Onzième Chapitre - Réécrit
En essayant d'être la plus discrète possible, j'observe Jake sortir des rues pour aller d'un pas décidé vers la forêt. Je m'arrête brutalement pendant un instant, me demandant s'il ne vaut pas mieux que je rentre. Ce n'est pas bien, je ne devrais sûrement pas le suivre, surtout dans la forêt. Mais c'est juste pour voir où est-ce qu'un loup-garou peut se cacher pendant la pleine lune. Juste pour ça. Alors j'accélère le pas, et tout en restant très loin, continue de le suivre. Alors qu'il s'engouffre dans les feuillages, je sens mon cœur battre violemment dans ma poitrine. S'il m'entend, je devrai faire demi-tour. La plus silencieuse possible, je tente de ne pas le perdre de vue, et pendant quelques minutes, je marche avec précaution. Je suis sidérée qu'il ne m'ait pas remarquée. Peut-être qu'il est trop concentré dans sa préparation, où que je suis soudainement devenue experte en espionnage. Il disparaît en tournant brusquement, et je presse le pas pour ne pas le perdre, mais me fige en ne trouvant plus aucune trace de lui. Il était pourtant là il y a une seconde. J'inspire lentement, comprenant qu'il m'a probablement entendue et a fui en quelques instants. Je secoue la tête, me sentant étrangement soulagée. C'était une idée stupide, et irrespectueuse, que je n'ai pas pensée assez, et il m'a débarrassée de la culpabilité rapidement. Ce n'est pas grave, je ne devais simplement pas voir...
Mais soudain, alors que j'ai déjà fait quelques mètres sur le chemin du retour - que j'ai mémorisé, ravie qu'il soit déjà un peu dessiné dans le sol -, j'entends un cliquetis derrière moi. Je me retourne, à l'affût. Le bruit recommence, et je reviens alors sur mes pas, me rendant compte qu'il provient de l'endroit que je viens de quitter. Et, lentement, le son métallique se fait plus net, et semble provenir d'un endroit caché par les arbres. En quelques pas, j'arrive à ce qui me semble être une grotte, camouflée par les feuilles et un rideau de lichen. Je lève la main pour écarter ce rideau, et me paralyse. Et si cela venait de Jake ? Il y a de grandes chances, je ne dois pas l'ignorer. En ravalant difficilement ma salive, le cœur battant à tout rompre, je rentre dans la grotte et avance dans la pénombre. Et après avoir avalé une grande bouffée d'air, je m'aventure à parler.
— Jake ? interpellé-je, la voix plus rauque que prévu.
Alors, j'arrive enfin à le voir. Debout face à la paroi de la grotte, les points serrés, il a pieds et mains liés par d'épaisses menottes et chaînes à la roche. Il respire durement, et je peux d'ici voir son torse nu luire de sueur. Il se retourne brusquement, alarmé, et ses yeux s'écarquillent lorsqu'il m'aperçoit. J'ai un léger mouvement de recul quand je vois que ses yeux, auparavant noirs, sont d'un jaune doré éclatant, des flammes dansant dans son regard. Il va se transformer, d'une minute à l'autre. Je ne pensais pas que ça allait aller si vite.
— Qu'est-ce que tu fais là ? hoquette-t-il dans un souffle étranglé.
— Désolée, je...
— Tu m'as suivi ?
— Oui, je voulais juste voir ce...
Il réprime un gémissement, la respiration haletante, et je vois ses muscles saillants se contracter. Alors, j'aperçois pour la première fois une cicatrice sur sa poitrine, rejoignant sa clavicule et son pectoral.
— Je voulais voir où tu allais, mais je pense que j'aurais pas dû.
— Va-t'en, grogne-t-il. Il faut que tu t'en ailles, je m'en fous que...
Il s'interrompt et cette fois ci, laisse échapper un juron en serrant les poings, pliés en deux. Il a mal. Ma gorge se noue, et je sens mes tempes battre sous l'adrénaline. Je suis complètement désarçonnée, les mains tremblantes et le ventre retourné.
— Heaven, sérieusement, sors de là, articule Jake avec difficulté.
— OK, OK, je...
