Cinquante-neuvième Chapitre.

[Dimanche 5 mars. La veille, Heaven et ses amis ont profité d'une soirée alcoolisée. Perdant un peu ses esprits, Heaven s'est retrouvée dehors en compagnie de Nadia, l'elfe guerrière avec laquelle elle entretient des rapports tendus. Après une discussion particulièrement enrichissante, les deux jeunes femmes ont accepté leur respect mutuel. Nadia a confié à Heaven les mots du serment qu'elle a prêté.]

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Je peux presque la revoir. Cette lumière, cette étoile explosant au cœur du royaume. J'entends encore le fracas, le sifflement strident de l'atmosphère qui se déchire. Je me demande pourquoi je n'ai pas eu peur. Pourquoi quand j'y pense aujourd'hui, j'aimerais y assister de nouveau. Je me demande si c'est à ce moment que j'ai basculé. Quand, pour la première fois, j'ai trouvé plus de beauté que d'horreur dans un combat mortel.

- Tu viens ?

Je ne réponds pas. Pendant un instant, je garde les yeux rivés sur le sol du vestibule du château, sur le cercle à l'endroit où le sol avait éclaté sous le poids d'Elijah. Puis, c'est d'un pas traînant que j'emboîte le pas de Jake.

- Ça va aller ? me demande-t-il, inquiet. Tu as à peine parlé depuis ce matin.

- Je t'ai dit que je ne voulais pas que les sentinelles nous entendent, marmonné-je.

Je sens Jake se raidir à côté de moi. En rentrant dans la nuit, j'ai presque hurlé de terreur en les voyant, parce que j'avais oublié. J'avais oublié que la maison était à présent surveillée de près, et que je méritais donc un contrôle d'identité avant d'entrer dans mon propre foyer. Quinze sentinelles mobilisées pour trois personnes. De quoi bien nous rappeler que nous sommes en danger, juste au cas où on l'aurait oublié.

Il soupire doucement.

- Ils te dérangent juste parce que tu penses qu'ils te surveillent toi. Il sont là pour te protéger, pas pour t'emprisonner.

Je me retourne brusquement vers lui.

- Le roi t'as dit de me dire ça, ou quoi ?

Il lève les yeux au ciel.

- Je veux juste que tu arrêtes de croire que personne ne te fait confiance et que tout le monde a peur que tu détruises tout.

Je m'apprête à répondre quand une conversation me revient soudain en mémoire. Une que j'ai eue hier soir, avec Tyssia, à l'ombre et masquée par le bruit assommant de la musique, teintée d'alcool et d'un peu trop d'honnêteté. Je lui ai demandé s'ils avaient peur de moi, et elle m'a regardée avec stupeur.

- Tu le penses vraiment ? m'a-t-elle demandé.

Face à mon silence, elle a continué, se penchant vers moi.

- Tu te demandes si on te prend vraiment pour l'une des nôtres ou si on attend juste de toi que tu nous sauves la vie. Tu penses encore que tu n'es pas notre amie ?

Je ne sais pas à quel moment j'ai fondu en larmes, mais je sais que je l'ai fait. Elle a écarquillé les yeux, paniquée, mais j'ai commencé à parler et je n'ai pas su m'arrêter. Maintenant que je m'en souviens, j'ai envie de m'enterrer.

- Je n'y peux rien, je ne peux pas m'en empêcher, ai-je lâché après un sanglot. J'ai toujours cette voix dans ma tête qui me dit que vous êtes obligés de faire tout ça, de toute façon. Que quand vous me laissez être avec vous, quand vous me parlez en souriant, quand vous me réconfortez et que vous me faites sentir bien vous le faites parce qu'il ne faut surtout pas me froisser, qu'il vaut mieux vous avoir de votre côté. Vous me promettez de ne pas m'abandonner parce que vous ne voulez pas que moi, je vous abandonne. Que votre vie dépend de moi, et que même si j'étais la pire des personnes, vous seriez obligés de me faire croire que vous m'aimez juste pour vous assurez la survie. Parce que vous voyez bien que si je sens que je n'ai pas d'allié, je... je pourrais tout abandonner.

