Cinquante-huitième Chapitre.

[Samedi 4 mars. Heaven a suivi Isis sur son exploration des toits d'Erédia, une habitude de cette dernière lorsqu'elle a besoin de décompresser. Entre discussions intimes et sensations nouvelles, les deux filles se sont rapprochées et ont ensuite rejoint leurs amis dans une sorte de bar clandestin souterrain.]

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J'aurais peut-être dû me lever quand j'enchaînais les verres. Parce qu'à peine debout, je sens déjà ma tête tourner bien plus qu'elle ne devrait. Mais au lieu de me rasseoir, j'éclate de rire, me laissant tirer par Tyssia au centre de la pièce où les autres dansent - enfin, si sauter en hurlant compte pour de la danse. La chaleur me monte à la tête, et je l'accueille avec plaisir. En regardant autour de moi, je me rends compte de l'absurdité de la scène. Je ne sais pas si on ressemble plus à des étudiants en pleine soirée arrosée ou à des guerriers oubliant leurs problèmes dans une taverne avant la prochaine bataille. Encore habillés de nos cuirasses pour la plupart, nos armes dans un coin de la pièce et une vue directe sur l'entrée de la ville en cas d'attaque, nous ne sommes pas moins en train de nous agiter sur de la musique dans la pénombre, nos verres manquant de se renverser à chacun de nos gestes.

Je sens une main se glisser sur ma taille, et je me retourne en réprimant un sursaut. Mon cœur se calme lorsque je me rends compte que c'est Jake. À en juger par son regard voilé, je devine qu'il ne doit pas voir très clair non plus. Il m'adresse un sourire lointain, semblant perdu dans ses pensées tandis qu'il étudie les traits de mon visage. Je ris, me souvenant de son air outré quand j'ai avoué durant un « Action ou vérité » tout à l'heure qu'en voyant Joyce et Jake pour la première fois, je ne sais pas lequel j'aurais préféré embrassé d'abord. Tyssia m'a défendue juste après en avouant que « Tout le monde a déjà voulu embrasser Joyce ici. » Quand Kaleb a répondu que ce n'était pas son cas, elle a évidemment sauté sur l'occasion pour déclarer qu'on savait tous parfaitement qui il avait envie d'embrasser dans cette pièce. Je n'ai su retenir mon éclat de rire, évitant de croiser le regard d'un certain elfe aux yeux jaunes enfoncé dans son fauteuil.

— Action ou Vérité ? lancé-je à Jake.

Il fronce les sourcils, puis son sourire s'élargit, narquois, lorsqu'il répond « Vérité. » Je le considère en silence, et alors que je voulais dire une plaisanterie, d'autres mots percent l'entrée de mes lèvres avant que je puisse les repousser.

— Pourquoi est-ce que le roi voulait te voir ?

Jake a un mouvement de recul, pris de court. Il entrouvre les lèvres, puis détache ses yeux de moi. Je l'observe sortir quelque chose de sa poche. Une fiole, un peu plus grande que celle que j'ai moi-même toujours avec moi.

— C'est un calmant. Pour la pleine lune, précise-t-il d'une voix à peine audible au dessus de la musique.

Je fronce les sourcils. Il répond à ma question avant que je la pose.

— Je ne peux plus aller dans la forêt, alors il m'a... trouvé un autre endroit. Et il me donne ça aussi. Ça m'aide à me tempérer.

— Oh, laissé-je échapper. C'est... (Je pouffe.) J'allais dire que c'était gentil.

Il rit à son tour.

— C'est comme ça qu'on voit que tu as bu.

Je fais la moue, reculant en faisant mine de me libérer de ses bras. Il sourit et m'attire vers lui. Quittant ses yeux, je frôle du bout des doigts la fiole entre les siens. Opaque, elle ne laisse rien paraître de ce qu'elle contient. Je lève les yeux vers Jake, tentant de l'imaginer au moment où il l'avalera avant de s'attacher pour la nuit. A-t-il toujours besoin de s'attacher ? Maintenant qu'il a retrouvé ses souvenirs, est-il encore plus terrifié par sa transformation ? Ou au contraire, se sent-il libéré de la honte ?

Ces questions meurent sur mes lèvres au moment où il les embrasse, et je manque de renverser mon verre en répondant à son baiser. Je le sens sourire, et le goût de l'alcool se mêle à celui de sa bouche. Les joues soudainement brûlantes, je laisse tomber mon verre pour attraper son visage et approfondir notre baiser, n'entendant pas l'impact au sol, n'en ayant que faire de nos amis qui nous entourent. Je sens ses doigts se crisper sur mon dos, emmêler mes cheveux alors que son souffle s'accélère contre ma bouche. Il mordille ma lèvre, et je réprime un gémissement en me détachant lentement de lui, les paupières mi-closes.