Mais je ne bouge pas. Je suis complètement paralysée, clouée au sol par la panique, déchirée entre l'envie de m'enfuir et celle de rester ici. Car le voir se tordre ainsi de douleur, ça me se serre le cœur d'une manière que je ne saurais expliquer. Ma raison me hurle de m'enfuir, mais mon cœur à son tour me force à rester immobile. Je sens mes lèvres trembler et mes jambes suivre, comme si je ne contrôlais plus mon corps. Il faut que je fasse quelque chose. Que je bouge, que ce soit pour soutenir Jake ou pour partir en courant. Mais il faut absolument que je fasse quelque chose.
Et pourtant, je ne bouge toujours pas.
— Heaven, putain ! peste le loup-garou devant moi. Je vais te faire du mal !
Et il se tord d'un coup, hurlant alors que je vois son corps entier se crisper en un affreux bruit d'os brisés. Je sursaute, et ai un mouvement de recul instinctif. C'est bon, j'ai bougé. Maintenant, je dois m'en aller. C'est le mieux à faire.
Mais, alors que je fais un pas en arrière, sans quitter Jake des yeux, celui-ci frappe le mur en grognant de douleur, et je vois ses ongles prendre la forme de griffes acérées en faisant crisser la paroi de la grotte. Je plaque ma main sur ma bouche, réprimant un hoquet de choc, et sens ma vue se brouiller quand des poils apparaissent progressivement sur le visage à moitié caché de Jake, sur ses mains, ses bras... Alors que sa poitrine maintenant massive se soulève et se baisse avec force, j'aperçois deux dents aiguisées étinceler en blessant sa lèvre inférieure. Ma tête tourne, et mon cœur menace d'exploser tant il bat violemment. J'ai l'impression que si je fais un seul mouvement, je m'effondrerais.
Avec un râle profond, toujours haletant, Jake se retourne vers moi, et je manque de vaciller en croisant son regard brûlant, étincelant sur son visage déformé et parsemé de poils, peint d'une expression douloureuse et sauvage. C'est comme si ce n'était pas lui. Comme si une bête s'était emparé de son corps, et n'en avait laissé que des débris que je peine à retrouver. Jake est absent, je le vois, je le ressens. Je n'aurais pas dû. Je n'aurais pas dû le suivre, ni entrer, je n'aurais pas dû me laisser paralyser par le choc.
Alors que je recule de nouveau, précautionneusement par appréhension, Jake... le loup-garou pousse un grognement brutal, et a un violent mouvement vers moi, ce qui tend ses chaînes qui lui brûlent alors la peau. Il se débat, pour m'approcher, et je sens mon cœur bondir alors que je prends conscience qu'il va finir par y arriver. Poussée par l'adrénaline pulsant dans mes veines, je fais volte face et entreprends sérieusement de courir. Mais je suis interrompue par le bruit de la roche qui se fissure sous la pression des chaînes et la force surhumaine de Jake. Je pousse un cri instinctif, et me retourne sans m'arrêter. Alors, je suis ramenée en arrière avec violence, et poussée durement contre la paroi rocheuse. Ma tête frappe la roche, et, la respiration coupée, un cri étranglé s'échappe de ma gorge. Je sens ma vue se flouter, et finis par reprendre mes esprits quand la main de la bête qu'est devenue Jake agrippe mon cou avec fermeté. À quelques centimètres de mon visage, je vois dans ses yeux jaunes une férocité et une bestialité qui font frissonner mon échine. Son visage que je reconnais à peine se crispe, et il pose son autre main sur mon épaule. Je gémis, prise de panique, et tente de bouger pour me débattre, mais je suis alors traînée en un instant d'un autre côté de la grotte, me faisant presque tomber sous le choc. Je laisse échapper un sanglot de douleur, et la mâchoire de Jake se contracte. Alors qu'il accentue alors son emprise et presse durement sur mon larynx, je sens mes pieds quitter le sol et tremble de tout mon corps. Je sens mes tempes battre dans un horrible écho, et j'ai tellement de mal à respirer que je sens ma tête s'embrumer. Ma vue se brouille, alors que je sens les sanglots remonter dans ma gorge. Je ne sais pas pourquoi il met aussi longtemps, pourquoi il continue à simplement serrer, à frôler de ses griffes la peau de ma nuque, au lieu de se comporter comme une véritable bête sauvage. C'est comme si l'humain était encore un peu là, comme s'il luttait jusqu'au dernier instant.
— Jake... supplié-je, la voix étouffée.