Je grimace, réprimant un cri de frustration. Je n'aurais jamais dû dire ça, bon sang. Je n'aurais jamais dû livrer autant de faiblesse face à quelqu'un qui ne me ferait jamais de mal. Je n'aurais jamais dû dire que je doutais d'elle juste parce que je doute de moi. Je déteste ça. Je le fais tout le temps, penser au pire, ne croire en rien ni personne. Même quand je commence à me laisser aller, j'ai cette peur qui s'installe, qui me rappelle ma place au milieu de tout ce monde, mon devoir parmi eux. Je sais que c'est faux, que je ne suis pas seule. Qu'il n'y a qu'Elijah qui pense à son royaume avant moi. Je sais que mes amis m'aiment. Mais... et si ce n'était pas le cas ?

- Et ce n'est pas votre faute, ai-je assuré en fuyant le regard de Tyssia. C'est ça, le problème avec moi. Peu importe ce que je pense, je le mets en doute. Je veux me rassurer, mais cette aiguille dans ma tête s'enfonce, un peu plus profond à chaque fois. Un peu d'espoir, Heaven ? Ne t'avance pas trop. Tu pourrais tomber. Fais attention. Contrôle toi. Ne les laisse pas t'affaiblir. Contrôle toi, toujours. Ne montre pas ce que tu ressens. Aie peur, mais ne le montre jamais. Ne sois jamais faible face à ceux qui pensent que tu es plus forte que quiconque. Tu les aimes ? Tu pourrais tous les perdre. Tu leur fais confiance ? Ils ont besoin de toi pour les sauver, c'est tout. Tu crois qu'ils t'aiment ? Tu as causé cette guerre.

Ma voix s'est brisée, et j'ai simplement étouffé mes pleurs dans mes mains. J'ai senti Tyssia se paralyser, senti son énergie vibrer autour d'elle, et quand ses bras ont glissé autour de mes épaules, j'ai eu un mouvement de recul, de terreur incontrôlable. Quelle horreur.

Je me souviens qu'elle a murmuré mon nom, que sa propre voix tremblait. Qu'elle a essayé de me réconforter mais que je l'entendais à peine, parce que je n'arrivais pas à l'écouter. J'avais honte, j'avais peur et j'étais pétrifiée. J'avais trop chaud, trop mal partout, trop envie de vomir. J'avais envie de disparaître et en y songeant actuellement, je suis de nouveau vidée.

Quelques minutes après, j'étais avec Nadia. C'était pour ça que j'avais envie de sortir à tout prix, d'échapper au bruit et aux gens, d'échapper au regard apitoyé de Tyssia. J'avais envie de me cacher et de ne jamais revenir. C'est pour ça que j'ai suivi Nadia.

Je m'arrête brusquement, expirant profondément pour débloquer ma poitrine. Dans le couloir doré menant au bureau du roi, il n'y a maintenant plus aucun bruit. Jake s'est arrêté à son tour.

- Désolée, fais-je en levant enfin la tête vers lui. Je m'en prends à toi alors que je suis juste tendue.

Il réprime un sourire, et fait un pas vers moi.

- On peut attendre avant d'y aller, si tu veux.

Je serre les dents, fuyant son regard avec embarras.

- Non, je... c'est pas ça qui me dérange. Je m'en fiche de voir le roi, et j'ai hâte qu'il m'emmène à sa foutue barrière. C'est...

Je me gratte la nuque, hésitante. Puis je lui explique. Je lui dis à quel point j'étais ivre, que je pense que Tyssia ne voudra plus me regarder en face. Et que, par dessus tout, c'est Nadia qui m'a réconfortée. D'abord, Jake a l'air médusé, un peu pantois. Puis, contre toute attente, alors que j'ai envie de fondre en larmes et de m'enfoncer dans le parquet, il éclate de rire. Il plaque la main sur sa bouche, l'air un peu gêné, mais continue de me regarder en riant.

- Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? m'estomaqué-je, stupéfaite.

Il secoue la tête et arrête peu à peu de rire.

- Viens là, fait-il avec un sourire.

Je croise les bras, refusant de bouger. Je le fusille du regard, m'empêchant de me laisser contaminer.

