'elle quand Zac avait failli mourir lors de la première bataille. Mais je n'aurais jamais imaginé la voir encore dans une telle situation.

Hésitante, je pose ma main sur la sienne, couverte de bleus et d'écorchures. Elle semble reconnaître mon contact et serre mes doigts en les ôtant de ses paupières. Lorsqu'elle ose enfin rouvrir ses yeux, je fais de mon mieux pour ne rien traduire de ma peine.

— Je suis désolée, je fais pitié, soupire-t-elle en essuyant les larmes sur ses joues d'un revers de la main.

— Qu'est-ce que tu racontes ! s'exclame Tyssia.

— Tu as été sérieusement blessée, ajoute Isis. Tu n'as pas besoin de faire comme si ça ne te faisait rien.

Je resserre ma prise sur sa main, et elle lève ses yeux vides vers moi. Pendant un instant, il me semble presque qu'elle me regarde vraiment.

— Je suis contente que vous soyez en vie... fait-elle d'une voix étranglée.

Je me force à sourire, même si je sais qu'elle ne peut pas le voir.

— On l'est aussi que tu le sois, réponds-je doucement.

Elle rit tristement en baissant la tête.

— Super. Je suis vivante mais je ne risque pas de le rester en étant aussi faible.

— Joyce ! s'offusque Zac.

Elle ne réagit pas, gardant son regard absent rivé sur ses mains tremblantes. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais je ressens intensément que sa magie a été touchée, que son équilibre profond a été ébranlé. Je me souviens de la lueur qui jaillissait d'elle tout à l'heure. A-t-elle manifesté son esprit renard dans la bataille ? De ce que j'ai compris, l'autre Kitsune est morte au combat aux côtés de Joyce. Les deux autres survivants n'ont pas encore donné de détails.

J'observe timidement Zac, dont les yeux bleus se sont assombris. Le regard qu'il pose sur Joyce me bouleverse, car je vois qu'il ressent toute sa douleur. Joyce est forte, elle est téméraire et c'est une combattante hors-pair. Elle ne flanche jamais, elle est notre ancre à tous. Je puise dans son sourire chaque jour, je me réchauffe à son contact, mais jamais elle ne demande qu'on le lui rende. Elle fait comme si elle n'en avait pas besoin, elle feint l'indifférence. Sans doute veut-elle encore le faire aujourd'hui, en vain.

Lentement, je me fais une place à côté d'elle et pose ma tête sur son épaule. Elle ne bouge pas, mais j'aime à penser qu'à l'intérieur, elle me remercie. Le silence nous enveloppe et je ne compte pas les secondes, attendant patiemment de sentir que Joyce tremble moins et que ses sanglots légers cessent. Finalement, elle se repose sur moi à son tour.

— Tu vas t'en remettre, Joyce, chuchoté-je. On est avec toi.

Elle serre doucement ma main. Je ne grimace pas quand elle appuie sur une de mes blessures.

Je ne sais pas qui est le premier d'entre nous à se rendre compte qu'elle s'est endormie. Je me détache d'elle et l'aide à retomber délicatement sur son lit. Ses cheveux s'éparpillent autour d'elle, et je prends une profonde inspiration en observant son visage à la douceur meurtrie.

— Je veux la ramener à la maison, intime Zac à voix basse sans la quitter des yeux.

— C'est impossible, répond une infirmière dans le coin de la pièce. Elle a subi deux altérations, il lui faut des soins constants.

— Vous parlez de ses yeux ? hasardé-je lorsqu'elle s'approche pour vérifier le liquide qui s'écoule jusqu'aux veines de mon amie.

— Non, répond Jake à sa place. Une altération, c'est quand un Kitsune perd une de ses queues.

J'écarquille les yeux.

— Deux... m'étranglé-je en regardant le visage endormi de Joyce.

— D'où ses yeux, ajoute Zac d'une voix grave. L'inverse de l'Omniscience des Kitsunes, c'est la non-voyance. C'est une régression de l'esprit renard, une... une perte d'âme. Ça durera sûrement deux jours, mais à son réveil, la douleur sera bien pire.

