Quarante-huitième Chapitre.
[Vendredi 3 mars. Après avoir vu Joyce et avoir appris qu'elle avait perdu deux queues de son esprit renard, Heaven et le reste des survivants ont fait une mise au point. Heaven s'est ensuite entretenue avec le roi, et ce dernier a été très sévère et l'a avertie quant à son comportement inacceptable.]
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- Ça va ?
Je sursaute en me détournant de la porte fermée pour faire face à Jake. Tous les autres sont partis, le couloir faiblement éclairé n'abrite que nous deux.
J'entrouvre la bouche en soutenant son regard, dont le noir est percé par les lumières des bougies des chandeliers. Je hausse les épaules, soudainement épuisée et à court de mots. Jake fronce les sourcils, et je frémis lorsqu'il passe son pouce sous mes yeux.
- Tu as utilisé ta magie ?
Je secoue la tête, prenant sa main pour la lier à la mienne.
- Toi, comment tu vas ? lui demandé-je doucement.
Il fait la moue.
- Je suis vivant, c'est une bonne réponse ?
Je lève les yeux au ciel, le tirant légèrement pour l'emmener hors de ce couloir. Il ne bronche pas et vite, nous parcourons les allées décorées du château en silence.
- Tu veux qu'on rentre ? hasarde Jake derrière moi.
- Pas encore, réponds-je à mi-voix. Mais je veux sortir.
Je n'en dis pas plus, m'efforçant de ne pas regarder en arrière pour m'assurer que le roi ne nous suit pas.
Nous faufilant entre les colonnes, traversant les doubles portes en or massif et frôlant les tableaux et les rideaux ondulant sur les murs, nous arrivons dans le grand vestibule du château. L'immense porte d'entrée s'ouvre seule et j'inspire profondément lorsque nous mettons enfin un pied dehors.
Jake est le premier à s'installer sur les marches de l'escalier extérieur. Je mets un peu plus de temps, observant la gorge nouée le ciel qui s'assombrit sur la ville, les arbres flous au loin. Je frissonne lorsque la brise du début de soirée passe sur mes mains, et vais rejoindre Jake. Muette, je m'assieds tout près de lui, prête à me blottir dans ses bras.
- Heaven ?
Interloquée, je lève la tête vers lui. Il soupire doucement, observant mon visage sans un mot. Puis, toujours aussi délicatement, il se penche vers moi pour m'embrasser. Lorsqu'il recule, ses yeux noirs brillent de leur si spéciale lueur chaude.
- Tu sais que tu peux tout me dire ? chuchote-t-il.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je me mords les lèvres et caresse sa joue du bout des doigts avant d'écarter les cheveux rebelles de son front. Pendant un instant, je ne pense plus à rien d'autre qu'à la beauté de son visage.
- Je sais, Jake, réponds-je doucement. Mais là, maintenant...
J'ébauche un sourire face à son expression perdue, et lève la tête pour l'embrasser à mon tour. Je laisse tomber ma tête contre son épaule et agrippe son bras. Je ferme les yeux, me laissant envahir par cette sensation de chaleur et de sécurité que je n'ai que quand je suis contre lui. Comme s'il entendant mes pensées, il passe son bras autour de moi, et aussitôt, c'est comme si le noeud dans ma poitrine acceptait de me quitter, juste un moment. Juste le temps que je sente ses lèvres sur mon front et me dise que tout ira bien.
Nous nous retournons en même temps quand la porte du château s'ouvre derrière nous. Nous échangeons avant un regard hagard. Je crois que nous avons tous les deux perdu la notion du temps, et seul le ciel maintenant étoilé et le froid nocturne me repèrent.
Teresa avance timidement vers nous, l'air surpris.
- J'interromps quelque chose ?
Je retiens un rire.
- Non, on allait sûrement finir par s'endormir.
- Tu commençais à ronfler, c'est vrai, raille Jake en se penchant à mon oreille.
Il sourit face à mon regard noir, puis se lève si vite que je n'ai pas le temps de réagir.
- Je vais vous laisser seules.
Il adresse un hochement de tête cordial à ma mère, puis s'éclipse en retournant dans le château plongé dans la pénombre.