- Pourquoi tu rigoles ? J'ai trop honte, elles...

- Parce que tu racontes n'importe quoi, Heaven, me coupe-t-il. Allez, viens me faire un câlin.

Et, face à mon immobilité, il m'approche en deux foulées. Je n'ose pas reculer, et je n'en ai pas envie. Sa chaleur m'atteint immédiatement, et je le laisse prendre mon visage entre ses mains. Ses yeux pétillent, les flammes des chandeliers dansant dans ses pupilles.

- Tyssia va continuer à te parler et sera sûrement encore plus adorable avec toi, parce que tu as enfin ouvert un peu ton cœur. Ça ne sert à rien de faire semblant de ne rien ressentir, surtout avec tes amis. Ils sont là pour te soutenir même quand tu es au plus bas.

- Je lui ai dit que je ne leur faisais pas confiance, soufflé-je en rougissant. Que j'avais peur de tout. J'étais pitoyable.

Je cache mon visage dans mes mains, mais Jake les enlève aussitôt. Il dépose un baiser sur mon front, puis relève ma tête vers la sienne. Ses mains glissent sur mes épaules.

- Heaven, fait-il doucement. Tu te rappelles de ce que j'ai dit ? Tu as le droit d'être vulnérable. De douter. Ton manque de confiance est normal. Ta peur est normale. Les avouer ne fait de toi qu'une personne plus honnête. Pas pitoyable.

Je grimace, mais je sais qu'il a raison.

- Et c'est peut-être bien que je me sois confiée à quelqu'un d'autre que toi, murmuré-je avec hésitation.

- Exactement, sourit-il. Ça montre un très grand progrès.

- J'étais ivre. Je pense que je serais incapable de faire ça sobre.

Jake s'esclaffe, et je commence à sourire à mon tour.

- Abruti, râlé-je.

- Il n'y a rien de mal à avoir eu besoin d'un peu d'alcool pour se dévoiler, fait-il innocemment. Mais c'est vrai que toi, une fois que tu es lancée...

Je me sens rougir, chassant de mon esprit toutes les absurdités que j'ai pu lâcher, ne voulant surtout, surtout pas m'en souvenir. Je me remercie juste intérieurement de lui avoir dit que je l'aimais avant hier soir, car je suis persuadée de l'avoir répété bien plus de fois que nécessaire.

Je prends une grande inspiration, ignorant volontairement le regard narquois de Jake. Avec un coup d'oeil aux drapés sur les colonnes du couloir vide, j'expire et acquiesce, comme en signe d'encouragement.

- Je suis trop orgueilleuse, avoué-je alors. Et prétentieuse, aussi. Je crois que ce sont mes pires défauts. Je pense pouvoir tout faire toute seule sans aide, et qu'en demander est honteux. Je me suis toujours débrouillée, alors je continue de le faire sans même m'en rendre compte. Je ne sais pas ce que ça fait, d'avoir besoin d'aide. Avant, quand je ne savais pas un truc, je le lisais dans les pensées de quelqu'un d'autre. Je volais ce que j'aurais pu demander. Je ne peux plus le faire aujourd'hui. Mais au lieu d'apprendre, je me renferme en me persuadant qu'il vaut mieux que je fasse n'importe quoi en prétendant que j'ai raison, au lieu d'admettre le contraire pour faire la bonne chose.

Malgré tous mes efforts, je continue de penser que si je montre ma faiblesse, je serai pitoyable. C'est ce que Nadia a tenté de me faire comprendre hier. Je suis pleine d'orgueil, d'une fierté mal placée qui m'a joué plusieurs tours déjà. Je ne crois pas que je l'avais déjà dit à haute voix.

Jake n'a toujours pas répondu quand je relève la tête vers lui. Il m'observe attentivement, les yeux assombris. Quand je lui souris, ses pupilles s'élargissent, son visage s'éclaire.

- Merci d'être qui tu es, Jake. Tu me donnes envie d'être toujours meilleure sans me faire détester qui je suis. Tu me rends fière d'être avec toi et j'ai envie que tu sois fier d'être avec moi, toi aussi.