Je frémis, les mains crispés sur le tissu de la couverture de Joyce. Elle a littéralement perdu deux morceaux de son âme. Je me souviens de ce que j'ai lu au sujet des Kitsunes dans le Bestiaire, il y a si longtemps. L'Omniscience, c'est le stade que leur esprit atteint lorsqu'il acquiert neuf queues, leur permettant de tout voir et tout entendre dans le monde. Quelle humiliation, de ne rien voir du tout à cet instant précis.

En silence, nous nous écartons du lit pour laisser l'infirmière inspecter Joyce. Mon cœur se crispe douloureusement en songeant à la solitude, au vide intérieur qu'elle doit ressentir. Je crois que rien ne pourra le combler, mais j'essaierai quand même. On essaiera tous à notre manière.

Des éclats de voix dans le couloir nous sortent de notre torpeur, et c'est après un moment d'hésitation que Kaleb est le premier à passer la tête par la porte. Une seconde plus tard, j'entends crier son nom et il disparaît dans le couloir, bientôt suivi par Tyssia.

Je reste derrière quand nous sortons tous et fermons la porte de la chambre de Joyce. Je mets un peu de temps à comprendre ce qui se passe réellement quand plusieurs adultes accourent face à nous, suivis par un Stefen un peu tendu. Je vois Kaleb enlacer ses parents et Tyssia sa mère sous nos yeux ébahis. Isis reste en retrait elle aussi, et je suis surprise de ne voir personne venir pour elle.

— Et mon fils ? crie une voix féminine derrière le groupe agité de retrouvailles. Je veux voir mon fils !

— Il se fait soigner, répond Stefen avec impatience. Je vous ai déjà dit que vous pourriez le voir après.

— Je veux le voir maintenant ! insiste furieusement la femme que je distingue enfin, dont la ressemblance frappante avec Thaniel ne fait aucun doute.

Ma tête s'alourdit de pensées troubles. J'ai toujours beaucoup de mal à imaginer des parents et des proches à ceux dont je partage les journées, et voir Tyssia et Kaleb se faire réprimander par leurs parents morts d'inquiétude n'est pas une scène que je prévoyais.

Je lève la tête vers Jake qui observe la scène en silence. Je me demande s'il pense à Neela, s'il se dit qu'elle serait peut-être venue prendre de ses nouvelles, elle aussi.

Zac pose une main sur mon épaule et me coule un regard pour m'écarter doucement.

— Je retourne avec elle, chuchote-t-il.

Je ne discute pas, et il disparaît au même moment où la mère de Thaniel arrive en trombe vers Jake et moi.

— Toi ! peste-t-elle en me pointant du doigt. C'est à cause de toi qu'il est allé en mission !

Je recule d'un pas, prise de court. Stefen se met en travers du chemin de la femme enragée dont les yeux jaunes m'insultent et il passe une main dans le haut de son dos.

— Allons discuter ailleurs, lui dit-il en la poussant poliment. Un couloir d'infirmerie n'est pas un endroit propice aux débats.

Elle s'apprête à réagir violemment mais se ravise pour le suivre d'un pas pressé. Je les imite fébrilement aux côtés de mes autres amis, perdue entre les bribes de conversations animées des enfants et leurs parents et le sifflement insupportable dans mes oreilles.

Bientôt, nous arrivons dans un salon annexe à la salle de réception qu'on aperçoit de l'autre côté d'un couloir luxueux. Des peintures ornent les murs et le haut plafond est décoré d'énormes lustres, reflétant la lumière froide qui perce à travers les grandes fenêtres. Les livres, cartes diverses et petites tables entourent les canapés au centre de la pièce. Cependant, personne ne se sent d'humeur à s'affaler aux milieux des coussins.

Kaleb et Tyssia parviennent à calmer leurs parents respectifs et je vois déjà la mère de Thaniel fulminer à côté de Stefen. En imaginant qu'elle est bien un elfe de feu comme son fils, je ne serais pas étonnée de voir des flammes jaillir de ses yeux.

— Il aurait pu mourir ! rugit-elle. Je croyais que c'était une mission sécurisée ! C'est elle qui la menait, pas vrai ?

Elle pointe son doigt sur moi et Stefen secoue la tête avec impassibilité.

— Elle n'a rien à voir avec l'état de votre fils, Elisabeth.

