Il est cinq heures et quart lorsque nous décidons de rentrer, et que j'indique à Joyce vouloir quand même rejoindre Thaniel. Alors, après qu'elle m'a quittée en râlant, je me dirige vers le restaurant.

En arrivant devant l'entrée, j'aperçois tout de suite le bel elfe derrière la vitrine.

- J'étais sûr que tu viendrais, rit-il en sortant.

Je lui souris légèrement, et il se met déjà en marche. Pendant une seconde, mes pensées sont envahies par Jake, et je secoue la tête. Je ne dois pas y penser. Je vais passer un bon moment avec un beau garçon sympathique, c'est ce qui compte.

Je marche près de Thaniel, le regard tourné vers lui, qui commence à parler.

- Alors, parle moi un peu de toi. Parce que, pour l'instant, je sais juste que le rouge te va très bien et que tu aimes beaucoup les macarons.

Je ris légèrement.

- Eh bien, je vais avoir dix-sept ans et je suis un peu une touriste.

- Tu vis sur Terre, c'est bien ça ?

J'hésite un instant. Il le sait déjà, mais j'espère qu'il ne posera pas trop de questions, je ne veux pas avoir à lui mentir.

- Oui, c'est ça.

- Ça explique mieux, sourit-il.

- Quoi donc ?

- Ton air tout le temps étonné, un peu mal à l'aise comme si t'étais en constante découverte.

Je lui souris gentiment.

- Tu as raison, fais-je.

Il me lance un regard indéchiffrable, et je l'interroge en fronçant les sourcils.

- T'es différente, ça se voit, sourit-il alors.

Je pouffe un peu, et hausse les épaules. Il veut me flatter, mais il a raison malgré lui.

- Ça fait quoi de vivre sur Terre, sans magie ?

Je lui lance un regard amusé.

- Tout le monde se demande ça, on dirait.

- Bah...

- Je saurais pas dire, pour moi c'est plus normal de vivre sans magie que de vivre avec.

Il rit, un peu éberlué.

- J'aimerais bien voir ce que ça fait, j'imagine pas une seule journée sans magie alors toute une vie... Pourquoi tu as décidé de venir ici alors ?

J'hésite.

- Pour connaître un peu plus mon monde d'origine, on va dire.

- Et la Terre ne te manque pas ?

Je secoue lentement la tête, trouvant presque hilarant cette idée.

- Non, pas du tout. J'ai pas grand chose qui pourrait me manquer. Rien ni personne.

Thaniel plisse les yeux, et je m'empresse de changer de sujet.

- Et toi, alors ?

- J'ai dix-sept ans aussi, je vis ici depuis toujours et je travaille dans un bar comme tu as pu le voir. J'écoute du rock, et j'aime beaucoup me promener la nuit dans la forêt.

- Sérieux ? ris-je. Je croyais que c'était dangereux.

- Quand tu ne connais pas et que tu es seul, oui, mais je suis habitué alors ça va. Je t'emmènerai un jour si tu veux.

- Pourquoi pas... tant qu'on ne se fait pas attaquer par une dryade.

- Quoi ? Ça t'es arrivé ?

- Oui, il y a quelques temps. J'avais même pas réfléchi au danger, c'était la première fois que j'y allais et j'avais l'impression d'être...

- Aimantée ? finit-il. C'est ce que la forêt fait la nuit. Elle a une forte concentration de magie, et la nuit, elle se diffuse et c'est dur de résister à l'envie d'y aller si on n'est pas habitué.

Je hoche lentement la tête. Depuis tout à l'heure, je n'ai pas pensé à Jake, et cela me soulage. Mais je viens de penser à lui en discutant de la forêt, et je me rends compte en même que je risque de mettre un peu de temps à ne pas ressentir une boule au ventre à chacune de mes pensées pour lui.

Thaniel et moi arrivons à une petite terrasse de café à l'ombre. Apparemment, l'endroit est surtout réputé pour ses jus de fruits contenant de la poussière de la fée. Face à mon air surpris, Thaniel s'esclaffe.

Le serveur arrive après que Thaniel m'ait conseillé en boisson, et celui-ci s'accoude à la table en plongeant son regard jaune dans le mien.

- Bon, alors. Pourquoi t'es vraiment là ?

Je suis prise de court, et hésite pendant un long instant avant de répondre.

- Je suis majeure mercredi et je voulais être ici pour ça.

Il hoche lentement la tête.

