Cinquante-cinquième Chapitre.
[Samedi 4 mars. Tout le groupe a pu testé la nouvelle cuirasse de combat, et Heaven a, sous les conseils du roi, dirigé son pouvoir sur le dôme au ciel pour s'y confronter. Elle a échoué, mais a vu le contrôle plus serein qu'elle détenait à présent sur sa magie.]
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Je me retourne vers le roi. Prise d'un vertige désagréable, je tente de me concentrer sur son visage encore un peu flou.
- Vous m'avez repoussée. J'ai senti votre influence dans mon crâne.
Je grimace en entendant ma propre voix, trop rauque. Je serre les paupières et secoue la tête, voulant évacuer le brouillard dans mon esprit. Je suis perdue entre la satisfaction et la déception, entre la plénitude de ma magie m'enveloppant de sa douce couverture et le picotement de la pluie sur mes doigts gelés.
- Non, répond-il.
À ce moment, ma mère apparaît à côté de nous. Ma vue se rétablit assez pour la voir apaiser ses flammes en s'approchant, suivie par un Stefen à la joue balafrée.
- Je vais bien, anticipé-je. C'est mon entraînement à moi. J'ai l'habitude.
Elle me jette un coup d'oeil concerné, auquel je réponds d'un sourire. Elle examine mon visage, et je frémis quand elle fixe mes yeux. Je crois qu'elle ne se fera jamais à mon regard, à cette preuve un peu trop visible de ce qu'on m'a fait. Preuve de ce que je suis, mais qu'elle ne comprendra sûrement jamais.
Je relève la tête vers le roi, et il m'apparaît clairement. Malgré moi, je me rends du compte du contraste parfait entre nous. Cheveux blancs et cuirasse noire, cheveux noirs et cuirasse blanche. Liés par le même regard. Trop complémentaires.
Je fais un pas en arrière.
- Non, ce n'était pas moi, reprend-il en croisant les bras. C'était ton propre cerveau qui te protégeait. C'est l'effet du dôme. Il dissuade.
Je pince les lèvres, agacée malgré moi. Je ne pensais pas espérer à ce point briser cette protection. Si elle est plus forte que moi, c'est très bon signe. Je ne devrais pas me sentir aussi énervée.
- Ton pouvoir a grandi, commente alors le roi.
- C'est ça qui m'a protégée, marmonné-je en tapotant ma poitrine couverte de lumière.
Il secoue la tête. Ma vue se rétablit peu à peu, et la lueur grise du jour ne me fait plus mal aux yeux.
- La cuirasse répond au corps de son porteur. Elle ne protège pas, elle canalise.
Il plisse les yeux, et je suis tentée de reculer de nouveau.
- Et quand je parle de pouvoir qui grandit, je ne parle pas de ta magie, précise-t-il.
Je soutiens son regard pendant une seconde, assez pour me donner envie de fuir. J'avais compris où il voulait en venir. Mais quelque chose dans ses yeux blancs me rappelle une satisfaction trop familière, qui retourne mon ventre et brûle des cercles invisibles à mes poignets.
J'inspire profondément, contente de pouvoir balayer le jardin du regard sans m'en sentir dissociée. Les combats reprennent peu à peu, le jardin de nouveau plongé dans les effusions de magie, l'air empli de frénésie. Quand Jake m'interroge du regard, je lève un pouce pour le rassurer. Il retourne à son affrontement avec Zac, perché dans un arbre. Appréciant le fait que la pluie s'arrête, me laissant réchauffer par les étincelles sur ma poitrine, je me rends compte qu'ils ont arrêté leur entraînement simplement parce qu'ils ont senti l'effet du dôme, et pas pour m'observer. Ils ont accepté que ma magie était impressionnante mais ne devait pas les déconcentrer. Pour la première fois, je ne ressens pas le désagréable sentiment de m'être donnée en spectacle.
- À notre tour.