Je sens Jake se raidir contre mon épaule. C'est le même prénom qu'avait sa mère.

— Elle a tout à voir, au contraire !

Elle se retourne vers moi et s'approche en me fusillant du regard.

— Je savais bien que j'avais raison de me méfier quand Thaniel m'a dit que vous étiez amis.

— Je n'ai rien fait ! protesté-je.

— Heaven, me fait taire Stefen avec un geste de la main.

Je me ravise, les poings serrés. La mère ne décolère pas.

— Calmez-vous, poursuit-il à son intention.

— Qu-

— Elisabeth, sévit le conseiller du roi. On vous a répété que votre fils était entre de bonnes mains, et Heaven n'est absolument pas la cible qu'il faut viser. Thaniel était honoré de participer à l'expédition et il a été d'une grande aide. Il va se remettre de ses blessures et vous en parlera lui-même, mais ne cherchez pas un coupable ici parce que vous n'en trouverez pas.

Son interlocutrice se pétrifie, et l'expression sur son visage me satisfait méchamment. Elle me regarde et semble chercher ses mots, puis se rembrunit et recule en pestant silencieusement. Elle s'éclipse un instant plus tard, repartant sûrement en direction de l'infirmerie.

Je soupire en passant mes mains sur mes joues.

— Je n'aurais pas pensé que je devrais faire face à une mère enragée.

— Oh, la tienne était comme ça aussi tout à l'heure.

Je sursaute en me retournant vers le roi. Je ne l'avais pas entendu entrer. Il avance lentement, propre et calme comme s'il n'avait pas été au milieu d'un massacre il y a quelques heures.

— Je vois que vous êtes tous plus ou moins remis, c'est rassurant, déclare-t-il en arrivant à notre niveau.

Il se tourne vers les parents de Kaleb et la mère de Tyssia, qui restent collés à leurs enfants.

— Si cela ne vous dérange pas, j'aimerais toucher un mot en privé aux volontaires qui m'ont accompagné dans ma mission.

En temps normal, il les aurait appelés guerriers, n'est-ce pas ?

— Où sont les autres ? interroge le père de Kaleb, un homme imposant au crâne rasé.

— Ils ont été appelés.

Il esquisse un sourire cordial et penche la tête en direction de la porte principale. Après avoir échangés des murmures avec leurs enfants, les parents n'ont d'autre choix que d'obéir à leur roi et sortent de la pièce sans un mot de plus.

— Les parents sont souvent les plus difficiles à contenir, soupire le roi en ajustant sa couronne sur sa tête.

Il a sorti un symbole pour faire bonne figure malgré tout. Il pense vraiment à tout.

Quelques instants plus tard, font irruption dans la pièce les quatre autres survivants en état de marcher. Nous étions vingt-et-un, nous nous retrouvons à onze ici. Cinq morts, quatre blessés. Et Zac, qui restera sûrement près de Joyce toute la nuit.

Quelques uns s'installent dans les canapés et je reste debout, le regard vers une des fenêtres derrière qui montre une une large cour entre plusieurs tours du château, et au loin, une partie de la ville sous les nuages d'un ciel qui s'assombrit déjà.

— Ça n'a pas été un fiasco total, déclare le roi en prenant place dans le plus imposant fauteuil.

Je crispe mes mains sur le dos d'un siège. Il est ironique ?

— Il y a quand même eu cinq morts chez nous, note Cora, l'elfe de l'air qui nous a aidés à rentrer.

— Et deux dizaines chez les Bannis, répond calmement le roi. Nous avons réussi à réduire la zone d'incertitude autour du camp, poursuit-il. Également, nous savons à présent qu'ils peuvent nous repérer grâce à des capteurs magiques, et surtout, qu'ils peuvent se téléporter.

— Comment c'est possible... soupire une elfe adossée à une carte d'Érédia.

Un court silence passe. Je m'éclaircis la voix, mais je suis devancée par Stefen.

— Cela a sûrement rapport à leur marque de bannissement. L'une d'entre eux a dit que la fausse Heaven ne pourrait pas se téléporter puisqu'elle ne l'avait pas.

— Kali a pu les ensorceler, ajouté-je.

Tous les regards se tournent vers moi. Je me sens rougir mais m'empêche de hausser les épaules.