- Il m'évite, note Teresa en s'asseyant à côté de moi. Il est timide.
Cette fois, je pouffe.
- Juste avec toi. Il est insupportable, sinon.
Elle sourit, me regardant avec attention.
- Tu es bel et bien amoureuse.
Je me sens rougir vivement, et pose mes mains froides sur mes joues pour essayer d'en calmer le soudain afflux brûlant. Je tourne la tête pour fixer l'horizon, et je l'entends rire dans un souffle. Un silence s'installe, et je prends une inspiration légère.
- Teresa... hésité-je.
- Hmm ?
Lui jetant un coup d'oeil, je vois qu'elle a les yeux perdus dans le vide, une expression sur le visage que je ne saurais déchiffrer. Deviner ce qu'elle ressent s'est avéré bien plus difficile que je ne l'aurais cru.
- Est-ce que tu es vraiment heureuse d'être revenue ?
Elle se tourne brusquement vers moi, l'air heurté.
- Bien sûr que oui, s'empresse-t-elle de répondre. Pourquoi est-ce que tu te poses cette question ?
Je ramène mes genoux contre moi pour me réchauffer, cherchant les mots justes dans mes pensées brouillées.
- Je t'ai entendue discuter avec Zac, finis-je par avouer. Je.. Je ne sais pas de quoi vous parliez, mais tu avais l'air... triste.
Elle écarquille les yeux, visiblement mal à l'aise. Je rentre la tête dans mes épaules en me détournant d'elle.
- Tu disais que mon père te manquait, dis-je timidement.
Elle semble retenir un frisson, et reste silencieuse quelques secondes. Quand elle reprend la parole, sa voix est douce.
- Je suis désolée que tu aies entendu ça.
Je hausse les épaules.
- J'en avais besoin, je pense. Je ne veux pas que tu sois ici sans... sans pouvoir me parler des choses qui te touchent.
- Ce n'est pas ça du tout, dit-elle sérieusement. Regarde moi.
J'hésite, mais finis par tourner la tête vers elle. Elle soupire, les yeux brillants.
- Si je discutais avec Zac, c'était pour qu'il me fasse une prise de sang afin de vérifier que je n'avais plus aucun sang de Sylphe.
Un frisson parcourt mon échine. Je fronce les sourcils.
- Je veux être sûre que je ne retournerai plus jamais dans les limbes, ajoute-t-elle en essayant d'être délicate.
J'entrouvre les lèvres, mais ne trouve rien à répondre. Je crois qu'en plus d'être frappée par l'émotion de ma mère, je suis frappée par la prise de conscience que je suis moi même condamnée aux limbes. Je secoue la tête, envahie d'un froid insidieux.
- Tu penses déjà à ta mort ? lâché-je avec trouble.
Elle esquisse un sourire triste.
- Évidemment que j'y pense, Heaven, j'ai été morte pendant dix-sept ans.
Je déglutis, soutenant avec difficulté son regard. Elle pousse un autre soupir.
- Je ne veux pas que tu croies que je ne suis pas heureuse d'être ici. Être ici, avec toi, c'est...
Elle lève sa main pour la poser sur ma joue, caressant mes cheveux de son pouce.
- Mais je ne reconnais pas ce monde, poursuit-elle dans un souffle. Je ne le reconnaîtrai sûrement jamais.
Je sens ma gorge se nouer.
- Tu es revenue il y a deux jours, fais-je dans un rire confus. Tu ne peux pas dire des choses comme ça maintenant.
Elle ne répond pas tout de suite, souriant tristement.
- J'ai été morte pendant dix-sept ans, répète-t-elle.
- Et tu veux l'être de nouveau ?
Je serre les dents pour repousser la fureur qui monte dans ma poitrine. Je ne dois pas réagir aussi brutalement. Alors je me force à inspirer par le nez, à me concentrer sur le contact bien réel de sa main sur ma peau, sur son regard empli de tendresse.
- Après tout ce temps dans les limbes, je ne parviendrai sûrement jamais à vivre vraiment. Mais je n'en suis pas triste. Alors ne le sois pas non plus.