Je n'ai pas le temps de me retourner pour demander au roi de répéter. Je suis poussée en avant et glisse dans la boue, au sol en un instant. J'amortis la chute avec mon coude et me redresse aussitôt, le souffle coupé. Je fais face au roi, qui m'envoie plusieurs mètres en arrière avec une bourrasque. Mon cœur s'emballe sous la surprise. J'abandonne l'idée de l'interroger, et lui lance un regard noir en parant son coup suivant. Il ne me laisse pas de pause, évidemment, pas de temps pour calmer la magie dans mon ventre. Car je n'aurai pas ce temps sur le champ de bataille.
L'air se tend au bout de ses mains, formant des ondes translucides. Les sentant balayer le sol à mes pieds, j'évite l'attaque en sautant, prenant ma dague d'instinct d'une main et lui envoyant une flamme blanche de l'autre. Il l'esquive à son tour, balayant l'air pour me déstabiliser.
- Tu as un mauvais équilibre, cingle-t-il quand je vacille.
- Je sais, pesté-je en écartant mes cheveux de mes joues.
Je sais qu'il parle de l'équilibre entre ma magie et mes mouvements. Je sais que mon corps a encore du mal à suivre l'intensité de mes pouvoirs, qu'il semble toujours avoir un train de retard. Et je sais que ma nouvelle armure est là pour ça.
Il dégaine ses deux épées, et je me mets automatiquement en position pour parer son attaque. Mais au lieu de ça, il me lance une des deux armes, que je rattrape en vol avec précipitation. Ma main se renferme sur le froid du manche en verre, la lame réfractant la lumière.
- Vous deux, dit le roi à Stefen et ma mère. Regardez, et retenez.
Je plisse le front quand ils obéissent et croisent les bras. La lueur que je vois dans les yeux de ma mère me fait presque frissonner. Son regard est d'un bleu éclatant, et il me paraît pourtant brûler. Je n'y vois rien d'autre que l'exaltation du combat. Rien d'autre que les braises d'un feu sans limites.
Le roi pointe son épée sur moi pour me forcer à le regarder. Je comprends enfin.
- Jorah anticipe très bien les coups, déclare-t-il froidement. Alors fais le contraire de ce que tu devrais faire. Et relève toi, à chaque fois.
Je hausse les sourcils, me mettant instinctivement en position de combat. En une seconde, ma dague est de nouveau à ma ceinture, et je fais tourner l'épée en verre dans ma main pour la peser. De mon autre main libre, je prépare le chemin de la magie.
Dès qu'il commence à attaquer, je comprends ce qu'il cherche à faire. Lorsqu'il m'assène un coup d'épée sur le flan, je devine qu'il s'attend à ce que je le pare. Mais je me souviens que ma cuirasse me protège des coups latéraux, et en profite pour l'attaquer de front au lieu de m'inquiéter du côté. La lame de verre se heurte à mon armure à l'instant où il bascule en arrière, un sourire satisfait sur le visage.
C'est après que le combat commence réellement. Je vois les volutes pâles s'amasser dans son bras en verre, et l'air s'alourdit partout autour de nous. M'envoyant les ondes aux pieds en même temps qu'il se protège avec son épée, il me force à sauter en poussant sur l'air tout en lâchant mes orbes lumineuses, à frapper son torse avec mon épée pour le déstabiliser. J'apprends à faire confiance à ma cuirasse pour canaliser mes pouvoirs et me protéger, l'utilisant comme un stabilisateur. C'est ce sur quoi je m'entraînais ce matin. L'équilibre permanent. Ne jamais me déconcentrer, deviner ce que mon corps fera avant que je doive l'y forcer. Garder ma magie constante, affluant et refluant de mon arme à mon cœur.
Je vois aussi qu'il veut que j'apprenne à manier l'épée aussi bien que ma dague, que je sois capable de la planter dans le cœur de Jorah le jour venu. Le fait de me rapprocher de lui aide, mais il se défend si bien que je me retrouve au sol à chaque fois que je tente d'atteindre sa poitrine. Je me force à encaisser ses coups sans les esquiver, car il sait aussi bien que Jorah que j'ai tendance à éviter au lieu de faire face.