— Oui, sûrement, réagit le roi en gardant les yeux dans le vide.

Dans la lumière vacillante des lustres à présent étincelants, son bras est parfois invisible.

— Mais ça veut dire qu'ils peuvent venir de nulle part, non ? hasarde Kaleb, assis à côté de Cora.

— Et, donc, que connaître leur emplacement ne sert à rien, renchérit Jake.

Le roi soupire du nez.

— C'est une information cruciale. Ça changera toute notre protection. Ce n'était vraiment pas un fiasco, repète-t-il.

Je cherche de la satisfaction sur son visage, mais n'en trouve aucune. Il ne laisse rien transparaître. Est-il en train de réfléchir ou cette réunion l'ennuie-t-elle tout simplement ?

— Je voulais vous remercier pour votre engagement, déclare-t-il finalement en étendant les bras. Vous avez été de très bons guerriers, et j'espère que vous pourrez tous bien vous reposer ces prochains jours. Je vais vous laisser le temps de vous rétablir et organiser des funérailles aux combattants tombés aujourd'hui. Si vous avez des questions, je vous écoute.

— On a le droit de faire des recommandations pour la prochaine fois ? intervient de nouveau l'elfe qui regarde cette fois la carte à laquelle elle était adossée.

— Bien sûr, répond Elijah.

Elle parle après une seconde de contemplation face aux dessins de la ville.

— Il serait plus judicieux de ne pas emmener une guerrière instable et incapable de garder son sang-froid.

Je me paralyse, un violent froid s'immisçant en moi. Tout le monde me regarde de nouveau, sans surprise. Seuls Jake et le roi gardent les yeux rivés sur l'elfe qui vient de se retourner pour me toiser. Je plisse les paupières.

— Tu parles de moi ?

— À ton avis ? peste-t-elle.

— Nadia, dit soudain calmement le roi.

La concernée n'essaie même pas de répliquer une fois qu'elle a croisé le regard du souverain. Elle tourne la tête, ses cheveux noirs dévoilant ses oreilles pointues. Elle ne doit pas être beaucoup plus vieille que moi, c'est sûrement la plus jeune de la troupe du roi.

— Le comportement de Heaven n'est pas un sujet de débat ici, poursuit Elijah en se levant de son siège. Il sera réglé entre elle et moi.

Je déglutis, crispée. Peut-être penseront-ils qu'il me défend, mais c'est tout le contraire.

— Si personne n'a quelque chose à ajouter... finit-il en sondant ses soldats d'un regard. Je pense que je peux vous dire bonne soirée.

Se levant machinalement, tout le monde le salue et s'éclipse sans tergiverser. Jake ne bouge pas, alors je tire timidement sur sa manche.

— Je te rejoins après, vas-y.

Il fronce les sourcils, faisant ressortir une cicatrice sur son front, mais ne discute pas, à mon plus grand soulagement.

Nadia est la dernière à quitter la pièce après m'avoir lancé un coup d'oeil assassin. Lorsque la porte se referme derrière elle, le roi se retourne vers moi.

— Enfin seuls.

— Presque, note Stefen, posté devant une fenêtre.

Elijah sourit imperceptiblement, et je me surprends à le trouver très humain à cet instant. Il fait quelques pas et passe devant moi sans me regarder. Je reste immobile, l'observant rejoindre son conseiller, leurs deux silhouettes se détachant sur la lumière étrange du début de soirée. Le silence se fait pesant. Je fais craquer mes doigts endoloris et passe mes cheveux derrière mes oreilles, nerveuse.

— Est-ce que tu rends compte de ce que tu as fait, Heaven ?

Sa voix se répercute sur les murs comme le vent en pleine tempête. Il emplit l'air, alourdit l'atmosphère, pèse sur mon cœur.

— Nadia a peut-être été la seule à réagir, mais je peux t'assurer que les autres n'en pensaient pas moins.

Je ne réponds pas, frigorifiée. Il pivote lentement et me fait face. Stefen, à côté de lui, s'adosse à l'encadrement de la fenêtre sans quitter l'horizon des yeux, sa peau bleutée ressortant étrangement. Le roi me fait signe d'avancer, j'obéis à contrecœur.