— J'ai plus du tout envie d'être là, d'un coup, murmure Jake contre mon oreille.

J'éclate de rire, me sentant prise de chaleur sans savoir si c'est à cause de l'embarras ou de l'envie qui emplit soudainement mon corps. Me jugeant trop proche de lui, je m'écarte difficilement, revenant peu à peu à la réalité en entendant la musique autour de nous comme si elle avaient été suspendue le temps de notre baiser. J'aurais pu oublier le monde entier, mon corps contre le sien. C'est toujours comme ça avec lui. Même si je n'étais pas saoule, j'aurais pu... qu'est-ce que je raconte ?

Je fais un pas en arrière, ne le quittant pas des yeux alors que je me remets à bouger en rythme avec la musique, reprenant conscience de ceux qui nous entourent. J'ai l'impression d'être au milieu d'une foule dans une pièce interminable, de faire la fête comme s'il n'y avait pas de lendemain, de n'avoir rien d'autre que mes amis autour de moi et les mains de mon petit-ami dans les miennes. Je ne pense plus à rien d'autre que ce qui est là, juste là, sous mes yeux.

Je me retrouve sans trop savoir comment dans les bras de Tyssia, puis de Kaleb, puis au centre du petit groupe qui saute autour de moi, qui suis apparemment en train de chanter plus fort que tout le monde, entre hilarité et fausses notes. Je me laisse porter par les cris de mes amis, et les musiques s'enchaînent pendant si longtemps que je perds la notion du temps. J'embrasse Jake entre quelques accolades, et je crois que je déclare mon amour à plus de personnes que nécessaire. Je me rends compte à un moment que je suis en train de parler à Nadia, sans trop savoir si elle m'écoute ou pas. Et j'aurais pu me sentir gravement honteuse d'avoir l'air aussi pitoyable face à elle, mais je m'en contre-fiche. Je n'en dirais sûrement pas tant demain. Ou peut-être que si. De toute façon, son avis m'importe-t-il vraiment ? Est-ce que l'avis de quiconque devrait compter ? Je ne crois pas. J'ai le droit de faire ce que je veux, et pour une fois, je ne veux que personne n'ait à dire quoi que ce soit.

*  *  *

Je lâche un profond soupir, et c'est en voyant mon souffle sous mes yeux que je me rends compte que je suis dehors. Je cligne des yeux, semblant reprendre connaissance maintenant que l'air de la nuit passe sur mon visage.

— On est sortis quand ?

Je ne sais pas à qui je dis ça, mais c'est la voix de Nadia qui me répond.

— J'ai dit que j'avais besoin de prendre l'air, tu m'as suivie sans que j'ai rien demandé.

Je tourne la tête vers elle. Voyant un peu flou, je dois plisser les paupières pour l'apercevoir clairement, pour discerner la frange noire qui souligne ses yeux verts. Ses iris semblent briller dans la pénombre. Mais peut-être que c'est simplement le reflet des étoiles.

Quelque chose prend soudainement la place de son visage, et je dois reculer pour me rendre compte que c'est un verre. Je louche dessus, et je l'entends réprimer un rire - ou un soupir de mépris - avant de parler.

— C'est de l'eau. Ça ne te fera pas de mal.

Je m'apprête à répliquer, mais quand elle colle le verre à mon nez je me sens forcée de le vider d'une traite. Lorsque je lui redonne, je suis prise d'un soudain vertige. Je ferme les yeux, et quand je les rouvre, je vois clair. Trop clair. Et je prends conscience une seconde fois, avec bien plus d'angoisse, que je suis assise à côté de Nadia, seule, totalement saoule.

— Tu es sûre qu'il n'y avait que l'eau ?

Je sursaute presque en entendant ma voix sans l'impression d'être sous l'eau. Nadia hausse les épaules sans me regarder, faussement innocente.

— Peut-être un petit tonique pour que tu retrouves tes esprits.

Je n'essaie pas de retenir ma désapprobation.

— Ah, donc je n'ai pas le droit de boire ? Quoi ? Je dois me montrer plus responsable que vous ?

Elle lève les yeux au ciel.

— Tu ne tenais même pas droit, j'ai dû te tenir sur tout le chemin.

Je détourne les yeux, me sentant rougir.

— Il n'y a pas de mal à profiter un peu de temps en temps, marmonné-je.

— À quoi bon profiter d'une soirée dont tu ne souviendras pas demain ?

