Seizième Chapitre - Réécrit
Nous arrivons devant le château, et je prends une longue inspiration avant de pousser la porte, qui s'ouvre sur le paysage improbable, le sol recouvert d'herbe et les escaliers recouverts de mousse. Il n'y a aucune trace du roi, et je ne vois que quelques gardes dispersés dans l'immense pièce. Mes pas résonnent dans ce silence de mort alors que je me dirige vers un garde. Celui-ci est visiblement un elfe, aux oreilles pointues et à la peau légèrement verte, arborant un regard étrange, un œil vert clair, et un autre orangé.
— Je voudrais voir le roi, déclaré-je.
— À quel sujet ?
— Il faut juste que je lui parle.
Le garde plisse les yeux.
— Le roi a d'autres problèmes à régler que les vôtres, jeune fille.
— Je sais, mais ça sera rapide, je...
— Je vais devoir vous demander de partir, me coupe-t-il. Revenez plus tard, quand le roi sera moins occupé.
— S'il vous plaît...
Il secoue la tête et me désigne la porte. Je soupire et lance un regard à Jake qui a l'air aussi désemparé que moi. Un éclat de voix grave brise soudainement le silence.
— Laissez la me voir.
Je me raidis à l'apparition du roi, et le garde s'écarte en baissant la tête. Jake se rapproche de moi, comme dans un geste prévenant de défense, de protection.
— Bonjour, nous accueille alors le roi en jetant un bref coup d'œil au loup-garou à mes côtés.
Alors qu'il redresse le menton en souriant, il poursuit.
— De quoi voulais tu me parler ?
Je prends une grande inspiration.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas à propos de vous, et je pense que vous pourrez m'éclairer.
Il me fait signe de continuer en plissant lentement les yeux.
— Vos yeux sont blancs, n'est-ce pas ?
Il semble d'abord surpris par ma déclaration, et hausse les sourcils. Il reste un instant ainsi puis je vois apparaître un léger sourire aux coins de ses lèvres.
— Ils le sont, en effet. Mais les autres ne sont pas censés les voir comme ça.
— Vous êtes un Sylphe, alors ?
Il sourit de nouveau, l'air cependant plus sérieux. J'ai donc ma confirmation.
— Tu as quelque chose en plus, Heaven.
Il plonge son regard froid dans le mien, et je frissonne. Il sait lui aussi que je suis spéciale, mais comment ?
— Tu es unique, et c'est ce qui te rend importante, continue-t-il.
Il a l'air d'en savoir bien plus que je ne l'aurais pensé, et j'avoue ne pas savoir comment y réagir. J'ai un mouvement de recul instinctif.
— C'est pour ça que je vois vos vrais yeux ? Vous pouvez m'expliquer, alors ?
Il ne répond pas tout de suite.
— Je le pourrais, oui. Mais tu n'as pas besoin de le savoir. Pas pour l'instant.
— Mais...
— Tu ne tireras rien de moi pour le moment, Heaven. Tu n'es pas encore prête.
Je comprends encore moins. Jake avait raison. Ça ne pouvait pas être aussi simple. Je sens bien que je n'obtiendrai pas ma réponse, alors je hoche la tête et tourne le dos au roi les poings serrés, prenant la direction de la sortie. Je suis contrariée, et encore plus troublée que je ne l'étais auparavant.
— Je t'avais prévenue, fait Jake alors que nous dévalons les escaliers extérieurs.
Je fronce le nez.
— Au moins je sais que c'est un Sylphe, mais bon...
— Il sait beaucoup de choses, on dirait.
Je hoche la tête, et soupire.
— Votre roi est bizarre, tu le sais, ça ?
— Ils l'étaient tous. C'est une particularité des rois ici, ils sont bizarres.
Je soupire et nous continuons le chemin en silence. Je pense aller directement parler à Zachariah. Il pourra peut-être mettre un peu d'ordre dans mon esprit, actuellement totalement brouillé et sur le point d'exploser, au point de me donner des maux de tête.