Frappé de stupeur, il a un mouvement de recul et je ne peux réprimer un rire en voyant son expression. Je lui adresse un dernier sourire et me remets en marche vers les appartements du roi. Je ne l'entends me suivre qu'après quelques secondes, le bruit de ses pas s'accélérant près de moi.

- Je suis déjà fier d'être avec toi, me glisse Jake en arrivant à mon niveau. Chaque jour un peu plus.

- Même si je suis orgueilleuse et prétentieuse ?

Il sourit, et bondit devant moi pour me bloquer la route, me forçant à lui faire face. Alors qu'il s'approche de moi, je sens mes mains se délier dans mon dos, déjà prête à rejoindre le sien.

- Même si tu es orgueilleuse, prétentieuse, et que tu es amoureuse de tout le monde quand tu es bourrée.

Je le frappe sur le torse, mais ne le repousse pas lorsqu'il pose ses lèvres sur les miennes. Mes épaules s'affaissent, mon corps reposant contre le sien naturellement. Je serre les paupières, crispant mes doigts sur ses joues. Quand je brise le baiser pour observer son visage, j'y vois l'expression lointaine qu'il a dès qu'on s'embrasse depuis que je suis revenue. Comme s'il se demandait si c'était réel ou un autre de ses rêves.

- Tu es le seul dont je suis amoureuse, lâché-je alors dans le creux de son oreille avant de me libérer de ses bras.

Je le sens se pétrifier de nouveau, et retiens mon sourire en le dépassant pour finir notre traversée jusqu'au bureau du roi.

- Tu viens ? fais-je en me retournant.

Arraché à son immobilité, Jake s'empresse de me rejoindre, l'air un peu hagard. Je m'apprête à le provoquer de nouveau quand je sens des mains m'attraper les épaules. Avant de réfléchir, je dégaine mon arme en un mouvement et tord le bras de mon assaillant, pivotant pour le plaquer violemment contre le mur. Ce n'est que quand je vois l'uniforme des gardes du roi que je réalise mon erreur. Je décolle ma dague de son cou, et recule, tremblante. Le garde se redresse, époussetant sa veste avec une légère sidération.

- Vous alliez me rentrer dedans, Mademoiselle.

- Désolée, m'empressé-je de dire. Désolée.

Je range mon arme et baisse la tête. Je ne me retourne pas vers Jake ni ne salue les autres gardes qui, bien sûr, sont dans le couloir, car c'est une évidence et que j'ai simplement réagi par instinct. Je garde les yeux rivés sur le sol, serrant mes poings pour cacher le tremblement de mes mains. Ce n'est que quand j'arrive à la porte du bureau du roi que je me décide à lever la tête. Jake est aussitôt à côté de moi. Je réponds à sa question avant qu'il ne la pose :

- Je suis juste tendue.

* * *

- Je ne comprends pas.

- C'est pourtant très simple, Heaven. Tu ne pensais tout de même pas aller seule dehors ?

Je retiens mon soupir, me retournant pour faire face au roi.

- Je ne pensais pas que vous pourriez sacrifier vos soldats pour si peu.

- Pour si peu ? souligne-t-il en plissant les yeux.

Cette fois, je soupire vraiment.

- Si je laisse exploser toute ma puissance pour traverser la barrière, je pourrais les tuer. Ils se mettent en bien trop grand danger en étant dehors avec moi.

- Je le sais bien, Heaven.

- Arrêtez de répéter mon prénom comme si j'étais une enfant, cinglé-je. Je sais que c'est pour ma protection. Mais j'ai accepté ce défi en pleine conscience des risques. Je sais que je pourrais être attaquée, enlevée, grièvement blessée et je sais que je pourrais mourir.

- Tu ne mourras pas, dit-il en détachant ses yeux des miens.

- C'est bien que vous y croyiez. Ça veut dire que vous avez confiance en votre dôme. Mais même si je meurs, je suis prête. Je suis allée dans les limbes deux fois. Je peux en revenir.

Je m'arrête juste avant de trahir le tremblement dans ma voix. Je suis terrifiée à l'idée de ne serait-ce que frôler la mort et les limbes une nouvelle fois, mais je l'ai bel et bien accepté en déclarant que j'affronterai la barrière du roi. Je m'arrêterai avant de mourir. J'irai jusqu'où mon corps peut m'emmener.