Je n'arrive pas à répondre. Et malgré ses mots, je ne réussis pas à repousser l'horrible douleur qui pointe dans mon cœur. Je ne parviens pas à ignorer l'émotion détruite que je lis dans les yeux de ma mère.
- Tu veux partir ? articulé-je difficilement.
Elle secoue la tête.
- Ce n'est pas si simple. Et je ne partirai pas comme ça, maintenant, sans même avoir pu vivre avec toi. Je ne t'abandonnerai pas. Pas... pas encore une fois.
Je pose sur elle un regard d'incompréhension. Les mots que je veux dire me brûlent les lèvres, mais ne les franchissent pas. Je ne veux pas la blesser.
Elle détourne ses yeux de moi et je suis son regard qui se porte sur l'horizon.
- Qu'est-ce qu'il restera d'Érédia, après tout ça ? souffle-t-elle.
Je ne trouve aucune réponse. Cette question, pour moi aussi, laisse un immense vide en moi. Je suis incapable de visualiser notre avenir à tous, incapable de penser à plus qu'au lendemain. Je crois que la comprends, finalement.
- Tu n'arrives pas à imaginer une vie ici, chuchoté-je.
Du coin de l'oeil, je la vois lever les épaules avant de soupirer.
- Peut-être que j'y arriverai après la guerre. Je... Je ne voulais pas te parler tout de suite de mes doutes, parce qu'ils ne dureront peut-être pas. Mais...
- On ne se remet pas aussi facilement des limbes.
Le regard que nous échangeons suffit. Je soupire, et n'arrive pas à repousser les larmes qui naissent dans mes yeux. Je suis énervée, furieuse même. Mais à cet instant, je n'arrive pas lui à en vouloir. Car son sentiment, je suis la seule qui peut le comprendre. Depuis mon propre retour, j'ai ce poids dans la poitrine qui ne partira sûrement pas. Le poids de la mort, qui me rappellera toujours ce que j'ai failli perdre à jamais. L'impression constante que si je ferme les yeux, je pourrais les rouvrir dans les limbes. Que rien de tout ça n'est vraiment réel, que peut-être que le temps joue encore avec moi.
Je n'ai jamais réussi à envisager ce que serait le retour de ma mère, ce qu'elle ressentirait. Mais comment lui en vouloir de ne plus savoir vivre ? Comment lui en vouloir d'être épuisée ? Elle préférait vivre dans un monde désormais inconnu plutôt que dans les limbes, mais j'aurais dû deviner qu'elle préférerait le véritable repos éternel. Après toutes ces années de solitude et de tourment, après que l'éternité l'a emprisonnée et vidée de toute sa vie, comment pourrait-elle avoir encore la force d'exister ?
- Je suis désolée... m'étranglé-je.
- Oh, Heaven...
Sa voix se brise et elle m'entoure de ses bras pour m'attirer vers elle. Je laisse enfin les larmes couler en silence et serre les paupières, frissonnant malgré la chaleur qu'elle répand sur mes épaules.
- Tu n'as pas à t'excuser, me dit-elle. Au contraire. Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait pour moi.
Elle s'écarte et englobe mon visage de ses mains, essuyant mes larmes en me scrutant avec affection.
- Je sais que tu es en train de penser que tu aurais dû mieux réfléchir à ce que je ressentirais, mais tu as tort, poursuit-elle. Tu as fait exactement ce qu'il fallait, et plus encore. Ce que j'ai aujourd'hui avec toi, c'est une deuxième chance que personne n'a, que personne n'aura jamais. C'est un miracle dont je compte bien profiter.
Elle prend une lourde inspiration, et je sens un sanglot se coincer dans ma gorge. À travers le brouillard de mes larmes, je vois que ses yeux bleus étincellent.
- Je veux te voir devenir une femme, dit-elle à mi-voix. Je veux te voir heureuse avec Jake, je veux te voir grandir auprès de Zac. Je veux te voir vivre ici et évoluer parmi tous ces gens qui t'auront enfin acceptée. Je veux pouvoir t'accompagner dans chaque étape de ta vie, et te promettre que je n'en raterai plus aucune.
Le sourire qui s'étire sur ses lèvres à cet instant m'oblige à fermer les yeux.