Mais il ne me répond pas, et sur son visage rien ne change, il se contente de secouer la tête en me faisant de nouveau frapper la roche avec violence. Alors, je sens les larmes couler de mes yeux embués. Il n'a plus aucun contrôle sur lui, et si je ne le reconnais plus, il en va de soi que lui non plus. À cet instant, je ne suis plus qu'une proie sans défense. Et rien ne pourra l'arrêter. Petit à petit, il abandonnera toute humanité, et me tuera avec beaucoup plus violence qu'il n'en a déjà. Si je ne fais rien, je vais mourir. Alors je pousse un cri étranglé, et bats des jambes, des bras, tentant par tous les moyens de me défaire de son emprise qui ne faiblit pas. Je gémis de nouveau, et sanglote en me maudissant intérieurement de ne pas savoir me contrôler plus. Non, je ne peux pas mourir comme ça, pas par la faute de Jake, pas maintenant. Et si jamais il me tue, je n'ose qu'imaginer la culpabilité qu'il ressentira. Alors, c'est hors de question que je laisse ce satané loup-garou s'emparer de ma vie.
En contractant tous mes muscles, je serre les dents, et lutte encore. Sans plus hésiter, je m'agite brutalement, me laissant griffer le bras au passage et tordant mon poignet pour pouvoir pousser sa main. Puis, laissant s'échapper toute la force et l'espoir que je garde, je le pousse violemment en un coup sur ses épaules. Il n'a pas le temps de riposter, et fait un vol plané jusqu'à la paroi d'en face. Et, alors qu'il revient à la charge, je hurle, et le frappe de nouveau, l'envoyant contre le mur, sur lequel il s'écrase avant de retomber au sol avec un râle. J'étouffe un sanglot, et tousse avec difficulté en reprenant mon souffle. Et, en voyant que Jake ne bouge plus, je suis parcourue d'un tremblement incontrôlable, et détourne les yeux pour m'empresser de fuir. Je titube d'abord, affaiblie et peinant à respirer, puis accélère le pas et me mets à courir en arrivant dans la forêt. Je ne m'arrête pas, et cours le plus vite possible, le bras ensanglanté et le corps endolori, la gorge en feu et le visage inondé de larmes qui cessent peu à peu de jaillir. Pourquoi a-t-il fallu que d'un coup, j'arrête de réfléchir raisonnablement et suive un loup-garou un soir de pleine lune ? Pourquoi faut-il que je sois aussi débile, aussi atteinte, aussi irréfléchie et affreusement imprudente ? Si seulement j'avais pensé une seconde de plus au point auquel cette idée était idiote, si seulement ! Il m'a prévenue, il m'a donné le temps de m'enfuir, mais je n'ai pas bougé, trop faible pour repousser la peur et être intelligente. Peut-être que je l'ai mérité, ce qu'il vient de se passer, peut-être que ça m'apprendra. Si j'ai failli mourir, c'est parce que j'ai été abrutie. En songeant ainsi, je pousse un cri étranglé de rage et de frustration, énervée et à la fois complètement chamboulée.
Les rues sont presque vides, et il fait déjà nuit, la ville n'étant alors éclairée que par quelques lampadaires et la lune impressionnante d'éclat. En ralentissant sous l'épuisement, j'arrive à la maison de Zachariah, et monte les marches de l'escalier de pierre en tenant mon bras plein de sang. Le ventre retourné, et le cœur tiraillé par d'affreuses pulsations, je frappe à la porte et l'ouvre en repoussant les larmes qui remontent dans ma gorge. La première que je croise dans l'entrée est Joyce, qui pousse un petit cri en m'apercevant et me dévisage avant d'observer avec panique mon bras d'où coulent des gouttes de sang écarlate.
— Zac, Zac ! Viens, dépêche toi ! s'alarme la Kitsune.
En m'emmenant dans la cuisine, elle m'interroge, inquiète.
— Il t'est arrivé quoi ? On t'a attaquée ? C'était qui ?
— Je... Euh... dis-je d'une voix quasiment inaudible, ne sachant plus comment parler.
À cet instant, Zac débarque dans la pièce avec rapidité, et écarquille les yeux d'un air alerté, avant de reprendre son calme.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
Alors que Joyce nettoie ma blessure, Zac va chercher de quoi la désinfecter et m'interroge de nouveau.