Le roi ne répond pas tout de suite. Je serre les poings, prenant une bouffée de l'air sur son balcon. Peu importe combien je hais être en compagnie d'Elijah, son balcon sera toujours l'endroit où je peux le supporter plus de quelques minutes. Peut-être parce que je peux voir l'horizon se perdre dans les nuages. Parce que je peux être à sa place un instant et régner au sommet, observer de loin sans étouffer. Parce que je peux imaginer, en regardant les arbres à des centaines de kilomètres, que si je cours loin, loin, très loin, j'échapperai à ce qui est ici.

- Trois personnes avec toi, déclare-t-il alors. Si le danger devient trop grand pour eux, ils le sauront. Si leur conscience leur dit de rester, ils resteront et tu n'auras rien à dire. Ce ne sont pas tes soldats, mais les miens. Ils ont prêté serment.

Je tourne la tête vers lui sans dire un mot, songeant à Nadia malgré moi. Que mon âme soit paisible. Le roi m'interroge du regard, et j'acquiesce en signe de résignation.

- Maintenant, laissez moi rejoindre mes amis.

- Pas tout de suite.

Je ne m'empêche pas de lever les yeux au ciel.

- Vous allez les laisser dans votre salon toute la journée ? Vous leur avez offert des cafés et des petits gâteaux, j'imagine ?

- Tu es de super humeur aujourd'hui, dis donc, ricane-t-il.

Je lui lance un regard noir, mais j'ai du mal à m'empêcher d'être troublée par sa persistance. Il n'avait pas besoin de m'isoler pour me dire que je serais escortée hors du dôme en cas d'attaque, ni pour me souhaiter bonne chance. Il n'avait même pas besoin de me dire tout ça, je l'aurais découvert sur place et je n'aurais même pas pu argumenter. Mais il a voulu ce temps seul à seule, et il le laisse s'étirer inutilement.

- Qu'est-ce que vous ne me dites pas, Elijah ?

Il hausse les sourcils, interpellé.

- Qu'est-ce que vous me cachez ? insisté-je. Vous me faites venir ici juste pour me donner des informations futiles et discuter de choses qu'on a déjà débattues. En temps normal, on serait déjà là-bas. Qu'est-ce qui se passe ?

Il fait un pas vers moi, et je sens son hésitation. Il me considère sans un mot, puis relève le menton. Ses yeux immaculés me scrutent un long instant avant qu'il ne prenne la parole.

- Il faut que tu saches une dernière chose avant ton épreuve.

Je plisse les yeux, et, adossée au rebord du balcon, je l'observe dans l'encadrement de sa grande fenêtre, les mouvements des rideaux semblant suivre la courbe de son corps, l'air vrombissant silencieusement contre sa peau.

- S'il ne parvient pas à briser ma barrière, Jorah va tenter d'en prendre le contrôle. Et tu as besoin de comprendre comment.

Il croise les bras, reprenant sa stature habituelle, son bras de verre sortant de son manteau sombre, sa peau pâle presque translucide au soleil. Aussi immobile, c'est comme s'il était entièrement fait de verre. Une sculpture insensible au temps, inatteignable. Un esprit céleste figé pour l'éternité.

- Je croyais que c'était impossible, commenté-je en croisant à mon tour les bras. Le dôme est lié à votre énergie vitale. C'est le vôtre.

Le roi sourit imperceptiblement, soutenant fermement mon regard.

- L'air n'appartient à personne, Heaven. Lorsqu'on a l'impression de le contrôler, ce qu'on fait réellement est le laisser faire ce qui est naturel pour lui. Il ne fait qu'accompagner notre corps dans sa mission, parce qu'il est nous et que nous sommes lui. Il n'est jamais enfermé. Sauf quand on fait ce que je suis en train de faire. C'est pour ça que je mets ma vie en jeu. Parce que j'utilise mon propre pouvoir vital sans que l'air m'aide. Je trahis mon élément en l'enfermant de cette manière.