Je ne me rends pas tout de suite compte qu'il imite son frère. Leurs techniques de combat se ressemblent terriblement, mais je vois à présent leurs très légères différences. Alors qu'Elijah préfère combattre dans l'air, Jorah aime projeter ses adversaires au sol pour les anéantir. Jorah est plus brutal, mais aussi plus vicieux, car il anticipe en effet toujours. Je le vois chez le roi aujourd'hui. Ses mouvements sont plus brusques et il fait tout pour me faire basculer plutôt que de m'attaquer frontalement. Je remarque quand je devrais répondre d'une certaine manière, et fais l'inverse. J'essaie de ne pas laisser place à mes réactions devenues instinctives, et utilise toutes mes habitudes autrement. Au lieu de me baisser pour éviter une bourrasque, je l'écarte avec mon épée en fonçant droit devant. Au lieu de concentrer mes flammes dans la lame de mon arme pour tenir le roi à distance, je réduis la distance entre nous. Moi aussi, j'ai le réflexe d'attaquer de loin avec le vent et la lumière. Mais moi, à la différence d'eux, je peux utiliser d'autres éléments. Et je sais que c'est ce qu'il veut m'apprendre. Au lieu d'affronter Jorah sur son terrain, je dois l'obliger à se plier au mien. Alors je me force à utiliser de vraies flammes au lieu d'ondes de choc, je fais trembler le sol sous mes pieds au lieu de m'en éloigner pour bondir, de remplir mes mains de boue au lieu d'envoyer naturellement des orbes intangibles.
Cela n'a rien à voir avec notre combat au centre d'entraînement. À ce moment, je mesurais ma force à la sienne. Là, je tente d'exploiter la force qu'il ne peut pas avoir. Que Jorah ne pourra pas avoir. Pour la première fois, j'ai le réflexe d'utiliser l'eau pour repousser la force du vent. Barrière liquide naissant directement de la boue au sol, elle le coupe dans son élan, et le temps qu'il le reprenne, j'ai traversé ma barrière pour l'envoyer au sol. Très rapide, il se relève et saute au dessus de moi en m'envoyant déjà une onde iridescente. Mais d'un balayage de la main, je lui renvoie son attaque, et le propulse en l'air assez haut pour pouvoir prendre le contrôle de son corps. Je rattache mon épée à ma ceinture et lève les bras sans laisser l'air reprendre son cours. J'ai l'air dans les mains. Il se suspend, se tend, semble se solidifier sous mes doigts, s'interrompre dans mes poumons. Immobilise les arbres et fige Elijah. Une seconde suffirait pour qu'il reprenne son souffle et m'abatte, alors je n'attends pas. Je rabaisse les bras avec violence, rugissant quand je sens mon cœur descendre dans mon ventre en même temps que le roi fonce vers le sol, prise de la nausée du vertige.
Quand Elijah s'écrase dans la boue, le sol tremble. Je parcours les deux mètres qui nous séparent et saute au dessus de lui, dégainant mon épée assez vite pour la pointer sur sa poitrine. Haletante, je garde mes doigts crispés pour garder une prise invisible sur son crâne, et pose mon pied sur son épaule. Il entrouvre les yeux, à peine, le visage et les cheveux couverts de boue, ses iris seule lumière perçant de lui. À ce moment, j'ai l'impression que mon cerveau s'alarme tout seul, et je commence à enfoncer la lame de l'épée dans sa cuirasse. Quand le roi ouvre complètement les yeux, je vacille, lâchant toutes mes prises sur lui.
- Pardon, bafouillé-je.
Mon corps a répondu seul à ce regard. Ces deux éclats de givre ont figé mon âme et guidé mes plus bas instincts. J'étais prête à enfoncer l'épée jusqu'au bout. C'est sûrement bon signe. Je n'hésiterai pas une seconde quand ce sera au tour de Jorah d'être à terre dans la boue.
Le roi se redresse gracieusement et époussette ses vêtements, se nettoyant de la boue comme s'il ne venait pas juste de frôler une sérieuse blessure. Je me demande s'il aurait saigné. S'il aurait eu l'impression de mourir, ou si la lame aurait eu juste heurté son cœur comme un bloc de glace.