Nous franchissons la porte d'entrée et je laisse Jake pour rejoindre Zac. Je le trouve quelques instants plus tard dans son bureau, en train de griffonner sur le petit carnet qu'il avait sous le bras lors de notre première rencontre, en tant que vieillard. Il lève les yeux vers moi en m'entendant me racler la gorge. Je m'appuie sur l'encadrement de la porte et il s'enfonce dans sa chaise en me fixant.
— Tu voulais me parler de quelque chose, non ? me fait-il.
Je hoche la tête.
— Je sais que tu m'as menti.
Il fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Quand je t'ai demandé si tu savais pour l'enlèvement de ma mère, tu as dit non, mais je sais que c'est faux. Pourquoi ?
Un éclair passe dans ses yeux, et il me fait signe de m'asseoir. Je refuse, et croise les bras.
— Parce que j'ai encore des incertitudes sur ce qu'il s'est passé à ce moment là. Mais oui, ta mère a été enlevée quand elle avait dix-huit ans.
Heurtée par sa soudaine honnêteté, je mets quelques secondes à répondre, perplexe.
— Et il lui est arrivé quoi ?
Il soupire.
— J'en sais rien. Elle a disparu pendant un mois, et quand elle est revenue elle ne se souvenait quasiment de rien.
Je me gratte la nuque. On dirait que finalement il ne m'apportera pas beaucoup de réponses.
— Si je ne t'ai rien dit, c'est juste pour ne pas grandir le mystère dans ta vie, surtout si j'en sais aussi peu, ajoute-t-il.
Je hoche doucement la tête.
— Et quand je t'ai demandé si tu savais pourquoi j'étais plus forte que les autres ? Tu as encore menti.
Il secoue la tête.
— Je n'ai pas menti, je ne sais vraiment pas. Mais je me suis dit que ça avait peut-être rapport justement avec l'enlèvement de ta mère, qu'on lui aurait fait quelque chose qu'elle aurait transmis à son enfant...
J'acquiesce lentement.
— Tu aurais pu me le dire directement.
— Tu as d'autres choses auxquelles penser. Désolé de t'avoir fait douter de ma sincérité.
Je lui adresse un bref sourire, qu'il me rend en se levant de son bureau. Je me redresse aussi, et fais un pas dans le couloir.
— Sinon, quel est le programme pour aujourd'hui ? lancé-je.
Il ne répond pas tout de suite, et fronce les sourcils.
— Quoi ?
À cet instant, Jake apparaît derrière moi, et Zac détourne son regard vers lui. Il se font un signe de tête mutuel, puis Zac penche la tête, toujours silencieux.
— Qu'est-ce qu'il y a ? insisté-je alors.
— Je dois te ramener chez toi, lâche Jake.
— Hein ?
— Tu croyais vraiment qu'on allait te garder ici ? Avec des Bannis prêts à attaquer à tout moment ?
— Euh... oui, bafouillé-je, moi même indécise.
— Sûrement pas, intervient Zac.
— Je veux rester là.
— Tu ne peux pas. Tu n'es pas prête, refuse-t-il d'un ton avisé.
— Je ne suis prête pour rien, de toute façon ! m'exclamé-je. Et je ne me battrai pas, je rentrerai en cas d'urgence... je dois rester...
— Pas dans cette situation, soupire Jake. Tu ne dois pas te mettre en danger.
— Je ne suis pas en danger, les Bannis ne vont pas venir maintenant, le roi l'a dit. Il faut que je m'entraîne !
— Il faut surtout que tu restes en vie, Heaven ! Alors n'y a pas de discussion, tu rentres.
— Vous ne pouvez pas me forcer.
Jake soutient mon regard, et Zac pose la main sur mon épaule.
— Tu rentres sur Terre, on se voit plus tard ne t'inquiète pas, on ne t'abandonne pas.
Il attend que je le regarde, puis me fait un signe de tête et quitte le couloir. Je me retrouve seule avec Jake, à qui a été visiblement donnée la mission de me renvoyer chez moi.
— C'est hors de question, fais-je à mi voix.
Et, alors que je fais mine de me retourner pour gagner les escaliers, il m'agrippe l'avant bras.