- Tu m'as redonné la vie, Heaven, dit-elle doucement. Et j'ai envie que cette nouvelle vie soit synonyme de paix pour moi. (Elle marque une pause, caressant mes joues.) Mais j'ai simplement... peur. J'ai peur que ça ne le soit pas.
Je secoue la tête en rouvrant les yeux.
- Ne pense pas déjà à partir...
- Ce n'est pas ça, Heaven. Ne crois pas que je m'en irai demain, sourit-elle. Peut-être que je resterai pour toujours, même. C'est bien pour ça que je voulais éviter de t'en parler si vite...
- Parce que tu ne sais pas toi même ce que tu veux.
Elle se mord les lèvres.
- Si, je sais ce que je veux, fait-elle à mi-voix. C'est la paix.
Lentement, elle baisse ses mains et en pose une dans mon dos, hésitante. Je détourne mon regard d'elle pour fixer un point invisible sur les marches de l'escalier, pensive. J'ai cessé de pleurer.
J'ai envie de lui dire qu'elle est égoïste. Qu'après tout ce temps sans moi, elle devrait être capable d'abandonner tous ses intérêts pour enfin être à mes côtés et être la mère qu'elle dit tant vouloir être. J'ai envie de lui dire que je mérite qu'elle s'oblige à rester avec moi et mette de côté sa volonté. Que je suis sa fille, et qu'elle doit penser à moi avant tout.
Mais ça serait bien égoïste de ma part, et sûrement hypocrite. Je passe mon temps à me dire qu'elle ne sera jamais une vraie mère, qu'elle ne peut pas me demander de l'aimer comme telle. Elle n'a jamais partagé mon quotidien, elle ne peut pas le partager aujourd'hui comme si de rien n'était.
- J'ai une raison de vivre, affirme-t-elle en me regardant intensément. C'est toi. Et je veux croire qu'elle sera plus forte que tout. Parce que je t'aime plus que tout, Heaven, je ne veux pas que tu penses le contraire.
- Sauf que ça n'a aucun rapport avec l'amour...
Elle ne dit rien. Je hoche lentement la tête, soutenant enfin son regard.
- Je suis fatiguée moi aussi, lui souris-je. Alors je ne vais pas m'énerver contre toi. Je sais que tu m'aimes. Je sais que tu veux être là pour moi, et je veux que tu le sois. Mais... mais tu n'es pas ici en mission, tu n'es pas là pour me prouver que tu peux être la mère que j'ai toujours attendu. Parce que... je n'ai jamais rien attendu, avoué-je en haussant les épaules.
Elle écarquille les yeux, et je vois des larmes y naître. Elle les essuie d'un revers de la main, se raclant la gorge pour se reprendre.
- Je suis désolée, fait-elle d'une voix étranglée. Si tu savais à quel point... à quel point je m'en veux.
Je laisse échapper un petit rire.
- Je tiens ça de toi.
Elle pose un regard tendre sur moi, pinçant ses lèvres tremblantes.
- Je te promets de faire de mon mieux, Heaven. Je te promets d'être près de toi et de tout faire pour apprendre à vivre ici. De tout faire pour en avoir la force.
Mais si je n'en ai pas la force, si après tous mes efforts, je n'y arrive pas, s'il te plaît, laisse moi partir. Ce sont sûrement les mots qu'elle pense mais qu'elle ne dira pas.
Mon ventre se noue douloureusement alors qu'elle me serre de nouveau dans ses bras. Je ne réponds rien, incapable de m'exprimer.
Je veux croire en notre capacité à vivre ensemble, en sa capacité à retrouver une existence normale. Je veux croire que tout est assez simple pour qu'elle ne compte que sur sa volonté d'être à mes côtés, et qu'elle oublie son épuisement. Mais au fond de moi, je me demande vraiment si c'est possible.
Elle aussi, s'imaginait sûrement que tout serait évident une fois que nous serions réunies. Que notre place était simplement auprès l'une de l'autre, et que tout rentrerait dans l'ordre. Je sais qu'elle se fichait de vivre simplement pour être avec moi, parce qu'elle pensait que notre relation serait plus forte que tout. Je le pensais aussi.
