Premier Chapitre.
— Donc tu connais déjà mon nom, sourit l'ancien roi.
Je ravale péniblement ma salive, désarçonnée, tentant en vain d'apaiser ma respiration, de dénouer ma gorge douloureuse. Jorah redresse le menton, et, après un sourire au coin à faire froid dans le dos, il indique à la Bannie derrière lui de quitter la pièce, ce qu'elle exécute une seconde plus tard. Je suis à présent seule avec l'ancien roi d'Érédia. Je prends à chaque instant un peu plus conscience de la situation, et n'arrive pas à comprendre. Rien n'a de sens. Il y a une heure, je rentrais à Érédia en me convaincant que rien ne se passerait ce soir. Et maintenant...
Instinctivement, je m'agite sur ma chaise, et tente de nouveau de me défaire de mes liens, sentant l'atmosphère m'oppresser de plus en plus.
— C'est inutile, dit calmement Jorah. Ces menottes ont été spécialement conçues pour toi, tu ne peux utiliser ni ta force ni tes pouvoirs. Alors ne t'épuise pas pour rien.
Je frémis, et m'arrête doucement de bouger, me retrouvant encore plus désarmée. Jorah fait quelques pas pour attraper une chaise en bois, qu'il traîne lentement au sol devant moi. Il ne me quitte pas des yeux, et je peine à soutenir son regard. J'ai l'impression de trembler de tous mes membres, alors que je suis paralysée.
— Je suis ravi de te voir enfin, déclare-t-il alors en s'asseyant face à moi.
Je ne réponds toujours pas.
— Comment tu te sens ? poursuit-il, les bras croisés et l'air détendu.
— Qu'est-ce que vous faites là ? Et moi ?
Avec difficulté, je parviens à contrôler le tremblement de ma voix. Il ne faut pas qu'il décèle ma panique, il ne faut pas que je cède. Jorah ricane, me donnant la chair de poule, et se penche vers moi.
— Tu es bien impatiente, Heaven.
Je mords mes lèvres, et il soupire.
— Avant tout, je voudrais savoir... qu'est-ce que tu sais de moi ?
Je fronce les sourcils, et déglutis avant de lui répondre, d'un ton le plus convaincant possible.
— Je sais tout. Que vous êtes un malade mental qui a commis un génocide et injecté son sang à un bébé. Je sais qu'à cause de vous, j'ai passé dix-sept ans sans savoir qui j'étais, et que j'ai finalement appris avoir été souillée pour le bien de vos expériences. Je sais que vous êtes un monstre, et que vous paierez.
Il m'a fallu tout mon courage et mon sang-froid pour dire ça sans sangloter. Je sens mon cœur frapper douloureusement ma poitrine, et mon sang pulser frénétiquement dans les veines de mes tempes. Je suis tendue à l'extrême, abandonnée à une angoisse paralysante indéfinissable. L'ancien roi ne réagit pas à ce que je dis, et plisse les paupières alors qu'un sourire moqueur s'étire sur ses lèvres.
— Tu en sais, des choses, raille-t-il.
— Allez vous faire voir.
Il arque un sourcil, et je vois ses yeux briller alors qu'il déclare dans un souffle :
— Tu es aussi fougueuse que ta mère.
Un violent frisson de rage parcourt mon échine, et je sens mes poings se crisper entre les menottes qui m'attachent à la chaise. Il se moque de moi. Il veut me provoquer, m'évaluer, m'analyser comme son frère l'a fait.
— Qu'est-ce que vous faites là ? répété-je, plus calmement.
— Oh, mais attends, un peu, souffle-t-il d'un air théâtralement agacé. Tu ne veux pas qu'on fasse un peu connaissance, avant, quand même ?
— Je ne veux rien savoir de plus sur vous. Tout ce que je veux comprendre, c'est pourquoi vous êtes chez les Bannis, et pourquoi ils m'ont enlevée.
— Tu ne veux même pas avoir de nouvelles de tes amis, à Érédia ?