Je chasse ces pensées en faisant volte-face, remettant moi aussi de l'ordre dans mes cheveux poisseux et sur mon armure couverte de terre. Les douces flammes qui l'entouraient se sont éteintes en un instant.
- Tu es bien impatiente, commente le roi derrière mon dos.
Je déglutis. Me retournant vers lui, je fais mine de rien.
- Bien sûr que je suis impatiente. On s'entraîne, on se prépare, on attend. Je veux qu'on en finisse.
- Tu es revenue à la vie il y a quatre jours, se moque-t-il en ramassant son épée au sol.
- Oui, et je suis revenue pour en finir.
Il me regarde, un sourire au coin des lèvres. Il ne dit rien de plus et lève la tête vers le ciel. Il plisse les yeux, comme s'il cherchait des réponses dans son dôme, comme s'il attendait qu'il s'effondre.
- Il a vu, dit-il à voix basse.
La petite épreuve de tout à l'heure. Bien sûr.
- C'est ce que vous vouliez, non ? Lui envoyer un signal.
Il me regarde sans baisser le menton, ses iris se fondant dans le blanc de ses yeux. Un léger sourire suffit à me répondre avant qu'il ne reporte son attention sur le ciel. Évidemment qu'il avait une idée derrière la tête. Il en a toujours une.
- Vous le sentez encore, là ? demandé-je.
- Toujours.
Je frémis malgré moi. Je sais ce que la présence de Jorah fait. La façon dont elle frôle les os vicieusement, s'immisçant si subtilement qu'on s'habitue à elle jusqu'à ce qu'on ne puisse plus vivre sans.
- Kali a de l'expérience en la matière, dis-je pour briser le silence, secouant ma main gauche engourdie. Peut-être que ce n'était pas malin de la mettre au défi de briser une protection plus puissante que la sienne.
Le roi claque de la langue, se remettant en marche sans me regarder.
- Heaven, tu parles trop.
Je me rembrunis, et le rattrape en accélérant le pas.
- Votre frère m'a dit ça quand on s'est rencontrés. Depuis, je prends ça comme un compliment.
Je serre les poings, me dépêchant de le dépasser assez pour qu'il ne réplique pas.
J'arrive au niveau de Stefen et ma mère qui nous ont observés tout le long et semblent au milieu d'un débat. Quand ma mère me voit approcher, son visage s'éclaire, fendu d'un large sourire. Elle me félicite brièvement, et je m'amuse intérieurement de constater qu'elle ne s'inquiète plus tant que ça.
Essuyant du revers de la main une blessure à ma pommette, je tourne la tête vers le roi qui arrive vers nous.
- Pourquoi est-ce que je sens des tensions ? interroge-t-il.
- Merci de le remarquer, râle ma mère, ce qui me fait hausser les sourcils. Stefen persiste à dire que l'eau sera plus utile que le feu face à l'air de Jorah parce qu'on vient de voir que Heaven a pris l'avantage grâce à ça. Mais je pense que le feu peut vraiment réduire ses mouvements et qu'on devrait le penser autrement que comme une distraction.
Le roi considère ma mère en silence, puis Stefen, puis moi. Après un instant qui paraît durer une éternité, il croise les bras et sourit.
- Je vois que vous avez au moins compris le but de ma démarche.
- C'est tout ce que tu vas dire ? s'étonne Stefen. Tu ne penses pas qu'elle devrait me faire confiance pour établir la stratégie de combat ?
- Je n'ai pas dit ça. Vous devriez vous faire mutuellement confiance.
- Elle vient à peine de revenir à la vie. Je suis ton conseiller.
- Oui, le mien. Pas le sien.
Stefen se raidit, ses oreilles pointues frétillant malgré son immobilité. Je capte le regard de ma mère, qui, alors fixé sur le sol à ses pieds, se lève brusquement vers le conseiller du roi, empli de fureur.