Je ne dis rien, sentant un frisson remonter dans mon dos. Mes doigts me picotent, mon cœur se mettant malgré moi à battre plus fort. L'air n'appartient à personne. À force d'entraînement, à force de sentir ce pouvoir battre en soi, cette pulsion viscérale dès qu'un élément remonte à la surface, dès qu'il frôle notre peau, on se rend compte que c'est lui qui nous possède tout entier. Il ne fait que glisser entre nos mains. Et pourtant, je le sens. Je la sens au creux de moi, cette pression plus intense, cette résistance à laquelle mon pouvoir fait face. Cette impression que je dois me battre pour reprendre le contrôle de ce qui est en moi, cette nausée dès que je tente de capter la nature même. Quand je courais sur les toits d'Érédia avec Isis, l'air me paraissait s'emparer de moi avant de me relâcher, maître de toute vie. Ici, il est aussi palpable que la pierre, et sous l'emprise d'une force aussi invisible que lui. Je crois que je n'avais pas encore parfaitement compris que la barrière n'était que la manipulation parfaite de l'air, la compression de l'élément le plus incontrôlable de tous. Dompter l'air, c'est contrôler la vie. Si Elijah le voulait, il pourrait l'arracher des poumons de chaque personne présente dans le château.

Le roi s'approche, me frôlant presque en se glissant à mes côtés. Dans le soudain silence, j'entends les murmures lointains des conversations de mes amis dans la pièce adjacente. À cet instant, je ne veux rien de plus que foncer les rejoindre.

- Ce que Jorah va essayer de faire, c'est voler la création d'un autre être, d'aller au plus profond de sa connexion avec son élément. C'est contre-nature. Mais c'est possible.

Je le fixe sans un mot. Je m'impatiente, mes doigts tapotant malgré moi sur mes bras, serrant un peu plus fort ma poitrine, juste pour dompter mon cœur.

- Cette technique fonctionne comme une sorte d'offrande, déclare-t-il alors. Il devra abandonner l'air dans ses poumons, le rendre entièrement à la nature. Il ne pourra plus respirer pendant qu'il cherchera le chemin de l'air dans les poumons de tous ceux qui l'entourent, jusqu'à reconnaître celui de sa cible : moi. Et une fois qu'il l'aura trouvé, il devra me le voler. Il prendra mon souffle qui deviendra le sien, et avec, tout le dôme que j'ai créé.

Il s'arrête brièvement, fixant l'horizon, les mains crispées sur la pierre froide de la balustrade. Je n'arrive pas à déchiffrer son expression. Ma tête se met à tourner, ma respiration à s'accélérer. Ce n'est pas normal que je ne l'apprenne que maintenant. Ce n'est pas normal qu'il soit aussi froid.

- C'est très compliqué à réaliser. Sans l'air en nous, il ne peut plus nous guider de l'intérieur. La connexion ne repose plus que notre simple perception psychique. On doit revenir à notre essence la plus infime. C'est long. On peut s'évanouir. On peut s'étouffer.

Une nouvelle pause. Je me rends compte à cet instant que j'ai reculé sur le balcon.

- Je ne peux pas demander ça à n'importe quel elfe de l'air. L'énergie vitale demandée est bien trop importante. C'est pour ça que tu es la mieux placée. Parce que les limbes te raccrochent au monde.

Il lève les yeux vers moi pour la première fois. Je me sens reculer de nouveau.

- J'ai besoin que tu apprennes à le faire, parce que si je faiblis, c'est toi qui devras prendre le relais. Tu maintiendras le dôme extérieur pendant que je garderai le château.

- J'aurais dû le savoir bien plus tôt, lâché-je sans retenir mon irritation. Et je ne comprends pas. Je ne sais même pas créer un dôme, et vous voulez maintenant que j'arrive à vous le voler ? Pourquoi vous ne me demandez pas simplement d'en faire un ? Pourquoi vous ne me l'avez pas appris dès le début ? Si j'avais pu voler celui de Kali, j'aurais pu me libérer des Bannis. Et vous...

Je me fige, la chaleur de la colère remontant dans ma gorge. Je sens ma magie bouillonner dans mon ventre, l'air s'affoler dans mes poumons.