— Pour la dernière fois, je ne te laisserai pas te mettre en danger à cause de ta volonté d'agir comme tout le monde ici. Tu n'es pas comme tout le monde ici, et tu ne dois pas rester là alors qu'il y a un risque de guerre.
Un frisson parcourt mon dos.
— Je ne veux pas « faire comme tout le monde ». Je n'ai juste pas le temps d'attendre, Jake.
— Bah tu prendras le temps, tu es obligée.
— Tu n'as pas le droit de décider pour moi.
— Si, j'ai le droit. Parce que c'est mon rôle de te protéger et de te garder en vie. Alors même si le danger n'est pas encore là, il est tout près, et tu n'es clairement pas préparée à l'affronter. Je fais ça pour toi.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, et je sens ma gorge se serrer.
— Ce n'est pas ton « rôle » de me protéger.
Il soupire en roulant des yeux.
— Crois moi, ça l'est. S'il te plaît, va juste chercher tes affaires et on y va.
Je serre les dents, et lâche un murmure rageur en me défaisant de son emprise. Je pivote et monte à l'étage. Quelques instants plus tard, je suis de nouveau en bas avec mon sac. Je refuse de regarder Jake dans les yeux.
— C'est injuste, râlé-je.
— C'est pour ton bien.
Je marmonne, les poings serrés, et je soupire lorsque je le vois empoigner son pendentif et fermer les yeux. Irritée, je l'imite, et je me sens prise de vertige. Ça faisait longtemps.
Nous atterrissons au milieu de mon salon, et je m'écarte de lui en un bond.
— J'espère vraiment que vous n'allez pas me laisser moisir ici pendant des semaines.
— Je ne fais que te protéger, répète-t-il, la mâchoire crispée.
— J'en n'ai pas besoin.
Il ne me répond pas, et je frémis en voyant sur son visage une expression énervée que je ne lui connais pas. Il secoue la tête, visiblement aussi agacé que moi par la conversation, et je le vois disparaître une seconde plus tard.
Je frappe l'air et me laisse tomber dans mon canapé. Je marmonne des jurons pendant quelques instants, énervée et déçue. Je comprends qu'ils aient voulu me préserver du danger et d'une atmosphère trop menaçante pour moi, mais je ne méritais pas d'être jetée sans avoir mon mot à dire. Je voulais simplement m'entraîner, ne pas me laisser déstabiliser, et ils m'obligent à l'inverse. Ils ne m'ont pas fait assez confiance, n'ont même pas attendu. À croire que je suis une enfant.
Toujours en râlant, j'enlève mes chaussures et m'installe dans le canapé en allumant ma télévision, prête à sécher une journée de cours et à me morfondre jusqu'à ce qu'on me ramène à Érédia.
Mon réveil se fait difficilement le lendemain. Je me lève avec un mal de tête insupportable. Cette nuit a été agitée, c'est presque comme si je m'étais totalement déshabituée à vivre dans mon propre appartement.
En sortant de la douche, je jette un bref coup d'œil au miroir. J'ai une mine affreuse. Je rassemble mes cheveux en un chignon négligé, trop découragée pour les brosser avant de partir. Je prends un petit déjeuner très rapide, et pars en soupirant. Et dire qu'hier encore, j'étais dans un autre monde et que je découvrais des pouvoirs extraordinaires. Et aujourd'hui, je suis sous le ciel nuageux, et je vais passer une journée au lycée, totalement seule. C'est étrange, c'est la première fois depuis une éternité que je ressens la solitude.
En arrivant au lycée, je ressens l'impression d'avoir fait un immense bond en arrière. C'est comme si tout ce que j'avais vécu cette dernière semaine n'était qu'un rêve. C'est assez perturbant.
Après avoir prétexté avoir été malade à crever ces derniers temps, je m'empresse de gagner mon cours d'Histoire auquel je suis presque en retard.
En m'installant à une table près du mur, j'écoute brièvement les pensées de mes camarades, qui semblent tous surpris de me voir. En m'attardant sur Shelsy à quelques tables de moi, je me surprends à découvrir dans son esprit des pensées mêlées. Elle pense à moi, à notre précédente altercation, et visiblement, elle a été véritablement perturbée par mes yeux bleus. Je déglutis. Elle s'en rappelle encore.
