Quarante-quatrième Chapitre.

[Vendredi 3 mars. La veille, après l'entraînement au centre, tout le monde s'est reposé. Heaven a dormi aux côtés de Jake après lui avoir dit qu'elle l'aimait.]

_ _ _ _ _

Pour la quatrième fois, je me répète le plan dans ma tête.
Après avoir été dissimulés, nous irons dans la forêt. Nos deux groupes d'expédition se sépareront, dix d'un côté dix de l'autre. L'un surveillera les alentours, l'autre assurera les arrières de Zac. Quand les Bannis arriveront - parce qu'ils le feront -, la fausse Heaven fera semblant de vouloir parler à Jorah. Elle prétendra être encore sous l'effet du pacte de sang et de ne pas pouvoir les trahir. S'ils y croient, nous les suivrons jusqu'au camp. S'ils attaquent Zac, il reprendra son apparence et ainsi, leur trouble nous permettra de reprendre le dessus.

Je serre les poings. Nous ne savons pas encore si tout fonctionnera. Dans le meilleur des cas, ils nous mèneront inconsciemment à leur nouveau camp. Mais quand bien même, la forêt est leur territoire, et il serait inenvisageable d'engager le combat là-bas. Alors si nous sommes repérés, nous perdrons tout notre avantage.

De voix qui me paraissent lointaines, le roi et son conseiller s'assurent une énième fois que leurs guerriers sont conscients des risques. Si, en espionnant aux alentours de leur nouveau camp, ils perdent leur invisibilité, ils se mettent en danger de mort.

— Le but, répète Stefen, est de les localiser afin de savoir où renforcer les surveillances dans la forêt et les défenses aux abords de la ville. Il n'est en aucun cas question d'une attaque.

— Et si les Bannis ne croient pas Zac ? intervient Joyce. Enfin, Heaven. S'ils se disent tout de suite que c'est un piège et s'enfuient ?

— Il y a peu de chances qu'ils n'essaient pas d'évaluer la situation, répond le roi avec fermeté. Heaven a longtemps été leur seul espoir, s'ils la voient seule et prétendant ne pas vouloir leur faire la guerre, je doute qu'ils refusent la discussion.

Joyce baisse la tête, soucieuse. Je ne le dis pas, mais je partage ses inquiétudes. Nous ne savons pas ce que Jorah a dit aux Bannis à mon propos. Ils pensent que je suis morte, et ne sont peut-être même pas au courant du pacte de sang. Devoir compter simplement sur ce que j'ai représenté pour eux il y a des mois est risqué, et fragile. Mais le roi nous l'a dit : Zac est là pour ça. Il est là pour se mettre en danger à ma place, en somme. Mais personne ne le dira vraiment.

— Et dès que les Bannis nous auront donné ce que nous voulons, ajoute le roi avec un signe de la main, vous savez quoi faire.

Il nous sonde d'un regard étincelant, et personne n'a besoin de répliquer. Je sens mon cœur tambouriner dans la poitrine. Je ne sais pas si je me suis préparée à tuer quelqu'un aujourd'hui. Enfin, peut-on vraiment se préparer à ça ?

La main fermement serrée sur ma dague, je lève les yeux vers le haut plafond du château et pousse un soupir silencieux. Je suis bien contente à cet instant d'être à l'arrière du groupe, échappant un peu à mon rôle.
Malheureusement, la voix de Stefen m'arrache à mes pensées.

— Maintenant que tout est compris, les quatre sorciers désignés vont s'occuper de vous. (D'un signe évasif de la main, il indique Zac.) Zachariah, vous savez ce que vous avez à faire.

Je fais un pas en avant pour apercevoir ce dernier. Il hoche la tête, le visage peint d'assurance. Joyce, à quelques mètres, est déjà tendue. Elle est la seule, avec Thaniel et Kaleb, à ne pas être dans notre groupe. Je sais combien elle est inquiète, et savoir qu'elle ne pourra rien connaître de notre situation doit être encore pire.
En voyant le Changeur s'approcher de moi, je retiens ma respiration. Il baisse les yeux vers moi et sourit.

— Juste par précaution, fait-il en posant une main sur mon épaule.