- Tu es quoi ?

Cette fois ci, je ne sais quoi répondre, et bégaie malgré moi.

- OK, OK, rit Thaniel. Me dis pas.

Je le remercie intérieurement. Pour l'instant, je sais qu'il ne faut rien que je dise. Je préfère faire attention, mais il semble être quelqu'un en qui je peux ou pourrai avoir confiance. Il est bienveillant.

La situation devient moins gênante lorsque nos boissons sont déposées sur la table. Thaniel et moi les dégustons en souriant, et je suis surprise par la qualité de la boisson. Elle a un goût indéfinissable, mais délicieux. L'elfe qui partage ma table se moque de moi en voyant mon étonnement face à l'effet de la poussière de fée.

- Tu es mignonne, raille-t-il d'un air chaleureux.

Je souris timidement, et inspire avant qu'il ne pose subitement une question à laquelle je ne m'attendais pas.

- Il se passe quoi avec Jake ?

- Rien, hoquetté-je.

Il me regarde d'un air dubitatif. Je ne mens pas. Pas totalement. Il ne se passe rien de concret entre le loup-garou et moi.

- Pourquoi tu me demandes ça ? l'interrogé-je, embarrassée.

Il hausse les épaules.

- Comme ça...

J'inspire, et tente de ne pas trahir ma gêne. La conversation prend un nouveau virage peu d'instants plus tard, et je suis soulagée de parler de sujets plus légers. Thaniel me pose beaucoup de questions sur la vie sur Terre, sur nos habitudes et idoles, on discute des différences, de musique. Beaucoup de sujets y passent, et je ne vois pas le temps passer. C'est un garçon très intéressant, et sa compagnie me change un peu de ma routine, c'est agréable.

Aux alentours de dix-neuf heures, nous décidons de rentrer et il me raccompagne pendant que nous discutions. Je suis détendue en sa présence, comme si je n'avais à me préoccuper de rien, c'est reposant.

Nous montons les escaliers de la maison de Zac, et il se tourne vers moi pour me dire au revoir. Je ne sais pas vraiment quoi faire, alors je lance un sourire à Thaniel. Il se penche alors vers moi en posant une main sur mon cou, et j'ai un léger mouvement de recul en imaginant le pire. Mais il pose un simple baiser sur ma joue, à mon plus grand soulagement, et je lui souris gentiment avant de lui tourner le dos en le saluant.

J'entends du son provenant du salon, et je m'y dirige en baillant. Je trouve alors mes amis, en train de rire et de discuter avec énergie. Je m'adosse à l'encadrement de la porte et les salue tous. Jake, à ma surprise, me lance un petit sourire, qui semble bien éteint.

- Comment c'était ? me demande Joyce.

- Super, fais-je en haussant les épaules. Je te raconterai plus tard, ajouté-je.

Je remarque le regard insistant de Jake, et soupire silencieusement. Si la tension entre nous ne s'apaise pas rapidement, je ne suis pas sûre de la supporter.

Zac m'a indiqué vouloir me parler, et après ma douche, je suis donc rapidement descendue le rejoindre dans son bureau.

- Assis-toi, me fait mon mentor.

Je prends place sur un fauteuil derrière le bureau en bois où le Changeur est installé. Derrière lui, s'étend une petite fenêtre longée par des étagères remplies de livres et de fioles.

- J'ai fait des recherches, et j'ai discuté avec des gens, lance alors le beau blond en croisant les mains.

Je fronce les sourcils.

- Ta mère n'a pas a été la seule à disparaître. Ces informations étaient restées assez confidentielles, mais à l'époque, il y avait des rumeurs. Des jeunes filles, Silencieuses de Sang Pur, disparaissaient pendant un certain temps et réapparaissaient sans pouvoir expliquer ce qui leur était arrivé. Tout le monde était inquiet, mais le roi n'a jamais voulu les écouter, comme par hasard.

Il secoue la tête un instant et reprend son souffle avant de reprendre la parole.

- Apparemment, ils avaient vite compris que ce qu'il se passait était l'œuvre d'une seule personne, ayant pour but de changer la génétique des Silencieuses de Sang Pur. L'objectif n'a jamais été clair, mais les enlèvements se sont arrêtés brusquement, pas très longtemps avant le massacre de ton espèce.

Je secoue la tête, troublée.

- Mais... Si le roi avait besoin des Silencieux de Sang Pur pour son expérience, pourquoi il les auraient fait tués ?