Une nouvelle fois, l'image de Zac à terre ressurgit dans mon esprit. Je veux absolument savoir s'il est encore en vie, comme je veux savoir si Joyce va bien. En songeant à Jake, mon cœur se serre douloureusement. Il est dans sa grotte, transformé et inconscient, il n'est au courant de rien encore. Et demain, quand il rentrera, il découvrira Érédia détruite, apprendra sûrement la mort de son ami et la disparition de sa petite-amie. Je n'ose qu'imaginer ce qu'il ressentira, et y penser me tord le cœur.
— La bataille est finie ? demandé-je simplement.
Il ne faut pas que je m'affaiblisse devant lui, car je sais qu'il trouvera aisément la manière de me faire faillir.
— Oui, répond-il. On n'avait plus rien à y faire.
Je plisse les yeux.
— « On » ? Alors vous êtes avec les Bannis ?
Il pouffe une seconde, puis me lance un regard perçant.
— Je les dirige.
J'entrouvre les lèvres, abasourdie. J'aurais dû m'en douter. Tout est lié, tout vient de lui. Il n'a jamais quitté Érédia. Il se cachait dans l'ombre, reprenant peu à peu sa force, se préparant à revenir, à tout moment.
— Vous êtes là depuis le début, soufflé-je. Vous attendiez.
Il penche la tête sur le côté, et m'invite à poursuivre. Et alors, je comprends.
— Vous m'attendiez...
— Eh voilà. Tu commences à comprendre.
J'ai la sensation de manquer d'air. Tout ça, c'est à cause de moi. Depuis ma naissance, depuis le massacre des Silencieux de Sang Pur, il s'est terré et a patienté en silence jusqu'à ce que, moi, je réapparaisse. Parce qu'il savait que j'allais finir par revenir. Il savait.
— Pourquoi ? lâché-je, la nervosité perçant dans ma voix.
Il se racle la gorge, et hoche lentement la tête, annonçant qu'il va enfin parler. J'ai du mal à tenir en place, et ne peux m'empêcher de bouger imperceptiblement sur ma chaise. J'ai envie de briser les liens qui obstruent mes mouvements et ma magie, de me jeter sur Jorah et de décharger sur lui toute ma rage. Je veux voir la peur dans ses yeux, faire disparaître cet effroyable air narquois de son visage froid, je veux qu'il paie. Et je veux hurler, sortir d'ici, me libérer de l'anxiété qui serre ma gorge. Mais je ne peux rien faire. Je suis enfermée, et attachée. Il faut que je comprenne ça. Alors je ne peux que l'écouter, et enfin résoudre le mystère de la révolte des Bannis, mais aussi des plans de Jorah lorsqu'il m'a... créée.
— Tu veux tout savoir ? s'enquiert l'ancien roi. Tout, tout, tout ?
Je serre les dents, et acquiesce lentement.
— D'accord. Après tout, je serai bien obligé de tout t'expliquer.
Un frisson remonte dans ma nuque lorsqu'un rictus déforme ses lèvres pendant un instant, lui donnant un air presque maléfique.
— Depuis toujours, commence-t-il enfin, je vois les choses différemment. J'ai toujours voulu plus, changer le monde, le faire évoluer. J'étais une sorte d'avant-gardiste incompris, tu sais.
Je me moque intérieurement de sa façon si exagérée théâtrale de s'exprimer. Il se fiche complètement de moi.
— Personne n'a jamais pu me comprendre, même mon frère. Alors j'ai gardé mes idées pour un monde meilleur bien au chaud, jusqu'à ce que j'ai assez de pouvoir pour les exploiter. Alors j'ai tout fait, j'ai tout essayé, fait toutes les expériences auxquelles je pouvais penser, et... j'ai lamentablement échoué. J'imagine que j'ai été trop impatient. Alors j'ai pris plus de temps, et cette fois-ci, ça a marché.
Ses yeux blancs s'animent, et je garde la mâchoire contracter pour canaliser mon agitation intérieure. Il parle de moi. Sa première réussite expérimentale, c'était moi.