Il me semble alors inspecter chaque détail de mon visage et de ma silhouette, me plongeant dans un embarras assez déroutant. Je détourne les yeux, priant pour que tout ça ne dure pas trop longtemps.

Zac inspire et acquiesce, me frottant affectueusement le crâne avant de s'éclipser dans le couloir après avoir indiqué qu'il a besoin d'un miroir.

— Bien, intervient le roi. Alors ne perdons plus de temps.

Rapidement, nous formons plusieurs lignes devant les sorciers qui ont été désignés. Tyssia s'occupe de nous avec un autre sorcier et, Kaleb, lui, est déjà en train de poser ses mains sur la tête de Joyce. Ne quittant pas cette dernière des yeux, je me rends compte qu'elle grimace et se plie en deux. Puis, lorsqu'elle reprend un air plus détendu, elle disparaît. Peu à peu, d'autres silhouettes quittent le paysage. Une angoisse étrange naît dans ma poitrine.

Je me place derrière Jake, qui se retourne vers moi, l'air détendu.

— Prête ? s'enquiert-il.

Je hausse les épaules.

— J'ai plus peur de ce que nous fait l'autre dans le couloir, raillé-je.

Il ricane et s'apprête à répondre lorsque Tyssia lui attrape l'épaule, l'obligeant à reprendre son sérieux.

— Je veux faire bonne impression, intime la sorcière. Alors donnez-y du vôtre.

Jake lève les mains avec innocence, puis se laisse faire. Il se baisse vers Tyssia, qui pose sa main sur sa tête. Sans un mot, je l'observe entrer dans une profonde concentration. Elle prend une longue inspiration, jetant un coup d'oeil aux autres sorciers qui s'affairent à leurs propres sorts. Ses lèvres prononcent des paroles muettes et ses paupières se ferment. Jake serre les poings et je le vois se tordre légèrement. Mon cœur s'emballe et je le vois à son tour s'effacer. Le regard hagard, je fais un pas en avant et me heurte au dos invisible de Jake. Tyssia pouffe et je devine qu'elle indique à Jake de s'écarter.

— Tu les vois ? fais-je avec de gros yeux.

Elle hoche la tête, visiblement fière. Je tourne la tête dans tous les sens, voyant qu'il ne reste que six personnes présentes. En apparence.

Je ne cille pas quand Tyssia pose sa main froide sur le haut de mon crâne, et lui souris timidement.

— Ça fait un peu mal, me prévient-elle. C'est normal, on t'enlève une partie de toi. Mais je pense que tu as vécu pire douleur.

Je fronce le nez, admettant amèrement qu'elle a raison.
Lorsque je ferme les yeux, je sens tout de suite la chaleur intense qui émane alors de la paume de Tyssia. Rapidement, j'ai l'impression de sentir tous mes membres brûler, pulsant sous la course enragée du sang dans mes veines. Je peux percevoir l'action du sort dans tout mon corps et me crispe lorsque la douleur atteint ma poitrine. Et c'est quand, d'un coup, je suis refroidie au point d'en frissonner que je comprends que c'est terminé. Tyssia ôte sa main à présent gelée de ma tête, et je rouvre les yeux, hébétée.

Toutes les personnes invisibles me réapparaissent. Je souris d'un air béat. Les sorciers abandonnent peu à peu leur tâche, relâchant tous des soupirs.

— C'est fini ? demandé-je à Tyssia.

Elle secoue la tête.

— Il reste Kaleb et le roi.

Je ne lui demande pas comment elle le sait, affichant une simple moue impressionnée.

— Et comment on sait si ça a vraiment marché ? demande alors Joyce.

Mais personne n'a le temps de lui répondre. Nous voyons débarquer Zac - ou plutôt moi, tournant la tête dans tous les sens avec trouble. Je me fige sur place, foudroyée d'embarras. Je n'ose même pas regarder mes autres amis, me sentant devenir écarlate.

Je vois avancer dans la pièce une réplique très fidèle - trop fidèle - de moi, un vrai reflet déambulant avec naturel. Une jeune fille courte sur pattes, aux longs cheveux noirs et aux yeux aussi foncés. Et il bel et bien imité mes quelques boutons, quel culot. Tous les détails de mon visage y sont, même ceux que je dois être la seule à remarquer. J'ai beau être affreusement gênée, je dois bien reconnaître qu'il a fait son travail à la perfection. Je ne sais même pas comment l'appeler. Zachariah ou Heaven bis ?