Je cherche quoi répondre, mais ne trouve rien. Je ramène mes genoux vers moi et évite soigneusement son regard, regardant autour de moi pour comprendre où je suis. Non loin de la rue où la taverne est cachée, je crois. Sur les marches d'un grand bâtiment semblable à une chapelle, à un carrefour étroit entre plusieurs ruelles. Je prends une longue inspiration, appréciant la fraîcheur de l'air. Je ramasse mes cheveux en un chignon et réprime un sourire en sentant mon esprit s'éclaircir. Je ne le dirais pas, mais Nadia a eu raison de me faire redescendre sur terre. J'aurais fini par regretter ma soirée. Je n'aurais pas su m'arrêter. Elle l'avait deviné. Elle n'a pas confiance en moi, après tout. Mais elle a n'en pas moins eu raison. Je me demande ce que ça signifie.

— Pourquoi tu ne m'aimes pas ?

Je grimace presque à ma propre question. Je brûlais de la poser, mais il est trop tard pour la mettre sur le compte de l'alcool. J'entends Nadia rire doucement.

— Exactement pour ça.

Je tourne la tête vers elle et elle soutient mon regard, les pointes de ses oreilles frémissant à travers ses cheveux. L'eye-liner soulignant ses yeux la fait paraître encore plus perçante, encore plus menaçante. Comme si chaque trait en elle était un couteau prêt à trancher.

— Tu es tellement persuadée de faire tous les efforts possibles pour être parfaite, le symbole de paix dont le monde rêve, que tu ne peux pas envisager qu'on ne t'apprécie pas. Tu ne peux pas supporter l'idée que certains peuvent penser que tu n'en fais pas assez. Tu veux être l'héroïne et tu veux que personne ne se rende compte de tes erreurs à part toi. C'est puéril et détestable.

Je serre les dents. J'aurais préféré rester saoule.

— C'est pour ça que tu voulais que je sois sobre ? Pour que tu puisses m'insulter et que je m'en rappelle ?

Elle soupire.

— Tu me fatigues, Heaven. Je voulais t'éviter de te taper la honte. Ça se voit bien trop que tu t'inquiètes du jugement des gens plus que de ton propre bien-être. C'en est embarrassant.

— Tu as fini ? Vas-y, si tu es inspirée. Je suis sûre que tu as attendu longtemps pour me dire tout ça.

Elle plisse les yeux, et son sourire narquois est pire que n'importe quelle injure.

— Tu vois ? Il suffit de ça.

Je secoue la tête, et, exaspérée, je fais mine de me relever. Elle me retient par l'avant-bras. Quand je veux me débattre, elle me tire pour m'obliger à me rasseoir.

— Arrête de fuir. Écoute moi.

Je hausse les sourcils.

— Donc je suis obligée de t'écouter me mettre plus bas que terre ? Tu te fous de moi, Nadia.

— Je ne te dis pas ça pour être méchante.

Je ne réponds pas tout de suite, car quelque chose dans son regard m'en empêche. Au lieu de ça, je me défais de son emprise et me place debout face à elle. Je ne fuis pas, mais je la confronte et la force à lever les yeux vers moi.

— Tu ne m'aimes pas parce que tu crois que je veux qu'on me trouve parfaite. Eh bien oui, Nadia, tu as raison, déclaré-je enfin. J'ai envie qu'on me trouve parfaite parce que c'est ce qu'on m'oblige à être depuis que je suis arrivée sur cette foutue planète. Et je ne suis pas parfaite, bien au contraire. Des fois, j'ai envie de dire à tout le monde d'aller se faire voir et de faire exploser tout autour de moi juste pour qu'on me foute la paix. Et oui, le jugement des autres m'importe plus que tout parce que, encore une fois, je ne suis rien d'autre que ce que les autres font de moi. Et si je fais tout ça, si je veux être un « symbole de paix », ce n'est pas tant pour sauver le monde que pour qu'on me laisse tranquille, moi. Pour pouvoir enfin vivre avec les gens que j'aime sans avoir peur de mourir chaque jour. Alors en effet, j'ai du mal à entendre qu'on ne m'aime pas quand on n'est pas à ma putain de place.

Nadia a un mouvement de recul, affichant une brève surprise. Elle plisse les yeux, son sourire en coin ne quittant pas ses lèvres. Je déglutis, la gorge sèche, et relève la tête.

— Tu n'es pas obligée de m'apprécier. Tu n'es même pas obligée de me parler. Mais tu es obligée de me respecter.

Maintenant, Nadia aussi a relevé la tête, et me toise sans expression. Elle claque de la langue.

— Je suis Nadia Al-Rami et je suis la recrue la plus prometteuse de la troupe du roi, dit-elle d'une voix grave. J'ai à peine vingt ans et que je sais que je serai la plus jeune générale jamais promue, bientôt à la tête d'une des meilleures divisions du royaume. Je fais bien mon métier et je ne laisserai personne se mettre en travers de mon chemin, surtout pas une privilégiée sans aucune expérience ni connaissance militaire.