— Je pense que c'était le destin, poursuit-il. Mon plus gros projet, le seul que je ne voulais vraiment pas rater, a été mon premier succès. J'ai mis du temps, tu dois le savoir, j'ai dû essayer avec des jeunes filles, mais elles rejetaient le sang. Puis j'ai compris que l'opportunité, je ne l'aurais qu'avec un nouveau-né. Et tu es arrivée deux ans plus tard, comme un ange tombé du ciel, et tu connais la suite. J'ai réussi à réaliser un de mes plus grands rêves : créer une nouvelle espèce, une élite, un hybride surpuissant pouvant représenter tout le travail que j'entreprenais depuis des années, capable de montrer au monde les possibilités qu'on pouvait avoir si on cherchait.
Je sens mes oreilles bourdonner, et ma tête s'alourdir. L'entendre parler ainsi de moi me donne la nausée, et je réprime difficilement un haut-le-cœur qui remonte dans ma gorge. J'avais déjà compris le but de son « projet », mais l'entendre de sa propre bouche, c'est bien pire. Et je ne suis pas sûre de pouvoir un jour sortir ses mots de mon esprit.
Il inspire doucement, et scrute mon visage, d'un regard qui me glace le sang. C'est comme s'il observait une œuvre dont il est fier, comme s'il contemplait son propre reflet en moi. C'est absolument terrifiant, et je sens tout mon corps tressaillir.
— Je n'ai jamais fait tout cela pour blesser qui que ce soit, ajoute-t-il enfin. Tout ce que je veux, c'est faire comprendre à tout le monde que le véritable progrès est possible. Rendre notre peuple plus fort, plus grand, plus fier. Est-ce qu'on peut me reprocher de vouloir aider, honnêtement ?
— Vous êtes répugnant, sifflé-je. Le peuple d'Érédia n'est plus le votre.
Il s'esclaffe.
— Parce que tu crois qu'il est le tien, peut-être ? Dès qu'ils apprendront qui tu es, ce que tu es, crois moi que tu vas vite déchanter. Tu ne feras jamais partie de ce peuple. Ta place, c'est avec moi, pas avec eux.
Je tremble, et ravale un sanglot. Je ne dois pas l'écouter. Je ne dois pas me laisser faire, ne pas céder à la panique. Il relève le menton, me toisant d'un air terrifiant, et poursuit :
— Tu ferais bien d'ouvrir un peu ton esprit. Parce que tu es le détail le plus important de mes plans.
Je l'interroge du regard, incrédule.
— Tu as dit que tu voulais tout savoir, alors sois patiente.
Puis, après un nouveau soupir, il s'étire.
— J'avais déjà tout prévu. Les Silencieux de Sang Pur étaient un trop grand danger, il fallait que je m'en débarrasse. Et puis les loups-garous, c'était un dommage collatéral, j'ai juste saisi l'opportunité.
— Est-ce que ça vous arrive de penser aux gens ?
Il hausse un sourcil, interloqué.
— Heaven, tu parles trop.
Je lui lance un regard noir, et il lève les yeux au ciel.
— Je disais donc. J'ai attendu un an avant de comprendre que rien n'allait évoluer, et que le peuple commençait à avoir des soupçons. Et après des années d'exil, a avoir tout vu et réfléchi à tout, je suis parti retrouver ceux qui, je le savais, finiraient par m'écouter.
— Les Bannis...
— Oui. Tu me diras, c'est étrange de penser que ceux que j'avais condamné à la réclusion deviennent mes alliés, mais...
Il hausse les épaules, et lève les mains en désignant la pièce.
— C'était les seuls qui arrivaient à voir plus loin, par les idées qui leurs avaient valu le bannissement. Ils ont été bafoués et humiliés, et se sont toujours sentis incompris. J'ai fini par me rendre compte du potentiel qu'ils avaient, et ils ont eux aussi compris que leur rédemption, et leur occasion de revenir à Érédia, ils les auraient grâce à moi.
— Alors c'est ça que vous voulez faire, tuer tout le monde à Érédia pour l'envahir ?
Il rit doucement, et un frisson glacé parcourt ma nuque.
— Tu es extrême, c'est fou comme tu ressembles à ton espèce première. Bien sûr que je ne veux pas tuer tout le monde. Et je ne veux pas « envahir » Érédia, simplement reprendre la place qui me revient de droit. Je ne suis pas mort, je suis donc encore légitimement le roi.