— Est-ce que tu en as conscience ?

— Oui, réponds-je à mi-voix.

— Je n'ai pas entendu.

Je me racle la gorge.

— Oui.

— Je ne crois pas, non. Je doute grandement que tu aies conscience qu'en tant qu'une des dirigeantes de cette armée, tu doives être imperturbable, impitoyable, et surtout, maître de tes émotions. Ce que tu as vu là, ajoute-t-il en agitant un doigt, c'est le premier d'une série d'ébranlements que tu causeras si tu ne changes pas d'attitude. Est-ce que je dois te rappeler ton rôle dans tout ça, Heaven ?

Mon nom à cet instant me pique comme une insulte, ses mots s'immisçant en moi avec mesquinerie. Il parle avec un calme terrible, chaque syllabe me paraissant être une bourrasque silencieuse. Ses yeux, qui ne sont plus que deux trous immaculés percés d'une pupille à peine visible, m'inondent de leur sévérité. À l'intérieur, je tremble comme une feuille. J'ai tendance à voir le roi avec plus de familiarité que les autres, parce que je le connais différemment. Mais je ne me suis jamais sentie aussi étrangère et soumise à lui que maintenant.

— Je ne ferai plus d'erreur, dis-je le plus calmement possible.

Il rit silencieusement.

— J'espère bien. Ce que j'ai vu aujourd'hui, je ne veux plus jamais le voir. Tu as fait une promesse au peuple entier, Heaven. La moindre des choses, c'est de ne pas la briser dès le lendemain. Tu as perdu le contrôle de toi-même à la minute où tu as dû affronter un Banni en le regardant dans les yeux, tu crois que je n'ai pas compris ?

Cette fois, je tremble pour de vrai.

— Si tu te sens incapable d'avoir tout ça sur les épaules, autant me le dire avant que je perde mon temps à vouloir chercher une aide corrompue.

— Je ne suis pas corrompue ! m'offusqué-je soudain.

Il arque un sourcil.

— Tu en es certaine ? Tu n'as pas réagi aussi violemment juste parce que la Bannie avait attaqué ton ami. Thaniel va survivre, d'accord ? Et quand bien même, c'est la guerre, Heaven. Tu perdras certainement des gens au combat, c'est comme ça.

Il prend un temps pour me regarder avant de poursuivre.

— Mais ça, tu le sais déjà. Et c'est pour ça qu'une réaction pareille n'avait pas lieu d'être.

Je cache mes mains derrière mon dos pour en masquer le tressaillement.

— J'étais perturbée.

— Tu étais instable, corrige-t-il en reprenant les mots de Nadia. Et tu l'es encore. Parce que tu n'as pas l'air de comprendre vraiment ce qui se passe.

Je ne réponds pas. Il n'a même pas tort. Je n'ai pas su m'équilibrer.

— Tu te comportes comme une gamine écervelée qui pense avoir tout mieux compris que tout le monde, siffle-t-il soudain en se penchant vers moi. Mais la vérité, c'est que tu es plus perdue que tous ceux que tu prétends pouvoir diriger. Tu crois vraiment que tu vas réussir à convaincre tout un peuple en devenant l'ombre de toi même à chaque fois que tu te retrouveras face à un Banni ? Tu crois vraiment que tu arriveras à vaincre Jorah s'il parvient à te glisser quelques mots doux qui te feront prendre le parti des ennemis ?

J'entrouvre la bouche, mais rien n'en sort. Il met le doigt où ça fait mal, et parvient à envahir mon esprit des pires pensées.

— Les autres ont peut-être cru que tu étais simplement folle de rage contre les Bannis, mais je ne suis pas dupe. Tu as pleuré parce que tu détestes tout ça. Tu oses te prétendre l'espoir de tout le monde, tu oses te montrer comme la lumière qu'ils doivent suivre, et tu ne crois même pas en ton propre combat.

Il ne hausse même pas la voix, mais j'ai l'impression qu'il me hurle dans les oreilles. Il reste droit, majestueux, me dominant de sa hauteur et de sa présence comme s'il pouvait me réduire à néant. Je ne suis rien face à lui, et j'ai bien tort de croire que je peux le contredire.