— Où sont les autres ? s'enquiert Zac, mais c'est ma voix qui sort de ma bouche.

Je n'arrive pas à réprimer une grimace, sentant le feu me monter aux joues. Quelle horreur. C'est encore pire qu'entendre sa voix en vidéo.
J'entends quelqu'un pouffer, et serre les poings pour ne pas enfouir mon visage dans mes mains. Osant enfin tourner la tête vers les autres, je remarque la stupéfaction générale. Joyce et Jake sont complètement perturbés, les autres encore plus. Le roi, lui, affiche un étrange rictus. Kaleb se frotte les yeux avant de répondre au Changeur.

— Ils sont là, indique-t-il en nous désignant d'un signe de la tête. Attends.

Je le vois agiter gracieusement la main, distinguant de légers volutes brillants autour de ses doigts. Puis, le visage de Zac s'éclaire et il croise enfin nos regards.

— Efficace, commente-t-il avec ma voix.

Je grimace de nouveau. En croisant le regard de Jake, je songe un instant à me jeter sur lui pour lui arracher ce sourire moqueur des lèvres.

— Tu feras moins le malin quand tu embrasseras la mauvaise Heaven, lui intimé-je en plissant les yeux.

Il se raidit, et je croise les bras avec fierté. Lorsque je reporte mon attention sur Kaleb et le roi, je vois ce dernier baisser la tête sous le contact du sorcier. Quelques instants plus tard, je comprends que nous sommes enfin tous invisibles. Sauf Zac. Enfin, la fausse moi. C'est à en avoir une migraine.

Lorsque Zac s'approche de moi, j'ai un instinctif mouvement de recul. C'est comme voir s'animer son reflet dans le miroir. Un sourire apparaît sur son visage, sur mon visage, et j'ai l'impression de ne plus me reconnaître.

— Alors, qu'en penses-tu ? m'interroge Zac.

Je ne réponds pas tout de suite, me perdant dans l'analyse de son regard si étrange. Je crois que c'est à cela qu'on peut le différencier.
En me rendant compte de la simplicité de son apparence, je me demande comment une fille si peu impressionnante peut être à la tête d'une armée. Cependant, je me rends compte que je me trouve moins laide qu'avant. Peut-être a-t-il aussi imité ma nouvelle confiance en moi.

— Tu es très doué, admets-je amèrement.

Il se ragaillardit, affichant une expression que je suis certaine de ne jamais avoir. Je fronce les sourcils, infiniment troublée.

— Le sort de dissimulation fait effet combien de temps ? demande un elfe du groupe du roi.

— C'est indéfini, répond une sorcière. Au moins trois heures, mais encore faut-il ne pas le briser.

— Qu'est-ce qu'il faut faire pour le briser ? interroge Isis.

— Utiliser la magie.

Toute l'assistance fait la moue, mais personne ne proteste. Finalement, le roi se racle la gorge.

— Heaven ?

Lorsque Zac lève la tête en même temps que moi, je me sens irritée sans trop pouvoir l'expliquer.

— Toi, précise Elijah vers moi. Ne reste pas trop près de Zachariah. Et laisse le faire sa mission. D'accord ?

Je broncherais bien un peu, mais je me retiens en opinant sans un mot. Machinalement, je me place à l'arrière du groupe lorsque je suis le mouvement général vers la sortie du château.

— À partir de maintenant, déclare le roi alors que nous arrivons à la porte, Zachariah est Heaven et Heaven est seule.

En descendant les escaliers extérieurs, j'ai du mal à imaginer que vingt personnes déambulent dans une totale invisibilité. À l'avant, Zac marche sans nous accorder un seul coup d'oeil.

En voyant les gens se retourner sur son passage, je me rends compte des expressions qu'ils affichent lorsqu'ils me voient dans la rue. Je vois parfois de la méfiance, de la crainte. Mais la plupart du temps, c'est bien plus fort. Leurs visages s'illuminent. Ils placent un véritable espoir en moi à présent.