— Et comme vous savez que personne ne vous laissera faire, vous comptez la reprendre de force, avec l'aide des Bannis. Vous éliminerez ceux qui ne veulent pas se plier face à vous.
— En gros, oui.
— C'est une dictature.
— C'est surtout la seule façon de redonner sa gloire à Érédia, et de la faire rayonner en progressant encore plus.
Je secoue la tête, hébétée. Il est complètement aveuglé par sa soif de pouvoir et de domination. Et honnêtement, ses plans me font aussi peur que je les trouve impensables. Comment compte-t-il venir à bout de la ville entière d'Érédia avec la seule force des Bannis, bien moins nombreux ?
— Vous n'y arriverez pas.
— Oh, crois moi, j'y arriverai.
L'assurance avec laquelle il a prononcé ces mots me pétrifie. Il est persuadé d'y parvenir. Il affaisse les épaules, et un sourire mesquin se dessine sur ses lèvres fines.
— Parce que, toi, petite Heaven, tu vas m'aider.
— Quoi ?
— Je t'ai expliqué ce que je faisais là, mais pas encore ce que toi, tu faisais là. Suis, un peu, voyons.
Il se lève de sa chaise, et je tremblote. Je sens que ce qui va suivre va être bien pire que ce que j'ai entendu jusqu'alors. Le ventre noué, je me force à écouter ce qu'il a à dire.
— J'ai des ambitions importantes et très précises et la seule chose qui peut m'empêcher de les réaliser, c'est le peuple, tu le sais ô combien puissant, d'Érédia. Et avec des effectifs moindres, je ne suis pas assuré de réussir à tous les soumettre. Mais... si j'ai la chance d'avoir quelque chose qu'ils n'ont pas, une sorte d'arme secrète, capable à elle seule de compenser l'absence de centaines d'hommes et d'en abattre la même quantité... C'est une garantie de la victoire, qu'ils n'auront pas le temps de voir venir, puisqu'ils n'en soupçonnent même pas l'existence.
Je sens mon sang bouillir dans mes veines. L'ancien roi fait des tours dans la pièce, traînant des pieds, les bras derrière le dos. De profil, il a la même stature que son frère.
— Moi ? soufflé-je, la gorge si serrée que c'en est douloureux.
La seule réponse qu'il me donne est un affreux sourire satisfait, et je sens ma tête vaciller, comme si on m'y avait asséné un violent coup. Alors c'est pour ça que je suis ici, c'est ça qu'il veut faire de moi.
— C'est pour ça que vous m'avez créée ? bafouillé-je.
Masquer mon angoisse commence à devenir compliqué. Tout s'embrume dans mon esprit, et je n'arrive pas à contrôler mes émotions.
— Mais non ! répond Jorah d'un ton impétueux. Bien sûr que non, tu crois que j'avais prévu tout ça ? Je t'ai déjà expliqué que je pensais pouvoir tout faire bouger à partir du moment où j'avais réussi une expérience et m'étais débarrassé des potentielles menaces. Quand j'ai fait en sorte que tes parents apprennent « par accident » le massacre, je savais que tu allais être envoyée sur Terre, et ça me convenait parfaitement. Je savais que tu finirais par revenir à moi, que je vienne te chercher ou non. Et ça n'a pas manqué, on dirait, rermarque-t-il.
Après une pause, durant laquelle je retiens ma respiration pour ne pas trembler, il se replace devant moi, plus proche que tout à l'heure. En penchant sa tête vers la mienne, il poursuit, les yeux plus perçants que jamais :
— Je t'ai gardée dans un coin de ma tête, en essayant de comprendre le rôle que tu allais bien pouvoir jouer dans mes projets. Puis, quand j'ai rejoint les Bannis, décidé à reprendre ma place, j'ai compris. Tu étais exactement ce dont j'avais besoin. Encore une fois, j'avais l'impression que tu tombais du ciel pile au bon moment. Alors j'ai attendu très patiemment la date que je savais être celle de ta naissance, et ai tout calculé pour pouvoir te récupérer quand il fallait.