Mais peut-être qu'on ne peut pas défier tant que ça les lois de l'univers. Peut-être que nous n'étions destinées à nous connaître que dans le néant, hors du temps, entre la vie et la mort. Peut-être que nous ne pouvons être réunies que lorsqu'aucune de nous ne vit.
Cela fait seulement deux jours, peut-être que tout ira mieux d'ici quelques temps. Peut-être qu'elle appréciera la vie. Mais j'ai cessé d'être naïve. Ma mère mérite la paix, la vraie. Et si elle ne peut pas la trouver auprès de sa fille, cela veut dire qu'elle ne la trouvera nulle part ici. Que sa place est autre part. Auprès de mon père.
Je resserre notre étreinte, et inspire longuement. Je ne veux pas garder ce poids en moi, je ne veux pas garder de rancœur. Je sais que je peux l'accepter, que je suis capable de ne pas lui en vouloir pour ses choix.
Je n'ai pas le droit de lui demander de défier tout ce que son âme lui dicte. Je n'ai pas le droit de lui demander de se forcer à endurer la vie après avoir enduré les limbes.
Je crois que je viens de comprendre que je ne l'ai pas seulement ramenée pour qu'elle puisse continuer sa vie. Je l'ai ramenée pour qu'elle soit enfin libre. Pour qu'elle puisse enfin décider de son destin. Alors il est hors de question que je l'emprisonne de nouveau.
Doucement, je me détache d'elle et me force à lui sourire, arrimant mes yeux aux siens. Je pose mes mains sur ses épaules, et observe son visage. Je souligne la noirceur de ses cheveux parsemés des reflets gris du temps, les rides qui ornent ses traits à peine vieillissants, et me dis qu'elle a gardé toute sa beauté. Je sais que je lui ressemble, mais je ne dégagerai jamais cette douceur, cette sagesse mélancolique.
- Quoi que tu fasses, lui dis-je à voix basse, je te soutiendrai. Tu es libre.
Elle m'accorde un regard chagriné, et me retourne mon sourire. Elle aussi fait courir ses yeux bleus sur mon visage, exprimant une fierté teintée de tristesse.
- Avec ton père, on se demandait comment tu t'en sortirais sans nous, souffle-t-elle. Eh bien, j'aimerais qu'il soit là pour voir à quel point tu t'es bien débrouillée.
Je penche la tête, mes lèvres s'étirant avec émotion. Je laisse tomber mes mains et me détache d'elle en respirant profondément, puis lève les yeux vers l'immense façade du palais dans notre dos.
- Tu sais que c'est temporaire, hein ? dit ma mère en devinant mes pensées.
Je fronce le nez.
- Je sais. Mais j'ai hâte que tu puisses enfin dire qui tu es, et sortir de ce maudit château. Ça ne m'étonne pas que tu aies du mal à te projeter quand ta nouvelle vie commence dans de telles conditions.
Elle a un petit rire, qui me déconcerte un peu. Un instant, elle semble vouloir répliquer quelque chose, mais se rétracte.
- Oui, j'ai hâte aussi.
* * *
Alors que les battants de la porte du château se referment derrière moi, je sens l'air froid de la nuit s'insinuer dans mon dos.
Ma mère est retournée dans le château avant moi. Je suis restée immobile, recroquevillée sur la marche de l'escalier et les yeux perdus dans l'horizon. Et après avoir tant laissé mes pensées vagabonder, je me sens vide.
Je parcours seule les couloirs sous les colonnes de l'entrée, ignorant les domestiques que je croise par moments. La nuit est tombée, et tout est plongé dans un silence lugubre.
Je frotte mes bras pour en dégager les frissons, perdant mon regard dans les ondulations des flammes des lumières qui me guident. Certains couloirs sont éclairés par des chandeliers muraux, d'autres des lustres, et parfois des torches. Je croise mon reflet plusieurs fois dans les grands miroirs étincelants, mais l'ignore le plus possible.
Étrangement, j'apprécie de longer ces allées seule et en silence. Peut-être parce que cela me rappelle la fois où, encore ignorante, j'arpentais le château et y découvrais une partie du puzzle. Je peux presque entendre les échos du bal qui dansait à ce moment dans la grande salle.