La poitrine alourdie, je détourne les yeux et me force à rester concentrée sur les arbres qui se dessinent au loin.

Lorsque nous pénétrons enfin dans la forêt, nous pouvons nous remettre à parler en murmurant. Suivant les indications du roi et de Stefen, nous nous divisons comme prévu et chacun part de son côté. Je regarde Joyce disparaître derrière Thaniel et Kaleb, suivant le roi avec détermination. Je détourne mes yeux d'eux à contrecœur, emboîtant le pas aux neufs personnes qui me précèdent derrière Zac. Comme demandé, je me place bien derrière. Je ne sais pas si j'apprécie d'être autant en retrait.

À présent, personne n'a besoin de mes indications pour aller au camp des Bannis, et parcourir le chemin jusqu'à celui-ci sans guider la troupe me perturbe plus que je ne l'aurais cru. Je ne quitte pas des yeux le dos de ma propre silhouette au loin, le front plissé sous la tension.

— Je ne suis jamais allée au camp.

Je tourne la tête vers Tyssia, interloquée. Sa voix douce n'est qu'un murmure, vite oublié dans l'air.

— C'est grâce à toi qu'on fait partie des troupes d'expédition, poursuit-elle. On nous ignorait toujours, avant.

— Vous êtes forts, pourtant, hasardé-je.

Elle hausse les épaules.

— Pas assez pour attirer l'attention.

Je souris légèrement. Le silence s'installe entre nous, et je fixe les huit personnes qui se faufilent entre les arbres. Nous évoluons tous sans un bruit dans la forêt, et je dois me concentrer pour éviter les craquements des branches sous mes pieds. Les arbres se multiplient et s'entassent, rendant l'atmosphère de plus en plus étouffante. La tension monte en moi, mais je ne saurais dire si c'est à cause de la peur ou de l'étrange impatience que je ressens. Aucune des deux n'est rassurante, en tout cas.

— Tu sais, hésite la sorcière à mes côtés, je connais quelqu'un qui a été banni.

— Vraiment ? m'étonné-je.

— Mon grand-père, mais c'était il y a longtemps.

— Qu'est-ce qu'il avait fait ? m'autorisé-je à demander.

Tyssia grimace.

— Il avait essayé de ramener ma grand-mère à la vie.

Je réprime difficilement un souffle de stupéfaction. Un court silence s'installe.

— Je me demanderai toujours pourquoi des sorts comme ça existent si on ne peut pas les utiliser, avoue Tyssia.

Je suis tentée de la dévisager, mais je garde les yeux rivés devant moi, le cœur battant. Je comprends ses paroles, et je crois que nous y songeons tous. Mais le fait qu'elle le dise à voix haute est assez surprenant. Sans doute a-t-elle compris que je n'étais vraiment pas neutre dans tout ça.

— La magie est faite d'un équilibre de forces et d'énergies qui nous dépassent, fais-je d'une voix lointaine. Et avec elle, tu peux faire le plus grand bien comme le plus grand mal.

Mes mots, échos de ceux que j'ai entendus il y a maintenant bien longtemps, sonnent faux. Un goût métallique sur les lèvres, je suis prise d'une nostalgie que je me refuse de ressentir et bloque mon souffle.

Tyssia ne répond pas.

Et si le bien est satisfaisant, le mal l'est d'une manière bien plus perverse et menaçante, qui peut t'aveugler et te faire faire et penser des choses sur lesquelles tu ne veux même pas mettre de mot. Je ne pensais pas me rappeler aussi clairement de ces paroles. Peut-être est-ce parce qu'elles me paraissaient être plus brutes et honnêtes que tout le reste actuellement. Peut-être parce qu'elles résonnent en moi aujourd'hui d'une façon bien cynique.

Le visage de Derek passe sous mes yeux. En me disant ça, il me faisait comprendre que si je me laissais attirer par le mal, je ne valais pas mieux qu'eux. Mais à quel moment reconnaît-on la frontière qu'il ne faut pas franchir ?

Mal à l'aise, je lève la tête vers la cime des arbres, des mètres au dessus de nous. J'aimerais être perchée sur l'un deux, observant dans un silence absolu tout ce qui ne me concernerait plus.