Me récupérer. À ses yeux, je lui appartiens. Depuis le début de mon existence, j'étais donc vouée à me retrouver ici, et je n'en avais aucune idée. C'est à en faire des cauchemars.
— Quand j'ai appris que tu étais enfin de retour, quelques semaines avant ta majorité, je...
— Comment ? le coupé-je.
— Comment j'ai su ? Eh bien, il me reste quand même deux trois alliés à Érédia.
Pendant une seconde, je pense à tous les gens que j'ai pu rencontrer et croiser depuis mon arrivée ici, et je suis prise d'un vertige.
— Donc, soupire-t-il en se redressant. Tu te rappelles de la première attaque des Bannis ? L'incendie, dans la boutique où tu étais, comme par hasard ? D'ailleurs, quand j'y repense, ce n'était peut-être pas assez subtil, ajoute-t-il à mi-voix.
J'acquiesce.
— C'était ma première tentative de capture. Mais je n'avais pas prévu que Monsieur Prince Charmant allait braver les flammes pour sauver sa belle.
Il lève les yeux au ciel, et je frémis. Je me rappelle parfaitement de cette soirée. C'est après m'avoir sauvée que Jake m'a embrassée pour la première fois. Je me souviens avoir pensé qu'une attaque aussi minime était étrange, et qu'ils auraient pu choisir le château. Mais maintenant, tout prend son sens. Depuis le début, depuis le tout début, il est là. Dans l'ombre, au dessus de moi comme une épée de Damoclès, il rode sans même que je m'en doute. J'inspire par le nez, me sentant à tout moment prête à fondre en larmes.
— J'ai donc décidé de changer de stratégie. Me faire plus discret, organiser les Bannis, et te laisser évoluer et développer ta puissance comme si de rien n'était. Puis les choses se sont accélérées, et la date fatidique est arrivée. J'ai pu apercevoir un peu de l'explosion de tes pouvoirs, c'était au delà de mes espérances.
Je ravale ma salive.
— Vous m'avez surveillée ? Depuis le début, est-ce que vous aviez demandé à quelqu'un de me suivre, de...
— Non, arrête, un peu, râle-t-il. Je t'ai laissé vivre ta vie. Tout ce que j'ai fait, c'est faire attention aux dates, et demandé à mes quelques sources de me dire s'ils apercevaient une inconnue avec Zachariah Moran, et de me donner quelques informations sur les circonstances. Je n'ai pas suivi tous tes faits et gestes, je n'ai pas que ça à faire.
Il connaît Zac, c'est logique. Et il savait aussi que c'était lui qui s'était chargé de mon envoi sur Terre. Alors il sait que je loge chez lui, et il sait qui sont mes amis. Il connaît mes faiblesses, et le réaliser me fait froid dans le dos.
— Après ça, les tensions ont commencé à accroître. Les Bannis s'impatientaient, et ont commencé à faire n'importe quoi. Mes troupes ne voulaient plus attendre, et ont un peu mis le bazar dans Érédia. Ça les occupaient, et au moins, ça annonçait notre approche. Comme je savais qu'il fallait se dépêcher, j'ai envoyé un groupe faire des repérages et un autre s'assurer de ta présence à Érédia, mais... ils sont tombés sur un couple dans la forêt, qui ne les a pas laissés passer.
J'entrouvre les lèvres, hébétée, alors qu'un air moqueur se dessine sur son visage. C'était il y a deux jours. Avant-hier. Je me rappelle parfaitement de l'attitude des Bannis à l'activation de mes pouvoirs et la vue de mes yeux. Leur air satisfait m'avait déconcertée, et je comprends maintenant. Ils « avaient déjà tout ce dont ils avaient besoin », d'après le chef. Et il avait raison. En me montrant, ils ont vu mon visage, ils ont vu mes yeux qui leur a signifié que j'étais pleinement en maîtrise de mes pouvoirs, et ont compris que tout était prêt pour leur plan.
— Pourquoi ils ne m'ont pas enlevée là, alors ?
Jorah pouffe, et inspire profondément.