- J'ai survécu à dix-sept ans dans les limbes, lâche-t-elle sèchement. Je suis la mère de l'hybride chargée de tous vous sauver. Et je suis la dernière Silencieuse de Sang Pur, la seule qui a survécu aux tortures de Jorah. Je suis revenue à la vie pour en finir avec tout ça, alors oui, il va falloir me faire confiance.
Quelque chose se serre dans ma poitrine, sensation allant à l'encontre de mon amusement face à l'air bougon de Stefen, arrière goût désagréable et indéfinissable.
- Tu l'as entendue, fait le roi en haussant les épaules. Vous devrez travailler ensemble pendant cette guerre. Apprenez à combattre côte à côte plutôt que comparer vos pouvoirs.
À ce moment, il plante son regard dans celui de Stefen, et il me semble assister à un échange silencieux entre eux, bien au-delà de ce que je peux saisir. Stefen acquiesce, puis baisse la tête avec précaution. Le roi pose sa main sur une de ses épaules, puis l'autre, et Stefen relève enfin la tête. Aucun d'eux ne dit un mot de plus, mais je perçois l'éclat nouveau dans le regard du conseiller. Il se tourne vers ma mère, au même moment que je sens la main d'Elijah dans mon dos pour me mettre à l'écart.
- À nous, dit Stefen.
Je me retrouve au rang de spectatrice près du roi, mes membres frissonnant encore du combat. J'entends vaguement les quelques indications que Stefen donne, trop occupée à observer les mouvements agiles de ma mère qui s'anime automatiquement de flammes. C'est comme si elle avait fait ça toute sa vie, alors qu'elle réapprend à peine à vivre dans son corps. Comme si c'était déjà une guerrière surentraînée.
- Elle a appris à se battre.
Je relève la tête vers le roi, interloquée.
- Après son enlèvement, précise-t-il. Elle avait beau n'avoir aucun souvenir, elle s'est sentie obligée d'apprendre à se défendre.
- Comment vous savez ça ?
- Elle me l'a dit, répond-il simplement, imposant un silence pendant un instant. Elle n'a pas cessé de s'entraîner depuis son arrivée au château.
Je repose les yeux sur elle, affrontant fièrement Stefen. Appliquant clairement la stratégie que le roi voulait qu'ils élaborent, ils unissent leurs éléments comme s'ils n'étaient pas opposés. Peut-être parce que ma mère a aussi l'eau en elle, elle anticipe les décisions de Stefen et déploie ses flammes comme si elles étaient la continuation de ses membres, ne se laissant pas affaiblir par l'élément qui veut éteindre sa puissance. L'épée qu'elle dégaine tranche les trombes d'eau comme la braise coupe la pluie, les entourant bientôt d'une vapeur scintillante les rendant parfois indiscernables.
- Elle n'a pas de dague, elle, noté-je.
- Tu pourrais lui donner la tienne.
Je me tourne vers lui en réprimant un cri de désapprobation.
- Pourquoi vous dites ça ? fais-je en contrôlant tant bien que mal mon agacement.
Il hausse les épaules, gardant les yeux rivés sur le combat devant nous.
- Après tout, c'est elle, la dernière Silencieuse de Sang Pur. Cette arme lui revient de droit.
Je sens mon cœur se soulever. Ah. Voilà où était le problème. Elle l'a dit elle-même. Elle a bien fait comprendre qu'à ses yeux, je n'étais pas de son espèce.
- Si je ne la méritais pas, il n'y aurait pas ce halo bleu autour d'elle, pesté-je en lui mettant la dague sous les yeux, ne sachant plus trop contre qui je suis énervée.
Il sourit imperceptiblement, le temps d'un clignement de paupières.
- Je remarque surtout que ce halo est de plus en plus blanc. Et tu ne peux pas le voir, mais ton oeil aussi.
- Quoi ? lâché-je en portant la main à mon oeil droit.
Il arrime enfin ses yeux aux miens, et le froid m'envahit de nouveau.
- Peut-être que c'est ton retour des limbes. Peut-être que la Silencieuse de Sang Pur en toi est morte quand cette dague est entrée dans ton ventre.