Lorsque nous sortons tous de la salle, je me retrouve près d'elle, qui me gratifie d'un regard noir et hautain. Mais c'est étrange cette fois ci. C'est comme si elle faisait encore plus semblant que d'habitude. Alors, je ne réfléchis pas plus d'une seconde, et la tire par le bras, l'attirant dans un coin du couloir. Shelsy ne daigne pas m'en empêcher, puis se dégage brusquement de mon étreinte.
— Qu'est-ce qu'il y a ? peste-t-elle.
J'entrouvre les lèvres, cherchant en vain quoi lui répondre. Je sais qu'il faut que je lui parle, mais comment...
— Tu vas pas me parler de la dernière fois, quand même ? marmonne la grande brune.
— Si, lâché-je.
— C'est pas vrai... Ça date maintenant, c'est bon on oublie.
— Non, je ne pense pas qu'il faille qu'on oublie.
Elle fronce les sourcils, roulant des yeux pendant une seconde.
— Tu es allée trop loin, déclaré-je.
— Et depuis quand tu te la joues moralisatrice ?
Elle croise les bras, et je soupire doucement.
— Je n'ai juste pas envie de me recevoir tes regards de haine alors que je n'ai rien fait.
Alors que je plonge mon regard dans le sien, je lis ses pensées à cet instant, et je ne suis finalement que peu surprise de me rendre compte qu'elle sait parfaitement qu'elle est allée trop loin. Elle se dit que j'ai raison, mais n'apprécie pas le fait que je la confronte ainsi. Cependant, elle a pris conscience que si je réagis, c'est qu'elle devrait peut-être y réfléchir elle aussi.
— Si j'arrête de te regarder mal et qu'on fait chacune notre vie de notre côté ça ira ? souffle-t-elle, exaspérée.
J'esquisse un sourire en coin. Elle est en train de se dévoiler comme elle le fait rarement. Madame Shelsy Bowers qui accepte des reproches, c'est d'une rareté extrême.
— Tu sais quoi ? ajoute-t-elle soudain. Je veux bien même m'excuser, mais seulement si tu m'expliques ce qu'il s'est passé avec tes yeux.
Je réprime une toux, prise de court, et agite la tête. Pendant quelques secondes, je la fixe en silence, et analyse son esprit qui est embrouillé de questions et d'hypothèses improbables. Elle est plus vive que je ne l'aurais pensé, alors mieux vaut ne rien lui dire à ce propos. Alors, tranquillement, je déclare :
— J'ai pas besoin d'excuses, t'inquiète.
Et je fronce le nez en lui adressant un bref sourire cordial avant de lui tourner le dos. Je longe le couloir et m'empresse de rejoindre mon prochain cours, soulagée de m'être éclipsée avec aisance. Cette conversation était courte, mais j'ai ressenti un changement que je ne saurais expliquer. Peut-être que Shelsy la peste est en train de se dévoiler, petit à petit. Peut-être qu'un jour elle montrera qui se cache derrière ce masque, après tout.
Alors que je presse le pas, perdue dans mes pensées, j'ai le regard dans le vague et heurte involontairement quelqu'un. Et, en rentrant en contact avec, je sens un frisson parcourir mon corps, presque comme un coup de jus. Les sourcils froncés, je lève la tête et découvre une grande rousse, avec de grands yeux très bleus et un visage enfantin parsemé de taches de rousseurs. Elle a l'air un peu plus jeune que moi. Elle sursaut en me rentrant dedans, et me lance un son tour un regard interloqué. Nous nous dévisageons mutuellement pendant une seconde, puis je brise le contact visuel et elle continue son chemin, emportée par la masse de jeunes autour de nous. Je secoue la tête, et décide de faire l'impasse sur cette étrange interaction.
Le midi, assise à la cafétéria pour manger, je reste distraite par les pensées confuses des gens autour de moi. Je m'occupe comme je peux en remplissant mon esprit de ceux des autres. Depuis ce matin, j'ai un poids dans l'estomac qui m'empêche de me sentir bien. J'ai l'impression de ne pas être là où je dois être, et pour cause. À Érédia, je me suis sentie à ma place comme jamais auparavant, je me suis sentie sereine comme jamais je n'avais pu me sentir au lycée, voire même sur Terre. Et c'est en étant ici que je m'en rends compte.