— Tu m'as fait penser à lui, avoue-t-il soudain, une horrible amertume dans la voix. Tu étais incontrôlable. Tu avais sûrement envie de tout détruire autour de toi.

Je frissonne, et cette fois, je n'arrive pas à cacher quand mon souffle se coince dans ma gorge. J'ai l'impression d'avoir pris un coup en plein ventre. Il ne pouvait rien faire de plus blessant qu'une comparaison entre Jorah et moi, et il le sait. Je sens mes lèvres trembler.

— Je ne suis pas comme lui, m'étranglé-je.

— Je sais, répond-il sèchement. C'est pour ça que j'ai encore espoir. Mais il est temps que tu te réveilles. Si tu commences à ne voir qu'à travers ta propre pensée et n'arrive à prendre aucun recul, tu finiras exactement comme celui que tu détestes le plus.

Je baisse la tête, incapable de soutenir son regard plus longtemps, haletante. J'ai envie de tomber à genoux, de le supplier de se taire.

Je le sens se pencher vers moi, son odeur de froid se diffusant avec lui.

— Jorah n'est pas le seul ennemi, même si tu veux t'en persuader. Les Bannis ont beau revendiquer des choses légitimes, ils massacrent des gens innocents et ont décidé de suivre un souverain exilé de son propre royaume. Ils sont devenus assoiffés de pouvoir et insatiables, ils ont perdu toute raison et ne méritent pas ta compassion. Pas maintenant.

Je ferme les yeux, ma gorge se nouant douloureusement. Une pulsion me pousse à l'écouter et fait jaillir une vague de haine en moi, alors que l'image d'une Joyce mutilée et d'un Thaniel inconscient s'imposent dans mon esprit. Ils font souffrir ceux que j'aime, ils nous ont volé d'innombrables moments d'insouciance. Ils nous utilisent pour obtenir justice de la pire manière possible.

Mais une autre image me vient en tête. La mienne, qui massacre une inconnue. Qui en massacrera d'autres, sans me soucier de leurs proches.

— Je ne suis pas d'accord.

Le roi recule, visiblement surpris. Je relève la tête et me force à respirer calmement, le cœur battant. Cette fois, je sens tout mon corps vriller.

— Il y a dix-huit ans, vous croyez que c'est quel peuple qui est devenu assoiffé de pouvoir et insatiable à cause du même souverain ?

Ses yeux blancs s'écarquillent, ses pupilles s'agrandissent. Stefen, qui n'avait pas bougé, tourne la tête vers moi.

— Vous aussi, vous avez été manipulé par Jorah, noté-je. Me demander de ne pas avoir de compassion pour les Bannis c'est me demander de haïr le peuple d'Érédia, et vous au passage. C'est me demander de ne croire en personne.

Je délie mes mains et lève mes paumes bandées devant ses yeux, faisant vite jaillir une légère lumière bleutée de mes doigts brûlants. Je marque une pause, cherchant mes mots en m'efforçant de ne pas flancher.

— Ces pouvoirs m'auraient fait tuer il n'y a pas si longtemps par un peuple que je défends aujourd'hui au péril de ma vie.

Je baisse les mains, mais sens toujours la magie battre dans mon ventre.

— Je leur en ai voulu, profondément. Et si aujourd'hui, j'ai réussi à accepter, c'est parce que ma haine se dirige sur Jorah. Donc vous ne pouvez pas me demander de ne pas faire pareil avec les Bannis. Érédia a massacré toute une espèce par simple peur, les Bannis se vengent de centaines d'années de torture.

— Tu es en train de les défendre.

— Non. Je dis juste la vérité.

— Tu crois que je ne la connais pas, la vérité ? se moque-t-il. Tu crois que ça me fait plaisir, de tuer des gens ? Je ne suis pas mon frère.

Et pourtant, à cet instant, il a la même flamme dans le regard.

— Il s'agit de mon propre royaume, continue-t-il d'une voix sévère. De mon propre frère, de mes propres lois, de mes Bannis. Je sais ce qui ne va pas. Je regarde mon royaume s'effondrer à cause d'erreurs que j'aurais pu éviter. Et pourtant, est-ce que tu me vois perdre pied et fondre en larmes ? Je ne vais pas te demander de ne pas compatir si tu n'en as pas envie, mais je te demande de faire ton devoir.