Un immense vide troue ma poitrine, m'emplissant de l'impression d'être minuscule et insignifiante. La forêt a cet effet aussi réconfortant qu'effrayant. Dès mon arrivée à Érédia, je me souviens avoir été hypnotisée par elle. Aurais-je pu me douter que quelque part, caché entre ses arbres, mon destin m'attendait ?


Au bout d'un long moment de marche dans les feuillages, je vois le groupe ralentir. En portant plus attention aux alentours, je me rends compte que nous approchons. Les arbres sont plus rares, des sentiers se sont créés à force de passage, moins d'animaux parcourent les buissons.

Je plisse les yeux, éblouie par les quelques rayons du soleil qui percent les feuilles et nous inondent de lumière. Je me demande si, d'un oeil extérieur, on verrait des ondulations miroitantes à notre place.

Nous avançons tous en faisant preuve du plus de discrétion possible, et j'ai l'impression que nous nous fondons à l'air tant rien ne bouge autour de nous. Zac s'est encore éloigné de nous et on distingue à peine mon ombre se mouver entre les arbres.

Le temps m'échappe mais, comptant chaque arbre et chaque bruissement autour de nous, je devine très rapidement que nous touchons du doigt notre destination. J'ai analysé ces environs trop de fois pour ne pas m'en souvenir.

Le silence devient de plus en plus pesant. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et me semble résonner tant il est puissant. Dans le creux de mon ventre, je sens le moment fatidique se rapprocher. J'ai si hâte que tout se finisse que j'en ai le tournis.

Et finalement, il apparaît. Le camp, à découvert, quelques mètres devant nous. Ma respiration se coupe aussitôt et je vois que tout le groupe se raidit, avançant à pas de loup.

Je déglutis douloureusement, regardant partout autour de moi par précaution. J'observe les mouvements du reste du groupe qui se divise pour couvrir une zone plus large, approchant dangereusement de l'entrée du camp. Et lorsque nous arrivons enfin juste devant, mon cœur bondit dans ma poitrine. Je n'arrive alors plus à regarder ceux qui m'accompagnent, m'immobilisant face à cet endroit qui hante depuis si longtemps ma vie. Un étrange sanglot se tapisse dans ma gorge alors que je reconnais les allées que j'ai arpentées avec désespoir.

Tous se placent aux abords des arbres, plusieurs mètres derrière Zac qui inspecte l'entrée. Je recule, étant parfaitement alignée à l'illusion de ma silhouette, comme si elle était une projection.

Heurtant un tronc d'arbre, je me raidis et analyse les alentours. Quatre à ma droite, cinq à ma gauche. La petite clairière nue d'arbres qui longe l'entrée du camp juste devant moi. Et Zac, qui, avec mon corps, franchit une frontière qui n'existe plus.

La dernière fois que nous sommes venus ici, le camp était déjà vide, mais ce n'était rien en comparaison à maintenant. Sans être à l'intérieur, je vois déjà qu'il est dévasté, inhabitable. Gagné par la végétation, c'est comme si la nature avait accéléré son processus pour tenter de le camoufler, le faire oublier. Tout est mort, et bientôt, ce ne sera plus qu'un vieux village abandonné aux arbres. Au loin, je vois se dessiner le toit de l'immense bâtiment qui aurait dû être le palais d'Érédia. Je frissonne. Quel destin lugubre.

La brise légère nous parcourt et souligne le silence de mort qui nous enveloppe. Je ne défais pas mon regard de Zac et du camp qui se détache derrière lui. Mon cœur battant dans la paume de ma main, je ressens les pulsations de la magie dans ma dague qui ne demande qu'à être utilisée.

Zac ose quelques pas à l'intérieur du camp, puis ressort en ayant l'air de tout analyser, mimant l'hésitation. Nous patientons dans une attente et une tension palpables. Je peux sentir l'air chaud caresser mon visage, entendre les feuilles bruisser et les battements de mon cœur s'intensifier. Toutes mes pensées se bousculent alors que le doute s'installe. Sommes nous vraiment sûrs de ce que nous faisons ?

Mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir. Un bruit de vent violent fend l'atmosphère et nous nous raidissons tous. En un éclair, six Bannis foncent entre les arbres et encerclent Zac. La surprise ne nous perturbe pas, mais la tension atteint son paroxysme. Je croise les regards alarmés de la troupe entière, tous prêts à bondir. Tout le monde retient son souffle. Je prie intérieurement pour que les Bannis aient laissé des traces derrière eux dans leur précipitation.

Pendant un instant qui paraît durer une éternité, personne ne parle. Les Bannis, armes levées, observent la fausse moi avec incrédulité.

— Tu es censée être morte, siffle une Bannie aux cheveux violets.

— C'est ce que Jorah vous a dit ? cingle Zac de ma voix.

Aucun ne répond, mais le trouble s'intensifie. J'aimerais regarder mes compagnons pour y voir quelque indication, mais je suis incapable de détacher mes yeux de la scène.

Je ne reconnais aucun des Bannis présents. Trois filles et trois garçons. Celle aux cheveux violets paraît la plus méfiante. À ses côtés, un Banni à l'oeil barré d'une épaisse cicatrice paraît plus alarmé et regarde les alentours avec trouble. Il sera sûrement le plus dur à convaincre.

— Vous voyez bien que je ne le suis pas, enchaîne Zac.

Il lève le menton, et à ce instant, je crains qu'il ne ressemble pas assez. Je n'aurais jamais l'air aussi confiante, si ?

Cependant, je suis soulagée qu'aucun n'ose lancer l'assaut, allant jusqu'à reculer d'un pas.

— Qu'est-ce que tu fais là ? interroge une Bannie aux airs de sorcière.

La marque sur la peau noire de son cou me paraît pulser. Les Bannis ont sûrement longtemps eu honte de cette cicatrice, mais ils l'arborent aujourd'hui comme le symbole de leur combat.

— Et seule, en plus, ajoute un elfe aux yeux jaunes, tendant son arc vers Zac.

Ce dernier lève les bras comme en signe de capitulation, secouant la tête avec une douceur qui ne me ressemble pas. Je doute être aussi gracieuse en bougeant à peine.

— Ça ne sert à rien de me menacer, répond le Changeur. Je ne peux pas vous faire de mal.

Quelques Bannis ricanent.

— Tu crois qu'on a oublié qui tu étais ? raille l'elfe, sa flèche tremblotant contre la corde de son arc.

Sans rien dire, Zac ouvre grand les mains. Même d'ici, j'arrive à y voir la longue cicatrice qui s'étend dans sa paume gauche. Je n'ai pas cette marque. Mais ils n'en savent rien.

— Vous savez ce que ça veut dire, ça, non ? s'enquiert Zac d'une voix égale.

Pendant un instant, personne ne répond. Puis, l'elfe baisse son arc et échange un regard entendu avec la sorcière à sa gauche.

— Le pacte de sang, devine celle-ci. Jorah nous en a parlé.

Zac acquiesce. Un nouveau silence pèse, de nouveaux regards troublés se croisent.

— Pourquoi il nous a dit que tu étais morte ? fait la Bannie aux cheveux violets, se révélant être une fée lorsque ses yeux s'animent de rose.

La fausse Heaven hausse les épaules.

— Il vous a sûrement menti.

Les Bannis se rembrunissent. Zac semble retenir un sourire moqueur, mais je ne me reconnais pas. Ils m'ont vue parler, combattre, faiblir. Vont-ils vraiment croire à ce numéro ?

Zac se racle la gorge, abaissant les mains avec prudence.

— Je veux le voir.

— Pardon ? rit le borgne.

— Je veux voir Jorah, répète mon moi illusoire. Je ne peux ni vous blesser ni le blesser, je suis encore sous son emprise.

— Et alors ? intervient la fée. Tu nous a tourné le dos, pourquoi revenir en arrière ?

Zac ne répond pas tout de suite. J'avale péniblement ma salive.

— Je ne peux pas aider Érédia, répond-il simplement. Je ne leur suis d'aucune utilité.

— Donc tu reviens dans notre camp, comme ça ? ironise le cinquième d'entre eux, plus jeune. Tu crois qu'on va te croire ? Tu es sûrement venue juste pour aider tes petits amis d'Érédia à nous localiser.