Je réprime un rire. Une privilégiée. Elle sait parfaitement ce que j'ai vécu. Elle veut que je réagisse à quelque chose de futile. Mais je ne le lui accorderai pas.

— Je suis Heaven Caldwell et je vais sauver le royaume que tu protèges. Je fais peut-être semblant d'être une guerrière à tes yeux mais j'apprends chaque jour pour ne pas me ridiculiser. J'ai le destin de tout le monde dans les mains, mais surtout, je veux me battre pour rester en vie parce que je pense que je l'ai bien mérité. Et ce qui se mettrait en travers de ton chemin, ce serait de refuser de t'allier à moi.

Cette fois, c'est elle qui rit, et le son me paraît étrangement très honnête. Elle me tend une main, et je la fixe sceptiquement avant de la prendre. Elle m'adresse un signe du menton.

— Je suis ton alliée, déclare-t-elle avec une assurance déroutante. N'en doute jamais.

Ma main se crispe malgré moi dans la sienne. Je soutiens son regard sans savoir quoi répondre. C'est étrange, ce que je vois en elle. Elle n'est pas mon amie. Elle ne croit pas à mon invincibilité. Elle n'a pas une croyance aveugle en moi. Elle voit mes failles. Elle sait que je pourrais tout faire échouer. Mais elle n'en a pas peur. Elle n'en a pas peur parce qu'elle sait que même si j'échoue, même si je ne suis plus là, elle se battra et réparera mes erreurs. Elle a confiance en elle plus qu'en moi et c'est peut-être pour ça que je me sens si légère. Je n'ai pas le poids de sa vie sur les épaules, parce qu'elle n'a pas besoin de moi. Pour la première fois depuis une éternité, je n'ai pas l'impression d'être indispensable.

J'ai envie de la remercier, mais je me contente d'acquiescer. Nos mains se desserrent quand Nadia se redresse, me faisant maintenant face. C'est à mon tour de lever la tête pour la regarder, mais je ne me sens pas intimidée. Cette discussion m'a fait plus de bien que prévu, et elle le savait. Elle baisse légèrement le menton avant de descendre les quelques marches qui nous séparent. Elle me contourne doucement, et me tourne bientôt le dos. Alors que je la regarde s'en aller, elle s'arrête et pivote vers moi. La lune se reflète brièvement dans ses yeux au moment où la brise soulève ses cheveux et dévoile ses oreilles pointues. Cette fois, le vert autour de ses pupilles brille réellement. Avec sa cuirasse et ses poignards à la ceinture, elle me semble partir au combat.

— Un grand général disait « Si je déclare un jour avoir honoré mon métier parfaitement, exécutez moi sur la place publique. »

Je fronce les sourcils. Elle poursuit.

— Je ne serai jamais à ta place et personne ne le sera jamais. Mais sache que quand on prête serment, on ne jure pas de tout faire pour sauver le monde. On jure de se battre pour la cause qui nous paraît juste. Si c'est ce que tu fais, tu n'as pas à t'occuper de ce qu'ils pensent tous. Arrête de vouloir faire croire aux gens qu'ils sont obligés de t'aduler. N'aie jamais honte de te battre pour toi-même avant de te battre pour les autres.

Elle marque une pause, et je suis tentée de lui répondre. Nous nous considérons en silence, séparée d'à peine un mètre, seules à la lueur des étoiles.

Que ma vie soit dure, que ma mort soit brutale, que mon âme soit paisible, lâche-t-elle dans la nuit.

Face à mon air perplexe, elle ajoute :

— C'est le serment que j'ai fait. Qu'on a tous fait. Que vous ferez peut-être un jour. Répète-le toi dès que tu te demandes pourquoi tu te bats. Tu finiras par le comprendre.

Sur ces mots, elle fait avolte-face et ne regarde pas en arrière. Bientôt, je ne vois plus rien d'elle, disparue dans la nuit comme si elle ne faisait qu'un avec elle.

Et, comme elle m'a dit de le faire, je me répète son serment. Encore et encore, jusqu'à ce qu'il devienne réconfortant.

Que ma vie soit dure, que ma mort soit brutale, que mon âme soit paisible.

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Voilà pour le chapitre 58 ! J'espère qu'il vous a plu !

Ça fait longteeeeemps purée, je suis vraiment désolée, je n'ai pas du tout eu le temps cet été car j'ai travaillé et que je n'avais qu'un jour de repos par semaine :/ mais j'ai passé un super été, j'espère que vous aussi !

Et là, je viens d'arriver à Montréal !! Je suis trop contente, je prends une année sabbatique après la fin de ma licence et je passe donc quelques mois ici car j'y ai de la famille :)

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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