Il inspire lentement, gardant ses yeux plongés dans les miens.

— Arrête de réfléchir, arrête de ne penser qu'à la douleur que ça te procure. C'est comme ça, tu fais la guerre, tu as choisi ton camp. Tu es du côté du bien, tu combats le mal, et ce même si le mal est complexe.

J'ai arrêté de respirer. J'ai arrêté de chercher quoi répliquer, comment rebondir. Je l'écoute, et chacun de ses mots file en moi, se fraie un chemin dans les fissures. Il sait ce que je ressens mieux que personne, il voit en moi comme son frère voit en moi.

— Tu as raison sur certains points, admet le roi en relevant le menton. Mais peu importe, tu as fait un choix et tu ne peux pas te permettre de flancher. Jamais tu ne dois faiblir devant tes coéquipiers, encore moins quand tu sais que tu es en haut de la hiérarchie. Tu es censée être leur ancre, certainement pas un poids qu'ils traînent à chaque bataille. Tu dois tuer des Bannis pour qui tu as de la compassion. Je dois tuer mon frère. Et on le fera, tous les deux. On fera ce qui est juste, c'est tout.

Un long frisson parcourt mon échine, faisant hérisser les poils sur ma nuque et contracter ma poitrine soudainement gelée.

— Tu ne dois jamais montrer ce que tu ressens face à ceux qui ne pourraient jamais le comprendre. Tu ne dois jamais être faible face à ceux qui pensent que tu es plus forte que quiconque. Si tu n'es pas contente, tu n'as qu'à retourner auprès des humains. Tu assumes ton rôle dans ce conflit pleinement ou tu ne l'assumes pas du tout, point.

Je hoche la tête, pressée d'en finir, à bout de souffle et à bout de nerfs. Ses mots ne cessent de résonner dans mon crâne et à piquer toute ma peau comme des aiguilles brûlantes, éveillant en moi des sensations épuisantes. Je sais qu'il a raison, et je sais qu'il parvient à me persuader avec fourberie et évidence, pointant sur mes faiblesses et déconstruisant mes pensées. Il m'oblige à tout remettre en question, à retourner mes entrailles et me sentir coupable, à me sentir pitoyable et ridicule. Il m'oblige à me réveiller, parce que c'est ce dont j'ai besoin.

Peu importe la torture que subit mon esprit à chaque fois que je dois me souvenir des regards des Bannis face à moi. Peu importe si Molly et Derek me manquent. Peu importe si j'ai peur.

Je ne m'empêcherai jamais de ressentir tout ça, parce que c'est ce qui me pousse à agir, ce qui me force à reconsidérer le bien et le mal, à accepter mes actes malgré l'horreur. Mais plus jamais je ne dois le montrer, plus jamais je ne dois être aussi déstabilisée. Je dois être digne.

— Je n'accepterai aucun autre comportement que celui que tu as eu cet après-midi, conclut Elijah en levant la main.

Et, tandis que je m'apprête à acquiescer, il pointe son doigt sur moi, ne laissant entre nous que quelques centimètres. Alors, je ne vois plus que ses yeux.

Plus jamais.

J'écarquille les yeux, prise d'une panique profonde qui vient d'il y a bien longtemps. Sait-il combien il ressemble à son frère, là, maintenant ? Combien il me paraît l'imiter exprès pour me faire peur ?

Quand je recule, prise d'un effroi difficilement répressible, il plisse les yeux . D'un signe dédaigneux de la main, me demande de partir. Je m'exécute sans un mot, me tournant pour vite atteindre la porte.

Lorsqu'elle se referme derrière moi, j'ai le temps de voir se dessiner de nouveau les silhouettes du roi et de son conseiller sur la fenêtre découpant l'horizon, la lumière angoissante du lustre dans leurs dos immobiles.

_ _ _ _ _ 

Voilà pour le chapitre 47 ! J'espère qu'il vous a plu !

Un loooong chapitre plein de choses, j'ai adoré l'écrire !
Que pensez-vous de ce qui est arrivé à Joyce ? Et de la discussion du roi et de Heaven ? ;)

Je suis contente d'arriver à être plus régulière, j'espère que ça va durer !

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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