- J'aurais dû être au courant, peu importe le contexte. J'aurais dû au moins savoir ce que je pouvais faire. Ça aurait pu...

- C'est de la magie noire, Heaven.

Je me tais. Brutalement. Cette fois, je suis bien droite. Mes bras retombent le long de mon corps, et il me semble que tout en moi s'arrête. Le roi se redresse à son tour, et je suis obligée de lever les yeux vers lui.

- C'est de la magie noire à partir du moment où on brise l'équilibre de la nature. À partir du moment où on expulse l'élément de son corps pour en déformer les capacités. Où on rejette notre propre essence pour la transformer. C'est ce qu'on doit faire pour créer un dôme, Heaven. Et c'est ce qu'on doit faire pour le voler.

Un froid intense m'envahit, petit à petit, lentement, remontant de mes pieds jusqu'à mon crâne. Mais ça paraît évident, maintenant.

- C'est pour ça que vous ne l'avez pas fait plus tôt, lâché-je d'une voix à peine audible. Et c'est pour ça que vous n'avez pas volé le dôme de Kali à la première attaque. Vous ne vouliez pas vous y résoudre. Vous ne pouviez pas accepter d'être assez désespéré pour faire ce pour quoi vous condamnez vos ennemis.

- Chaque souverain accomplit de la magie noire, réplique-t-il d'un ton amer. C'est nous qui réalisons le bannissement, qui leur enlevons l'essence de leur magie. C'est l'acte de magie noire le plus abominable qui puisse exister, et c'est pour cela qu'il est leur punition.

Mes mains tremblent. Mon cœur se serre. Les yeux rivés sur le sol, j'ai l'impression de me recroqueviller peu à peu.

- Mais ce n'est pas la même chose, dis-je. Là, vous enfreignez la loi. Vous décidez de le faire. Vous décidez de trahir la nature. Vous vous rendez coupable d'un crime passable de bannissement. Vous perdez la raison de votre combat. Vous perdez votre dignité.

- Je n'ai rien perdu du tout.

Mais je ne l'écoute pas. Je m'arrête brièvement, sentant un vertige s'emparer de mon crâne.

- Et c'est pour ça que Jorah ne fait aucun dôme lui-même, compris-je avec un frisson.

Je lève la tête, assez tôt pour voir le visage d'Elijah se déformer. L'expression de la honte est maintenant claire, son vague désintérêt disparu. Ses traits se tendent et se crispent, ses yeux sont deux points blancs sur les ombres de son visage.

- Mais c'est comme ça qu'il leur fait croire qu'il les comprend, fais-je d'une voix rauque. En les bannissant, il a franchi la limite. Et franchir la limite crée un lien, pas vrai ? Une fois qu'on passe de ce côté, on ne peut pas retourner en arrière. Je l'ai entendu assez de fois pour comprendre. C'est ce qui fait la force des Bannis. C'est ce lien impalpable qui les rend si unis. Une connexion créée par l'abomination. Par la destruction de l'équilibre au cœur du monde.

Et c'est ça qui les hante tous. C'est ce qui le hante, lui, ce que je vois dans ses yeux depuis l'apparition du dôme. Ça ne commence pas quand on nous retire l'essence de notre magie. Ça commence quand on enflamme la braise. C'est ce que Jorah évite depuis le début. Kali a toujours tout fait à sa place. Les dômes. Le pacte de sang. Et il ne fera rien. Il attendra le rituel. Quand il rendra leur essence aux Bannis. Parce que tant qu'il accomplit la magie noire réservée aux rois, il reste honorable. Mais sera-t-il prêt à briser cette promesse pour battre son frère ? Parviendra-t-il à justifier cette atteinte à la nature ?

C'est ce que le roi veut croire. Ce qu'il espère. Il espère que son frère pourra abandonner ses promesses de souverain, pour ne pas se sentir seul, pour ne pas être pire que lui. Il veut se prouver qu'il avait raison, que n'importe quel roi aurait fait pareil. Qu'il mérite encore de le combattre.

Mon cœur bondit. À présent, mes mains me brûlent. Je suis persuadée que mes yeux ne sont plus noirs. Cette fois, je m'approche de lui, sentant tout mon visage se crisper.