Soudainement, je suis arrachée à ma torpeur par une chevelure flamboyante qui apparaît face à moi.
— Salut, sourit alors la rousse de ce matin. Je peux m'asseoir ?
Décontenancée, je mets une seconde à hocher la tête. Je ne m'attendais pas à la revoir aussi vite.
— Tu t'appelles comment ? me demande-t-elle alors.
Je ne réponds pas tout de suite, et la dévisage, presque amusée. Cela faisait longtemps qu'on ne m'avait pas posé cette simple question.
— Heaven.
— Moi c'est Molly.
J'acquiesce et reporte mon attention sur mon assiette.
— Tu n'as pas d'autres gens avec qui manger ? hésité-je, perplexe.
— Si, si... Et toi, ils sont où tes amis ?
À Érédia. Ils préparent une guerre avec un peuple sauvage de la forêt.
— Chez eux, fais-je simplement.
Alors, elle soupire et prend un air plus sérieux.
— Dis, toi aussi t'as ressenti un truc bizarre en me touchant ?
Je tousse et manque de m'étouffer avec un grain de riz. Elle a senti un frisson elle aussi ?
— C'est bien ce que je pensais, devine Molly en mettant les deux mains sur la table. C'était bizarre, hein ?
— C'était juste un coup de jus, soupiré-je.
Je mords l'intérieur de ma lèvre inférieure en la fixant. J'ai du mal à me convaincre moi-même, un peu perturbée, alors je me décide à explorer ses pensées. Mais alors, je suis si surprise que j'ai un mouvement de recul lorsque je me heurte à un mur impénétrable. Je n'arrive pas à accéder à son esprit. Et je suis censée y parvenir avec tous les humains.
Voyant mon air heurté, elle m'interroge du regard.
— Non, rien.
Elle opine lentement. Je me rappelle soudainement que Jake m'a dit une fois qu'au bout d'un moment, on finissait par sentir les autres personnes comme nous. Il parlait peut-être de cette impression de familiarité inexplicable. Je fronce à nouveau les sourcils, et soutiens le regard perplexe de Molly. Je meurs d'envie de lui demander si c'est une créature surnaturelle, mais je crains sa réaction. Alors je préfère passer outre.
— J'y vais, lui lancé-je avant de me lever.
Elle me gratifie d'un sourire éclatant, alors que j'entends des gens l'appeler. Je m'empresse alors de quitter la table puis la cafétéria. Quelques minutes plus tard, je suis sur le toit du bâtiment, penchée au dessus du vide en prenant de grandes bouffées d'air. Je ferme les paupières, laissant tant bien que mal le souffle du vent m'apaiser. Je m'ennuie, à un tel point que j'ai l'impression d'être ici depuis des jours, et je me demande vraiment combien de temps je vais devoir rester ici, à attendre que l'on me ramène à Érédia. Ma majorité arrive dans huit jours, et j'espère franchement que la guerre avec les Bannis n'arrivera pas au mauvais moment.
* * *
Trois jours ont passés depuis que je suis revenue sur Terre et j'attends toujours aussi désespérément. Nous sommes déjà le vingt-deux septembre et j'angoisse vraiment car mon anniversaire est dans cinq jours, et que personne ne me fait signe. À croire que j'ai été totalement oubliée. Je dois retourner là-bas. Malgré moi, j'ai peur de ne pas y retourner à temps, et de mourir sans pouvoir rien y faire le jour J. J'ai essayé de m'entraîner seule, en révisant les quelques pouvoirs que j'ai pu découvrir, mais je ne suis parvenue à rien de parfaitement concluant ici. Zac avait raison, ma magie ne peut se déployer entièrement sur Terre, et c'est pour ça qu'il est impératif que je la quitte.
— Heaven ? T'es là ? interroge Molly en agitant sa main devant mes yeux.