En arrivant au croisement menant au couloir de l'infirmerie, je ralentis le pas. Je ne suis pas surprise de voir, à quelques mètres, devant la chambre de Joyce, les deux personnes que je cherchais. M'apercevant rapidement, ils me sourient tous les deux timidement. Je pousse un soupir en arrivant à leur niveau, et accepte sans broncher le bras que Jake enroule autour de mes épaules pour me rapprocher de lui.
- Comment elle va ? interrogé-je Zac avec inquiétude.
Il hausse les épaules en s'adossant au mur près de la porte.
- Elle dort encore. Les produits l'endorment.
- C'est peut-être mieux pour elle, fait Jake à mi-voix.
Je lève des yeux tristes vers lui, et vois qu'il se mord la lèvre d'un air songeur. Pendant un instant, nous restons tous les trois silencieux.
- Est-ce que... hésité-je. Est-ce qu'elle pourra récupérer ses deux queues ?
Zac secoue la tête avec lenteur.
- Pas dans sa vie, non. Son descendant, peut-être.
- Elle allait bientôt en avoir neuf, lâche alors Jake.
Je me détache brusquement de lui pour le dévisager, puis regarde Zac, stupéfaite.
- Elle allait atteindre l'Omniscience ? compris-je avec horreur.
- Elle en avait huit, acquiesce Zac. Elle se rendait bien compte qu'elle devenait de plus en plus puissante, alors... la neuvième était pour elle, elle le savait.
Je tremble, le cœur soudainement serré. Je n'ai pas besoin de beaucoup réfléchir pour comprendre à quel point ça devait être important pour elle. Elle aurait pu accéder à un statut privilégié et prestigieux chez les Kitsunes. Elle aurait pu...
- Elle l'attendait avec impatience mais elle ne voulait pas en parler avant de l'avoir, avoue Zac, la douleur perçant dans sa voix. Elle m'a dit il y a quelques jours qu'une fois qu'elle aurait réussi, elle pourrait... elle pourrait prouver à ses parents qu'ils pouvaient être fiers d'elle.
Il met des mots sur ce que je craignais.
- C'est horrible, m'étranglé-je. C'est injuste.
Zac baisse la tête, et Jake ne répond pas. Il fixe la porte de la chambre, des étincelles vrillant dans ses yeux.
- Ils n'avaient pas le droit de faire ça, juré-je en serrant les poings. Pas à elle.
Zac ne répond qu'après un autre silence lourd de peine.
- C'est la guerre, Heaven.
- Et alors ? pesté-je.
La fureur dans ma poitrine ne fait que croître lorsque Zac arrime ses yeux aux miens et que je vois dans son regard bleu toute l'émotion qu'il tente de relativiser. J'ai envie de hurler et de retourner dans la forêt, j'ai envie de venger Joyce et de faire au coupable le centuple de son acte. Le vide en moi se remplit d'une haine intense, que je sais irrationnelle et hypocrite, mais qui est tout aussi irrépressible.
Peut-être que c'est ça, que le roi veut. Que je laisse la haine combler tout le vide qui s'est creusé dans mon âme, que je me laisse gagner par la rancœur et la soif de vengeance. Je me connais, je n'y arriverai sûrement pas.
Mais je ne me laisserai pas envahir par la compassion. Je ne laisserai pas mon empathie m'aveugler. Je ne peux pas faire ce que le roi demande. Mais je peux me rappeler à chaque fois des visages de tous ceux qui ont été embarqués dans ce conflit insoutenable et ne pourront plus jamais s'en libérer. C'est comme ça que je resterai digne.
Je n'abandonnerai pas ma rage de vaincre. Je n'abandonnerai pas ma famille.
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Voilà pour le chapitre 48 ! J'espère qu'il vous a plu !
Plus tranquille après l'action, mais important :)
Que pensez-vous de la discussion entre Heaven et sa mère ? Et de l'état d'esprit de Heaven à présent ? ;)
Bonne rentrée à ceux qui la passent en ce moment, j'espère que cette année va bien se passer pour vous !!
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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