- Taisez-vous, craché-je en reculant.
Il soutient mon regard sans ciller. Je serre la mâchoire, le cœur bondissant. Je ne fais plus attention au combat entre ma mère et Stefen, à ceux entre mes amis. Je ne vois rien d'autre que le roi et moi dans ses pupilles.
- Vous le faites exprès pour me provoquer.
- Et ça marche, non ? me nargue-t-il.
Puis, il se penche vers moi, lentement, silencieusement, spectre s'abaissant vers sa prochaine victime.
- Dis moi, Heaven. Si tu devais perdre une partie de toi, choisirais-tu d'abandonner la Sylphide, ou la Silencieuse ?
Je secoue la tête, frigorifiée, et arrache mes yeux des siens pour me dérober à son emprise invisible. Je pivote, passant à côté de lui, cherchant à m'éloigner au plus vite de sa présence et de la frénésie des combats.
Traversant la clairière, je me dirige vers la véranda en tentant de ne pas paraître trop nerveuse. D'un geste vif, je tire sur ma cuirasse qui se rétracte automatiquement, me permettant de l'enlever sans difficulté. Je respire profondément, et la pose avec ma ceinture d'armes sur un siège. M'imprégnant du calme, je ne me retourne pas vers le jardin et atteins un miroir dans un coin de la pièce, faisant l'angle d'un bassin fleuri. Me collant presque à mon reflet, je fais courir la magie dans mon visage juste pour regarder mes yeux dépareillés. Le gauche aussi blanc que la glace, le droit aussi bleu qu'une pierre précieuse. Je soupire de soulagement, agrippant ma poitrine douloureuse. Il a menti. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Ce n'est pas parce que ma dague est plus blanche que mon sang l'est. J'utilise plus de magie de Sylphe que de Silencieux, mais ça ne veut rien dire. Je suis une Silencieuse de Sang Pur de naissance. Rien ne pourra effacer le sang qui coule dans mes veines.
Je ferme les yeux, reprenant mes esprits en me maudissant d'avoir été si facilement déstabilisée. Il me provoque pour faire jaillir ma fureur, pour me rappeler pourquoi je me bats. Il fait comme son frère. Il s'immisce dans mes failles, comme un frisson, et les cristallise, griffant mes entrailles.
Je ne sais pas combien de temps je reste devant ce miroir, les yeux fermés, les poings serrés. Mais quand j'entends des bruits de pas derrière moi, je sais que c'est le roi. Alors je me retourne vers lui, le cœur empli d'une colère froide.
- Vous n'avez pas le droit de me manipuler, lancé-je alors qu'il s'arrête à quelques mètres.
Je m'approche de lui, les yeux rivés sur les siens, imperturbables.
- Votre question n'était même pas pertinente. Je n'ai pas à choisir entre ma part Sylphide et ma part Silencieuse. Je suis les deux. Je suis moi, et vous ne comprendrez jamais ce qu'il y a en moi. Alors ne me provoquez pas. Je n'ai pas besoin de ça pour savoir ce que je dois faire, ni pour être capable de tuer votre frère. Si je le voulais, je pourrais vous tuer aussi.
À ma dernière phrase, son regard vacille.
- Fais attention à ce que tu dis, Heaven.
- Non. Je ne sauve pas ce royaume pour vous, et je ne vous suis pas inférieure. C'est pour ça que vous nous avez éradiqués, hein ? Parce que nous représentions un trop grand risque. Au lieu d'essayer de contrôler le risque que je représente, acceptez le. Si je le voulais, je pourrais choisir de vous tuer et aller du côté de Jorah. Et je suis sûre que vous y pensez dès que vous me regardez.
Il fait un pas vers moi, tentant de me dominer de sa taille. Son visage est impassible, mais peut-être me suis-je habituée à lui, car je vois la tempête derrière le calme de ses yeux.
- Dès que je te regarde, je vois ce que je n'ai pas pu empêcher mon frère de faire.