— Des griffures, qui c'était ?
— Un loup-garou, déclaré-je d'une voix rauque.
— Quoi ? s'exclame Joyce. Mais...
Et soudain, une expression d'horreur peint son visage, et la même passe sur celui de Zac, avant qu'ils n'échangent un regard empli d'appréhension.
— C'était Jake ? fait Zac, la voix grave.
J'acquiesce lentement, retenant avec difficulté les larmes qui perlent à mes yeux.
— Tu l'as vu se transformer ?
Je baisse la tête en lâchant un sanglot, et dois rassembler toutes mes forces pour ne pas pleurer plus qu'un instant.
— Heaven... souffle Joyce, consternée. Pourquoi tu l'as suivi ?
Je lève les yeux vers elle, et secoue la tête sans pouvoir répondre. Je sens alors les doigts froids de Zac frôler mon cou, et je sursaute à son contact. Il fronce les sourcils.
— Il t'a étranglée ? Joyce, donne moi de la glace s'il te plaît. Et va chercher du cicatrisant dans mon bureau.
Elle s'exécute, et le guérisseur pose un pack de glace sur mon cou en s'asseyant sur une chaise près de moi. Je grimace, pas certaine que ça serve à grand chose, et évite le regard insistant de mon mentor.
— Tu peux nous expliquer, maintenant ? siffle-t-il alors que son ex petite-amie revient et pose un petit flacon sur la table.
Je déglutis, et hoche la tête, commençant peu à peu à me calmer.
— Je voulais... commencé-je d'une voix rauque. Je voulais voir où est-ce qu'il allait, juste vite fait pour comprendre comment il faisait.
— Sérieusement, Heaven ? Vraiment, tu pensais que c'était une bonne idée ?
— Joyce, sévit Zachariah.
— J'ai été conne, je l'ai vite compris ne t'inquiète pas, articulé-je en la regardant avec un frisson. Je ne pensais pas que la transformation était aussi rapide, et j'ai été complètement... figée. J'ai tout vu, et il m'a attaquée.
— Tu as fait comment pour t'échapper ? s'enquiert Joyce. Normalement, quand un loup-garou t'attaque...
— Je ne sais pas, je l'ai poussé de toutes mes forces, et j'ai eu de la chance.
Elle hausse les sourcils, et quand je pousse un long soupir pour me calmer, elle lâche un petit hoquet.
— Quoi ?
— Rien, tes yeux sont juste redevenus normaux.
J'entrouvre les lèvres, comprenant alors sa façon de me dévisager depuis que je suis entrée. Elle n'avait encore jamais vu mes yeux bleus.
— Tu as utilisé tes pouvoirs pour repousser Jake, et avec l'émotion en plus... explique Zac.
— Tu t'es protégée seule, souffle Joyce. C'est impressionnant.
Je la fixe, sans répondre.
— J'espère que je ne l'ai pas blessé... fais-je après un instant. Il ne bougeait plus quand je suis partie, si...
— Tu ne l'as pas tué, ni blessé gravement, me coupe Zac. Les loups-garous sont bien trop robustes pour se laisser vaincre à mains nues.
Joyce confirme d'un signe de la tête, et j'acquiesce en soufflant. Ils n'ont pas l'air inquiets pour Jake, alors je ne devrais pas l'être non plus. Je ferme les yeux, pour calmer les battements frénétiques de mon cœur, mais d'un coup, je les rouvre avec panique.
— Attendez, il m'a griffée, ça ne va rien me faire ?
— Non, non, soupire Zac. C'est seulement s'il te mord.
Je hoche la tête, et il marmonne en ouvrant le flacon près de lui. Il en verse un peu du contenu sur mes écorchures, plus profondes que je ne l'aurais pensé, et je fronce le nez en sentant un bref picotement.
— Avec ça, tu n'auras plus rien d'ici demain, fait-il.
— Merci.
— Maintenant, est-ce qu'on peut savoir ce qui t'a pris de suivre un loup-garou à la pleine lune alors que tu viens à peine de débarquer, Heaven ? lâche-t-il alors, soudainement plus sérieux.
Mes lèvres tremblent, et je soutiens son regard sans trouver quoi répondre. Il m'a soignée, voilà les reproches.
— Est-ce que tu te rends compte une seule seconde de ce qui aurait pu se passer ? insiste-t-il.