Tout le groupe d'expédition prépare son arme à l'assaut. Je tremble. Je pensais que le borgne serait le plus malin.
Mais Zac ne tressaille pas.

— Ça serait complètement débile de ma part, argumente-t-il. Vous pourriez me tuer sur le champ. Et je suis seule, vous ne le voyez pas ?

Encore un silence. Ils semblent se détendre, mais froncent les sourcils.

— Les capteurs n'ont détecté qu'elle, admet finalement la sorcière à l'intention de ses alliés. Elle est seule.

Je ne réprime pas un sourire satisfait. Voilà une information.

— Pourquoi parler à Jorah ? insiste l'autre. Pourquoi ne pas simplement aller te cacher ? Tu n'as jamais été vraiment notre alliée, à ce qu'on sache. Donc pourquoi te jeter dans la gueule du loup ? Parce que tu peux être sûre que Jorah t'utilisera de nouveau.

Alors que je pensais qu'il prendrait le temps avant de répondre, Zac réplique tout de suite avec fermeté :

— Vous ne savez rien. Le pacte de sang me soumet à lui, que je le veuille ou non. Et si vous croyez que je préfère aller me cacher plutôt que de le confronter moi même, c'est que nous n'avez rien compris à ce que j'étais non plus.

J'écarquille les yeux en même temps que les Bannis. Me voir dire de telles choses me provoque de violentes pulsions dans la poitrine. Je ne sais pas quoi en penser.
Mais en tout cas, ça a son effet. Ils se taisent tous, frémissant face à mon faux regard furieux. Intérieurement, j'aurais envie d'applaudir Zac. Quel talent de comédien.

Soudain, j'entends le vent fuser près d'eux. J'ai le temps de voir l'autre elfe dans le dos de Zac lever son arc et une seconde plus tard, une flèche transperce l'épaule du Changeur. Je sursaute et réprime un cri tandis que Zac vacille sous l'impact. Je lance des regards affolés autour de moi, mais Stefen secoue vivement la tête pour nous ordonner de ne rien faire. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Jusqu'où comptent-ils attendre ?

Zac se plie en deux, et je vois avec horreur ma silhouette onduler, l'illusion faiblissant le temps d'une fraction de seconde. La main sur son épaule ensanglantée, Zac se redresse, affichant mon visage crispé sous la douleur.

Tous les Bannis sont estomaqués à leur tour, dévisageant l'assaillante avec effroi.

— Ça va pas ?! hurle le Banni à l'oeil manquant.

— Elle n'a pas menti, répond sèchement l'elfe en abaissant son arc avec un tremblement. Elle m'aurait repoussée, voire tuée, sinon.

Comme seule réponse, Zac tire sur la flèche enfoncée dans son épaule en grimaçant. Il la jette au sol après un gémissement, lançant un regard enragé aux Bannis, qui font tous un pas en arrière. L'horreur m'emplit la poitrine, mais j'y sens aussi une pointe de soulagement. Au moins, ils y ont cru.

— Vous avez votre preuve, au moins, peste la fausse Heaven. Maintenant, emmenez-moi à Jorah.

— Pas aussi facilement, refuse la fée. Qu'est-ce que tu comptes lui dire ? (Elle marque une pause, sondant ses alliés du regard avant de fixer Zac.) Tu es sous l'emprise de Jorah, donc tu admets que tu reviens à son service. Pourquoi ? Pourquoi abandonner Érédia ?

Zac s'apprête à répondre mais se ravise en se crispant. Je vois le sang affluer sur son bras et goutter sur le sol. J'arrête de respirer.

— On pourrait simplement te tuer, poursuit la Bannie d'un ton grave qui me fait presque bondir. Pour éviter le danger.

Mon cœur s'emballe, mais la Heaven qu'incarne Zac reste imperturbable.

— Me tuer alors que je m'offre littéralement à Jorah est une très mauvaise idée. Il ne vous le pardonnerait pas. Et de toute façon, comment est-ce que vous comptez gagner la guerre sans moi ?

Je me redresse, bien attentive. On a besoin de ça.

— Tu n'as pas à le savoir, répond un des elfes, les yeux assombris.