- Il avait peut-être réussi.

J'écarquille légèrement les yeux.

- Réussi à changer une Silencieuse de Sang Pur ?

Il hoche la tête, et je lui lance un regard interloqué. Je crois que je commence à comprendre où il veut en venir.

- Heaven, lâche-t-il, tu es peut-être le succès de ses expériences.

Je ferme les yeux un instant. J'avais bien compris ce à quoi il pensait.

- Mais comment ? C'est impossible, refusé-je.

- Tout concorde. S'il arrêté les enlèvements, c'est soit qu'il a abandonné, soit qu'il a réussi. Et comme par hasard, ton espèce disparaît peu de temps après, et tu es la seule à survivre ? Franchement...

Je secoue la tête en entrouvrant les lèvres, sans arriver à dire quoi que ce soit. Zac continue, visiblement sûr de lui.

- Ta mère t'a eue à vingt ans. Deux ans après son enlèvement. J'ai retrouvé les examens sanguins que j'avais fait pendant sa grossesse, et il n'y avait rien du tout d'anormal. Je l'aurais vu s'il y avait du sang inconnu dans son système. Donc ça ne vient pas d'elle, mais directement de toi.

- Alors, compris-je, ça veut dire que si je suis vraiment la réussite du roi, il m'a injecté ce sang quand j'étais déjà née.

Zac hoche longuement la tête. Je sens mon estomac se nouer petit à petit. J'ai l'impression que nous sommes en train de résoudre ce mystère, mais plus on y parvient, plus ça devient effrayant.

- Mais comment il aurait pu ? J'étais un bébé, alors ça m'étonnerait que mes parents m'aient laissé sans surveillance.

Zac ne répond pas tout de suite, la mâchoire contractée. Mon cœur commence à s'emballer.

- Quand un enfant naît, explique-t-il alors d'une voix rauque, il est présenté au roi, qui le bénit en quelque sorte, et effectue un rituel d'entrée dans notre monde. Une partie de ce rituel consiste à isoler le nouveau né avec l'Assemblée Féérique, constiruée de fées qui répandent leur poussière en récitant l'Histoire de l'espèce de l'enfant. C'est le seul moment où l'enfant est seul, et même si ça ne dure que quelques minutes, il avait parfaitement le temps... Je me rappelle que tu étais la première Silencieuse de Sang Pur depuis un certain temps, alors ça pourrait coïncider si le roi avait vraiment eu cette idée.

Pendant qu'il parle, je sens mon pouls battre violemment contre mes tempes, me donnant presque des vertiges. Imaginer qu'il pourrait avoir raison me donne la nausée. M'imaginer, à peine née, dans les bras d'un psychopathe m'injectant un sang qui n'est pas le mien, puis me rendant à mes parents comme si de rien n'était. Imaginer que ce même psychopathe a causé la mort de mon espèce, de ma famille, enclenche en moi une haine incontrôlable qui fait vriller mes tympans. J'ai dans la bouche le même arrière goût âcre que j'ai senti quand le roi m'a expliqué l'histoire du massacre, ce dégoût intense qui me rend la vue trouble.

Zac se lève et s'assied près de moi. Je sens sa main sur mon épaule, mais je ne daigne pas détourner mon regard de ce point invisible, dans le vague où je me suis perdue, les battements de mon cœur résonnant dans ma tête. Je ferme les yeux un instant pour reprendre mes esprits, et les lève finalement vers mon mentor, qui plonge son regard d'un beau bleu dans le mien.

- Il n'y a rien de sûr, alors calme toi. Je ferai quelques examens sanguins pour vérifier, mais ne t'imagine rien de grave. Ne t'inquiète pas. Dis toi qu'on finira par comprendre, et que dans trois jours tu seras majeure et que tout se passera bien parce que ton entraînement se déroule à merveille et que tu contrôles parfaitement les pouvoirs que tu as.

Je lui adresse un sourire reconnaissant, et il finit par m'enlacer tendrement. J'accepte son étreinte protectrice. Il se comporte un peu comme un grand frère avec moi, et je sais qu'il est d'un grand soutien et qu'il sera toujours là pour me protéger et me rassurer, car c'est la promesse qu'il a faite à ma mère. J'ai encore beaucoup de questions à lui poser sur mes parents, mais je garde ça pour plus tard. J'ai déjà beaucoup dans ma tête, et je sens que mon esprit n'a pas fini de s'embrumer.