— Parce que c'était trop dangereux pour eux. T'attaquer alors que tu es tranquille, même à quinze, c'est du suicide.
Je fronce les sourcils. Il est sérieux.
— Alors la bataille c'était juste une diversion, juste pour me capturer ?
Penser que ça puisse être vrai me tord le ventre. Si des gens sont morts, si Zac est mort par ma faute...
— Pas totalement, répond l'ancien roi avec une moue railleuse. Évidemment, le plan était de t'enlever pendant que personne ne ferait attention et que tu serais complètement paniquée, mais il y avait aussi un impératif d'affrontement. Les Bannis veulent s'imposer et se venger, et outre la volonté de commencer la guerre et la diffusion de la crainte, il fallait que j'établisse un certain modèle sur lequel me baser. Avoir un exemple d'affrontement, en étudier les caractéristiques pour être plus efficace la prochaine fois.
Un énième frisson parcourt mon échine. Il est si confiant, si froid et à la fois effroyablement présomptueux, charmeur. Il n'est que prestance et pouvoir, et je pense que si je n'étais pas enchaînée, je me recroquevillerais sur moi-même tant il est terrifiant. Il prend un air tellement détaché que je n'arrive pas à déceler une seule émotion en lui. C'est comme rien ne pouvait l'atteindre. Et moi, je suis là, complètement livrée à moi-même et emplie d'une terreur silencieuse.
Jorah penche la tête sur le côté, et un sourire carnassier peint ses lèvres.
— Tu sais, je sens qu'on va faire de grandes choses, tous les deux.
Un goût de bile emplit ma bouche.
— Je ne ferai rien pour vous. Votre arme secrète, vous pouvez vous la mettre où je pense.
Il arque un sourcil, et approche son visage du mien, les traits tendus. Je tressaille. En le confrontant ainsi, je mets en péril le peu de contenance qu'il me reste. Je suis absolument affolée, mais je ne dois pas le montrer.
— Je te déconseille de me manquer de respect, Heaven. On peut rigoler, mais je ne suis pas un clown.
Ses yeux étincellent, et il passe alors ses doigts fins dans mes cheveux. J'ai un brusque mouvement de recul, et lui lance un regard noir. Il plisse les paupières, et se décolle de moi, tout en soupirant.
— Tu vas devoir apprendre à vivre ici, et à être à mes côtés. Parce que tu ne sortiras pas d'ici.
— Vous pensez vraiment que je vais vous obéir... constaté-je, incrédule.
— Oui, Heaven. Je sais que tu vas m'obéir. Tu vas te joindre à moi, aux Bannis, tu vas faire la guerre à nos côtés et tu vas anéantir ceux que tu penses être tes alliés, parce que tu comprendras que c'est ta véritable destinée.
— Vous êtes complètement malade.
Il sourit de nouveau.
— Oui, sûrement. Mais crois moi, tu le seras aussi bientôt.
— Jamais je ne ferai quoi que ce soit pour vous.
Il pousse un long soupir, à mi chemin entre l'exaspération et la moquerie.
— Heaven, s'il te plaît essaie au moins d'écouter ce que je te dis. Depuis toujours, tu es liée à moi, que tu le veuilles ou non, et aujourd'hui, j'ai besoin de toi. Je ne te ferai pas de mal, tu sais ? Mais tu n'as pas de choix à faire. Tu es à moi, c'est grâce à moi que tu es en vie et aussi puissante, que tu es aussi incroyable. Il serait temps de me rendre la pareille, tu ne penses pas ?
— En tuant des milliers de personnes ?
— Pas forcément.
— Et puis vous pensez que votre frère vous laissera faire ?
Il paraît surpris que je connaisse son lien avec l'actuel roi, mais ravale son étonnement en répondant.
— Je pense que je pourrai lui parler. Il a toujours été un peu réticent à mes projets, mais qui sait ?
Je sens ma gorge se nouer un peu plus. Il a l'air si sûr de lui, si persuadé de parvenir à ses objectifs que j'ai de plus en plus de mal à résister. J'ai horriblement froid, et mon ventre se tord de douleur à chaque fois que je songe à ma situation. Je me sens si seule, si démunie, et j'ai l'impression qu'il n'y a aucune échappatoire. Je commence à croire que Jorah a raison. Même si je n'accepterai jamais d'être son alliée, je suis bloquée ici.