- Vous savez très bien ce que vous êtes en train de me demander.

Je ne serais pas mieux considérée qu'une Bannie aux yeux de la nature. Je mériterais qu'on m'ôte mon essence. Ma magie serait celle d'une ennemie.

- Vous me lieriez aux Bannis. À Jorah. Je sais ce qu'implique cette connexion. Je les sentirais en moi comme vous sentez votre frère. Vous savez très bien ce que je pense et vous me demandez de transgresser la magie pour combattre ceux qui l'ont transgressée. Vous savez très bien ce que ça pourrait me faire, de me sentir aussi proche des Bannis.

- Et j'espère que tu n'auras pas à le faire.

Je ris malgré moi. D'un rire amer, rauque, bref. Je secoue la tête, puis je me fige. Il se moque de moi. Tous les meilleurs elfes de l'air du royaume aident à maintenir le dôme. Il concentre déjà presque toute son énergie dans le château. Il n'aura pas besoin de moi. Je pourrais simplement le renforcer. Je pourrais l'aider, mais il veut que je prenne sa place. Mais je suis moins expérimentée que lui. Si son dôme ne tient pas, le mien ne tiendra jamais. Il veut me faire croire que parce que je suis plus puissante, je suis son dernier espoir. Il veut me faire croire qu'il est prêt à me donner la création liée à sa propre vie, qu'il est prêt à prendre le risque énorme de me rapprocher des Bannis, de me plonger dans leurs propres tourments. À me donner le contrôle de la protection contre un peuple que je sentirai au plus profond de moi. Il veut me faire croire qu'il serait prêt à parier sur un tel danger pour son royaume, pour moi, pour le bien, parce qu'il m'accorde enfin sa confiance, qu'il me donne enfin la récompense après tant d'efforts. Non. Non. Jamais.
Il est prêt à un tel sacrifice. Bien sûr. Il y est prêt pour se pardonner. Il veut que je le fasse simplement pour avoir quelqu'un comme lui. Il fera sûrement semblant, juste pour me voir commettre l'irréparable, juste pour ne pas être seul. Si son frère ne le fait pas, il veut que ce soit moi à sa place. Qui le rassure en lui disant que moi aussi, j'ai abandonné. Que moi non plus, je ne crois plus en rien.

Sa peur l'a trahi. Je crois qu'il s'en rend compte, là, tout de suite, alors qu'il me regarde sans mot dire, qu'il attend une réaction, qu'il me supplie. Qu'il me donne le pouvoir sans l'avoir voulu. Je me sens trembler, mais ni de rage ni de peur. C'est mon pouvoir qui frôle la surface, ma dague qui m'appelle.

Peut-être espère-t-il que je ne me résoudrai jamais à le faire. Qu'au moins, dans tout ça, il pourra se rassurer en se disant qu'il a eu raison de croire en moi.

Dès que je te regarde, je vois ce que je n'ai pas pu empêcher mon frère de faire.

Ou peut-être se demande-t-il, si même moi, la création de son frère, l'erreur de sa vie, n'en est pas capable, quel genre de monstre il est.

Je sens ma poitrine se desserrer, mes épaules se redresser, mon menton se relever. Je sens ma tête se pencher, mes sourcils se froncer. Je plonge mes yeux dans les siens et je vois combien il espère encore. Combien il croit en ses mots. Combien il croit en ma peur.

- D'accord, m'entends-je lui dire. S'il n'y aucune autre solution, je le ferai.

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Voilà pour le chapitre 59 ! J'espère qu'il vous a plu !

J'ai adoré écrire la scène avec le roi, je trouve qu'il y a une tension vraiment différente et qu'elle dévoile bien le roi et l'évolution de Heaven. Elle a parfaitement compris le fonctionnement des deux frères :) Leur relation a pris un tout autre tournant !

Désolée pour l'irrégularité, j'ai eu du mal à écrire l'inspiration n'est pas toujours au rendez-vous ! En tout cas là j'ai enfin hâte d'écrire la suite, qui promet beaucoup plus d'action ;) Je crois bien qu'on arrive au dernier acte de cette histoire hehe

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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