— On devrait l'emmener, intervient soudain la sorcière sous l'air stupéfait des autres. De toute façon, elle ne peut rien contre nous, donc on laissera Jorah la tuer s'il le veut. Si ça se trouve, elle ne sait même pas pourquoi elle revient. Le pacte l'attire à lui, non ? Il n'y a personne autour, et on ne traversera pas la forêt. Je ne vois pas de danger immédiat.

Personne ne répond tout de suite, et nous attendons tous. Cependant, je remarque chez mes alliés la même peur que chez moi. Elle a dit qu'ils ne traverseront pas la forêt. Qu'est-ce que ça signifie ?

L'elfe qui a attaqué Zac secoue la tête. Ses tresses blondes reflètent le soleil.

— Elle n'a pas la marque. On ne pourra pas la téléporter.

La sorcière fait la moue, les autres jurent dans leur barbe. Je fronce les sourcils et observe le même trouble dans mon groupe. Ils parlent de téléportation, mais de un, elle est impossible si ce n'est pas pour se déplacer sur une autre planète ; de deux, ils n'ont plus de magie dans leur pendentif.

— Alors on va devoir l'emmener à pied ? s'inquiète le plus jeune.

Tous hochent la tête. Zac intervient, la voix d'une froideur inhabituelle chez moi :

— Faites comme vous voulez. De toute façon, si on est repérés, je pourrai tuer nos assaillants.

Ils ouvrent grand les yeux en même temps que moi.

— C'est le pacte de sang, ça ? raille le borgne vers ses compagnons en montrant du doigt la fausse Heaven.

— Tais-toi, marmonne la fée.

L'elfe pousse un long soupir, avant de sautiller pour dégourdir ses jambes.

— On ne peut pas la laisser là, dit-il à son groupe. Si on l'ignore et que Jorah l'apprend... (Son regard s'assombrit, et je frémis en imaginant ce à quoi il pense.) Je pars avec vous deux, ajoute-t-il vers la sorcière et le plus jeune avant de se tourner vers les autres. Vous trois, vous l'escortez. Si vous voyez un seul problème, vous l'abandonnez et vous vous téléportez tout de suite au camp, d'accord ? Ça peut toujours être un piège.

Un silence pesant s'abat sur eux. Ils s'entendent tous d'un même regard plein de fureur et de méfiance. Ils respirent la détermination, sentent la guerre. En observant mes compagnons, je vois leur perplexité. Leur peur aussi, même si elle est bien dissimulée. Qu'on le veuille ou non, au cœur de la forêt, nous sommes bien moins maîtres que les Bannis. Et Érédia seule peut s'en vouloir pour cela.

La tension augmente lorsque les Bannis commencent à bouger et se séparent comme prévu. Chaque membre de mon groupe se penche en avant, prêt à se jeter sur eux ou à leur poursuite. Je lève ma dague, et sa flamme bleutée calme un peu l'affolement de mon cœur.

— D'accord, finit par répondre le borgne. On l'emmène. Surveillez bien nos arrières.

Après un hochement de tête général, tous les Bannis se mettent en place. Les trois Bannis désignés pour « mon » escorte s'enfoncent entre les arbres, et je suis soulagée de voir Stefen et cinq autres du groupe les suivre en toute invisibilité. Jake et Tyssia restent avec moi et la Kitsune qui nous accompagne. À présent, il ne nous reste plus qu'à neutraliser les trois derniers Bannis.

Mais lorsque je reporte mon attention sur eux, l'horreur m'envahit. Nous nous élançons vers eux, prêts à abandonner notre couverture, mais il est trop tard. Ils ferment les yeux et disparaissent en clin d'oeil, leurs silhouettes s'évanouissant dans une bourrasque.

En un instant, notre plan bascule.

_ _ _ _ _

Voilà pour le chapitre 44 ! J'espère qu'il vous a plu !

Nouvelle version ahah, j'étais vraiment en tourment avec moi-même désolée de vous faire subir ça, mais celle là me convient bien mieux je crois qu'elle est plus fluide et plus logique, non ?
Dîtes moi ce que vous en pensez et s'il y a des choses à corriger ! J'ai supprimé des commentaires d'avant pour pas porter à confusion, mais vos remarques m'ont aidée comme toujours ;)

Merci pour votre patience ♥

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top