— Je ne serai jamais votre arme, déclaré-je d'une voix rauque.
L'ancien roi redresse le menton, et souffle une nouvelle fois, avant d'étirer ses bras.
— Je pense que tu devrais y réfléchir plus sérieusement, parce que j'ai de quoi te convaincre si jamais tu refuses.
Je fronce les sourcils, et me crispe. Il me menace, mais un affreux pressentiment au creux de mon ventre me persuade que son moyen de pression sera bien pire que je ne puisse l'imaginer. D'un doigt léger, il appuie sur ma clavicule, et je me rappelle de ma blessure avec une grimace. Une douleur sourde s'étend dans mon épaule et mon cou, et je déglutis.
— Vous comptez faire quoi ? articulé-je, la voix étouffée. Me torturer ?
Un éclair passe dans son regard alors qu'il se redresse, et il ne répond pas. Tout ce qu'il fait, c'est m'adresser un dernier sourire malsain avant de me tourner le dos.
— Vous n'aurez pas ce que vous voulez ! Vous êtes un monstre, vous ne vous en sortirez pas !
Et après que j'ai hurlé ces mots avec amertume, il sort et ferme la porte derrière lui, d'un coup sec qui semble résonner pendant une éternité. Je prends alors une grande bouffée d'air, comme si j'avais retenu ma respiration pendant toute notre conversation. Je sens mon cœur tambouriner contre ma poitrine, et me plie en deux en essayant de calmer les spasmes qui secouent mon corps. Je sens les sanglots réprimés depuis trop longtemps remonter dans ma gorge, et bientôt, des larmes brûlantes roulent sur mes joues. Je gémis, parcourue de frissons gelés, le souffle court. Il fallait bien que ça sorte. Je crois que je suis trop sous le choc, trop ébranlée pour contrôler ne serait-ce qu'un tremblement. Je viens de rencontrer Jorah, l'ancien roi, après l'avoir imaginé des centaines de fois. Et jamais je n'aurais pu prévoir le flot d'émotions et de sensations paralysantes qui m'ont alors pris. Plus que de la rage meurtrière, de la haine irrépressible, c'est un profond désespoir qui m'a prise aux entrailles, une tristesse indéchiffrable que je n'avais encore jamais ressentie aussi intensément. C'est la première fois que je me sens à la fois aussi révoltée et aussi démunie. Tout ce qui vient de m'être révélé m'a vidée de toute énergie, et ma solitude accroît à chaque instant. Je ferais tout pour me réveiller dans mon lit, chez Zac, chez moi, retrouver ma vie et mes amis. Et en pensant à nouveau à eux, je lâche un sanglot étranglé, et me débats entre mes chaînes pour interrompre mes tremblements. Si j'ai perdu Zac, si j'ai perdu Joyce, Jake... S'il leur est arrivé quoi que ce soit, je ne sais pas si j'y survivrai. En à peine quelques minutes, l'espoir de les revoir s'est presque totalement envolé, et je peine à ne pas abandonner.
Mais je sais que c'est le choc et l'émotion qui obstruent ma pensée. Je n'arrive pas à réfléchir, à être moi-même dans un tel état. Il ne faut pas que je me laisse ainsi faire, que je perde ma détermination et ma force, car c'est la dernière chose qu'il doit me rester à présent. Je me suis promis de ne pas faillir, de ne pas abandonner, et de survivre. Alors il faut que je puise dans mes dernières forces, que je sois plus pragmatique. Ne pas laisser la panique prendre le pas sur la raison, c'est la clé pour s'en sortir.
Je m'oblige à contrôler ma respiration, et relève la tête en ravalant les flots de larmes qui inondent mes joues, la mâchoire contractée. Je sens mes membres se tendre, et serre les poings pour calmer mes frémissements. Je ferme les yeux. J'ai appris à me concentrer, à me calmer, à me dissocier de l'angoisse, et je peux y arriver même dans cette situation. Je suis plus forte que je le pense, je peux m'en sortir.