Je relève la tête. Depuis que je l'ai rencontrée, je n'ai pas cessée de la croiser, et elle a toujours voulu me parler, pour je ne sais quelle raison. Peut-être qu'elle pense que j'ai besoin de compagnie.
J'ai appris qu'elle était bien en troisième année, mais avait un an d'avance, et qu'elle n'avait en conséquence que quinze ans. Elle a deux ans de moins que moi, mais elle essaie de me prendre sous son aile. Je ne sais pas si c'est gentil ou juste inconvenant. C'est une fille rayonnante et toujours en train de sourire. Elle me fait un peu penser à Joyce parfois.
— Oui, oui, la rassuré-je.
Je lève les yeux vers le bus qui s'arrête devant nous. Je ne l'ai pas pris depuis une éternité, mais elle a insisté pour que je ne la laisse pas seule, sûrement prétexte pour me parler. Mais elle a bien raison. Elle est très bavarde, mais elle n'est pas d'une si mauvaise compagnie, et elle m'empêche un peu de m'ennuyer.
Étrangement, je supporte le bus bien mieux qu'avant, et j'ai bien l'impression que je peux contrôler mon pouvoir plus facilement et bloquer tranquillement le flot de pensées assourdissantes que j'avais avant du mal à empêcher d'entrer dans des espaces si clos.
Molly descend avant moi en m'adressant un signe de la main. Je détourne le regard vers la fenêtre, observant le ciel sombre et la buée sur la vitre. Il va certainement pleuvoir.
Lorsque je descends du bus, il ne faut pas plus de dix mètres dans la rue pour que je me retrouve trempée sous l'averse qui commence à masquer le son de la musique dans mes oreilles. J'ai le réflexe de poser mon sac sur ma tête, et je me presse jusqu'au bas de mon immeuble.
Seulement, je suis stoppée net dans ma route lorsque j'aperçois une silhouette familière se dessiner sous la pluie. En plissant les yeux, je comprends qui est la personne qui s'avance vers moi, et entrouvre les lèvres en enlevant mes écouteurs. Jake. Les poings serrés, il arrive à mon niveau en quelques pas, et je ne parviens pas à réprimer un sourire de soulagement. J'ai beau être énervée contre lui, savoir que je vais enfin retourner à Érédia me ravit beaucoup trop.
— Vous vous êtes enfin décidés ? lancé-je.
Pendant quelques secondes, Jake ne répond rien, et se contente de soutenir mon regard, les yeux brillants. La pluie qui plaque ses cheveux sur son front et creuse ses traits lui donne un air plus dur - le rendant encore plus beau, j'ai l'impression -. J'ai du mal à déchiffrer l'expression qui s'affiche alors sur son visage, mais le regard que nous échangeons est bien assez éloquent.
— J'allais même entrer chez toi par la porte, lâche-t-il.
J'esquisse un rictus et brise notre contact visuel en pressant le pas jusqu'à la porte de mon immeuble. En entrant, je pousse un soupir de soulagement et écarte mes cheveux trempés de mes yeux.
— J'en conclus que les Bannis ne sont pas venus ?
— Non, confirme-t-il alors que nous entrons dans l'ascenseur. On était prêts mais ils ne se sont pas encore montrés. On fait toujours attention, mais je devais venir te chercher, tu n'as plus de temps à perdre.
— Ouais, j'ai quand même perdu quatre jours, et à moins d'une semaine du jour J, c'est pas génial, répliqué-je sèchement.
Un silence s'installe pendant une seconde, puis la porte de l'ascenseur s'ouvre et Jake soupire.
— Je sais, Heaven, fait-il après un instant. Mais tu sais parfaitement qu'on ne pouvait pas prendre le risque.
Je pouffe silencieusement, contrariée malgré moi.
— J'aurais pu rester, soufflé-je en ouvrant la porte de mon appartement, toujours sans le regarder.
— On ne savait pas, alors ne recommence pas à t'énerver, riposte-t-il alors que je me précipite vers ma chambre pour emporter des vêtements.
— Mais c'est la vérité ! fais-je en haussant le ton pour qu'il m'entende. On n'aurait pas perdu de temps, au moins.