Je serre les dents. Au moment où je m'apprête à répondre, Stefen entre dans la véranda avec ma mère, et la tension retombe si brutalement que j'en ai le vertige. Le roi me lance un regard qui me dit « Nous reprendrons cette conversation plus tard » avant de rejoindre son conseiller couvert d'égratignures et de brûlures superficielles. Ma mère, a côté de lui, transpire encore et essuie le sang sur sa joue.
- Qui a gagné ? demandé-je innocemment.
- Personne, répond ma mère. Mais on sait se battre ensemble.
- Je vous testerai, déclare le roi. Enlevez vos cuirasses, vous avez mérité une pause.
Les deux obéissent, deux soldats bien entraînés. J'observe ma mère avec distance, sa silhouette ne détonnant pas entre les deux hommes. Le trio parfait. Ses cheveux noirs à elle aussi contrastent avec le blanc du roi, mais étrangement, la différence paraît plus complémentaire que la mienne. À ce moment, je me sens l'enfant face aux trois adultes décisionnaires, l'apprentie face aux maîtres. Je me sens extérieure à leur stratégie, loin du conflit dont je détiens pourtant la clé. Je me sens idiote de croire, à dix-sept ans, que j'ai le dernier mot.
Mais j'ai mérité ce dernier mot. J'ai mérité de dire tout ce que je veux. Je n'ai jamais demandé de détenir la clé de quoi que ce soit. Alors si j'ai aujourd'hui envie d'agiter cette clé devant tout le monde, personne ne me dira rien.
- On devrait préparer la façon dont on va utiliser ça, lancé-je alors en m'avançant vers eux.
Je pointe la fiole reposant entre mes clavicules, froide sur ma peau qui a retrouvé sa chaleur.
- Il faut mélanger le contenu au sang de Stefen, c'est ça ? fait ma mère.
J'acquiesce, et Stefen se lève de son siège. Il s'approche de moi, les yeux rivés sur le petit pendentif, les sourcils froncés de réflexion.
- On devrait peut-être déjà le faire.
- Il y a un ordre, rétorque le roi en croisant les bras. L'épée, les larmes, le sang.
Stefen se mord la joue d'un air préoccupé. Il tend la main vers mon cou, les pupilles dilatées.
- Je peux ?
Je hoche la tête, et il prend la fiole entre ses doigts. Au même instant, j'y remarque le sang qui s'écoule d'une écorchure. Puis j'ai l'impression que le temps s'arrête. Les larmes se mettent à bouillir, scintillant comme quand je les ai recueillies sur la joue de Molly. L'atmosphère s'alourdit, suspendant le souffle dans mes poumons, et d'un coup, elle se relâche, faisant tout siffler autour de nous. Les plaques de verre de la véranda tremblent, et c'est comme si tout était prêt à exploser autour de nous. Les larmes de Molly répondent au sang de Stefen, même à travers le cristal, répandant leurs échos dans mon corps. Mais je suis incapable de bouger, me sentant bouillir à mon tour, mon sang courant dans mes veines à la recherche de magie, mes instincts répondant tous trop vite pour que je réagisse. Mon cerveau paraît me crier de m'éloigner, d'arracher mon collier. Pendant une seconde, je songe à le faire pour briser la fiole au sol. J'ai l'impression de combattre un instinct que je n'ai encore jamais confronté, me faisant voir flou le regard perçant de Stefen sur sa propre main. J'entends de plus en plus loin le tremblement strident de la véranda, et recule pour me dérober au danger. Au danger ?
Libérée du contact de Stefen, je sens la brûlure de la fiole imprimer ma peau. Mais je suis trop déboussolée pour penser à ôter mon collier. Alors j'accepte la pointe de douleur à la base de mon cou, braise minuscule du feu qui brûle en moi.
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Voilà pour le chapitre 55 ! J'espère qu'il vous a plu !
Entre action et tension, j'ai bien aimé écrire tout ça :) J'ai hâte de passer à la suite hehe
Dites moi, qu'est-ce que vous voudriez voir pour la suite justement ? Des remarques particulières ? ;)
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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