Je hoche la tête pour me détendre, et ma crise prend fin peu à peu. Je pousse un long soupir de soulagement en rouvrant les yeux, et ai à peine le temps de réfléchir une seconde que la porte en face de moi s'ouvre violemment. Je sursaute, et vois deux Bannis entrer en trombe et s'approcher de moi. L'un s'accroupit pour détacher les menottes qui accrochaient mes pieds à la chaise, et je peux enfin dégourdir mes chevilles.
— Vous faites quoi ? l'interrogé-je d'une voix correctement contrôlée.
Il ne répond pas, et lorsqu'il poursuit et vient libérer mes mains, je pense à me débattre, mais n'ai pas le temps de le faire et suis brutalement de nouveau enchaînée par de nouvelles menottes. Je réprime un grognement, et le deuxième Banni qui vient de rattacher mes poignets me tire pour me mettre debout. Je vacille, ayant complètement perdu l'équilibre, et il pose sa main dans mon dos pour m'empêcher de tomber.
— On t'emmène dans ta cellule, déclare-t-il.
— D'après Jorah, une bonne nuit de sommeil te fera du bien, souffle l'autre.
J'entrouvre les lèvres, mais n'ose pas répondre, paralysée par le mot « cellule ». Avec un regard affolé, je les observe s'avancer vers la porte alors que je sens ma vue se troubler et mes oreilles bourdonner. Je sens alors une légère pression derrière ma tête, et comprends facilement que c'est l'un des Bannis qui m'ensorcelle pour obstruer mes sens. Évidemment, ils ne pouvaient pas mettre un simple sac.
En sentant l'air frais frapper mon visage, je me rends compte que nous venons de sortir. Je ne vois plus rien, n'entends plus rien. Je ravale ma salive, me concentrant sur les pas que je sens s'abattre violemment sur le sol terreux, et choisis d'ignorer toute nouvelle angoisse. J'apprécie même de pouvoir remarcher, c'est comme si je ressentais de nouveau la sensation d'une liberté que je compte bien récupérer.
Quand je récupère la vue et l'ouïe, je suis presque jetée dans une pièce faiblement éclairée.
— Tu resteras ici pour l'instant, m'explique un des Bannis, avant de refermer la porte, me laissant dans un silence de mort.
Je respire profondément, et lève les yeux pour observer la pièce où je vais apparemment séjourner. Il y a un lit et une armoire, et je peux voir une pièce adjacente que je devine être une salle de bains. C'est surprenant. Cette cellule est plus confortable que je ne l'aurais imaginé, et je ne sais pas quoi en penser. Mais je comprends, rien qu'à en voir cet endroit, que Jorah a réellement prévu que je reste ici indéfiniment. La lumière jaunâtre me donne l'impression d'être presque sous terre, et l'absence de fenêtre me fait un peu peur.
Je secoue la tête, et vais m'asseoir sur le lit en regardant fixement le mur devant moi. Il va falloir que je survive ainsi, et que je ne laisse jamais l'appréhension prendre le dessus. Je ne resterai pas ici pour toujours, et je ne serai l'arme secrète de personne. Je trouverai un moyen de sortir, je retrouverai mes amis, et je tuerai l'ancien roi s'il le faut.
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Ouiii, le chapitre 1 est posté, c'est parti ! J'espère qu'il vous a plu !
Je sais que vous avez attendu trèèès longtemps, alors j'espère que vous ne m'en voulez pas trop, et que vous êtes contents !
Donnez moi votre avis sur ce chapitre, c'est très important pour que je fasse moins d'erreurs pour les suivants, comme j'ai toujours l'impression qu'ils sont nuls D:
Je suis beaucoup trop heureuse de revenir, de réécrire et d'avoir hâte de voir vos commentaires ♥
Je ne pas vous assurer un rythme régulier pour l'instant, vous le savez je suis débordée avec les cours, et avec la réécriture du Tome 1 (qui avance, je suis au tiers !), alors désolée si vous devez être patients parfois :(
(On est presque à 1M sur le tome 1, j'ai pas trop les mots alors on va passer outre)
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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