— Tu ne vas pas recommencer, c'est trop tard de toute façon. Tu aurais fait quoi s'ils avaient attaqué ?
Je ferme mon sac à dos, maintenant rempli de vêtements et le balance prestement sur mon dos.
— Je me serais débrouillée, raillé-je en revenant dans la pièce, légèrement irritée mais devant admettre une forme d'ironie. Est-ce que je dois te rappeler que je t'ai mis K.O alors que tu étais transformé ?
Il ne dit rien, et me fixe d'un air un peu heurté. Il a raison, je devrais me taire et passer à autre chose. Mais j'ai besoin de lui dire ce que je pense, même si ça ne sert à rien.
— Je sais, répond-il alors.
J'inspire profondément, soutenant fermement son regard perçant dans un bref silence brisé par la voix du beau brun.
— Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, tu comprends ?
Son ton calme d'une douceur surprenante me fait frissonner une seconde.
— Je te l'ai déjà dit, poursuit le loup-garou, et je te le répète, je dois te protéger. C'est moi qui t'ai amenée dans ce monde, je n'ai pas envie de le regretter.
Je m'approche de lui en respirant calmement.
— Tu ne le regretteras pas. Mais arrête d'exagérer, un tout petit peu, ajouté-je en plissant les yeux.
— J'aimerais bien, crois moi. Mais je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur pour toi tout le temps.
Mon cœur semble s'arrêter une seconde. Je déglutis, ne lâchant pas la flamme dans son regard profond. Je ne peux exprimer correctement ce que je ressens. C'est la première fois qu'on me dit quelque chose comme ça, et venant de lui, c'est aussi surprenant que charmant. Je me sens étrangement perturbée, et j'ai l'impression d'oublier peu à peu toute l'animosité que je ressentais.
— Jake, commencé-je alors. Tout ce que je vis aujourd'hui, c'est grâce à toi, et je n'aurais jamais pu comprendre qui j'étais sans toi, et apprendre autant de choses. Alors si un jour tu as peur pour moi et que tu veux absolument me protéger, dis toi que grâce à toi, je ne mourrai pas d'un coup sans savoir pourquoi.
Il ébauche un sourire, et je l'imite irrépréssiblement. Je suis désemparée sans trop le comprendre, et mon cœur bat si vite qu'il pourrait jaillir de ma poitrine. Je suis beaucoup trop déstabilisée pour que ce soit normal.
Jake inspire et se gratte la nuque.
— Je me rappellerai de ce détail, sourit-il après quelques secondes.
Je me détends, soulagée qu'il ait parlé. Je ne supportais plus cette tension étrange et mes pensées troubles me donnaient mal à tête.
— Bon, on y va ? soufflé-je alors.
Il acquiesce vivement. Je préfère cette situation. Je me place en face de lui en prenant une grande inspiration. Il me tend sa main qui détient le pendentif qui appartenait à sa mère, et je la prends après une seconde. Nous fermons les yeux et quelques secondes plus tard, je suis à nouveau emportée par le vertige qui qui m'est de plus en plus familier.
Je sens mes pieds se poser sur le sol d'Érédia, et j'ouvre les yeux en respirant l'air frais. Un étrange sentiment de bien-être s'installe en moi, et je sais que je suis rassurée. C'est ici, chez moi. Maintenant, je le sais, et ça fait clairement du bien. Je regarde autour de nous. Des dizaines de créatures se promènent comme à leur habitude, mais je sens que l'atmosphère est pesante. Ils sont tous sur la défensive, et c'est compréhensible. Je me demande ce qu'il va se passer quand les Bannis vont venir, s'il y aura une véritable guerre ou juste une bataille, et s'il y aura des blessés, des morts. Imaginer Érédia ravagée et jonchée de corps inertes me noue l'estomac.
Sans plus réfléchir, je m'élance, et presse le pas vers la maison de Zachariah, impatiente. Je dois en finir avec ces pouvoirs. Je dois savoir les maîtriser, les utiliser et mieux les connaître. Je sais que je serai bientôt prête, et que je saurai tout faire pour rester en vie. Je dois écarter la peur, car la détermination est la seule chose qui me sauvera.
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