Je hoche la tête, frissonnante. Ses yeux s'animent d'agacement malgré lui.
— Je ne veux pas te brusquer, mais on dirait que tu n'as pas compris la leçon depuis la dernière fois avec la dryade, hein. Tu m'avais promis de ne plus jamais faire de connerie dans le genre. Alors dis moi pourquoi, pourquoi il a encore fallu que tu te mettes en danger volontairement ?
— Tu aurais pu mourir, intervient Joyce.
— Je sais ! réponds-je alors violemment. Je sais, vous pouvez pas savoir à quel point je m'en veux ! J'ai pas réfléchi, je...
— Il serait temps de réfléchir, dans ce cas, Heaven, peste alors Zac.
Je lève les yeux vers lui, et tremble légèrement face à la colère que je lis sur son visage. Il a été compréhensif pour que je me calme, mais à présent, il laisse exploser toute sa fureur.
— Je pensais que... bredouillé-je.
— Que quoi ? Tu pensais qu'il allait te reconnaître et gentiment venir frotter son museau contre toi ?
Je serre les dents en sentant des larmes remonter dans ma gorge. Je ne l'ai jamais vu ainsi, aussi froid et agressif. Mais je suis obligée d'encaisser ses réprimandes, parce qu'il a totalement raison. Il est méchant, mais je sais qu'il l'est par ma faute.
— Zac... hésite Joyce.
Il se retourne vers elle, qui lui fait signe de se détendre, et me voyant frémir, il secoue la tête et masse ses tempes.
— Désolé, j'y vais fort, c'est vrai, souffle-t-il en fermant les yeux. Mais je ne peux pas tout laisser passer.
— Je sais que j'ai merdé... fais-je d'une petite voix.
— Oui, heureusement, marmonne-t-il en accrochant enfin mon regard. Mais il va vraiment falloir que tu comprennes que tu ne peux pas te mettre en danger dès que l'occasion se présente, bordel. J'ai la mission de te protéger, ne me rends pas le travail plus dur qu'il ne l'est déjà. Tu es une fille intelligente, alors fais des efforts. Tu n'es pas une enfant, et je ne suis pas là pour te couver.
Je hoche la tête en silence. Il soupire de nouveau en se levant.
— Alors prends un moment pour réfléchir à ce que tu nous fais subir, s'il te plaît.
Il quitte la pièce sur ces mots, et je lâche un râle étranglé en posant le front sur la table froide.
— Laisse le se calmer, il t'en voudra pas longtemps, déclare alors Joyce d'une voix douce.
Je l'entends passer devant moi, et elle tapote mon épaule avant de partir elle aussi de la cuisine. Je relève alors la tête et l'enferme entre mes mains en retenant un sanglot. J'ai fait la pire erreur possible, ce soir. J'ai complètement déconné. Et je ne pensais même pas à ce que ça pourrait causer. Zac a raison, il faut vraiment que je me rende compte de ce dans quoi je suis embarquée. J'ai l'impression de tout faire de travers... Tout va trop vite, tout est trop irréel, trop brusque, trop inhabituel. Je ne sais plus comment réfléchir, je ne sais plus comment penser dans un monde pareil. Je n'arrive plus à être moi-même, et je laisse toute la situation me contrôler sans pouvoir raisonner. Combien de temps me faudra-t-il pour m'habituer à cette vie, bon sang ?
La tête embrumée, je sors de la pièce pour rejoindre la salle de bains. Je suis épuisée.
En me déshabillant, je risque un regard vers mon reflet, et frissonne. On voit encore une légère trace sur mon cou, et lorsque je me retourne pour voir l'état de mon dos qui me fait un mal de chien, je réprime un souffle de stupéfaction. Sur mes omoplates et ma colonne vertébrale, s'étendent quelques ecchymoses et éraflures dues aux chocs répétés contre la roche. Il m'a vraiment fait mal... Je secoue la tête, et entre dans la douche en enclenchant directement l'écoulement de l'eau brûlante, qui dégourdit mon corps crispé et endolori. Je m'adosse à la vitre en gardant mon bras blessé hors de l'eau, et garde les yeux dans le vague pendant quelques instants, ne pouvant sortir de ma tête son visage transformé, son regard bestial. Mes battements de cœur sont encore très rapides, et je peine à garder une respiration parfaitement contrôlée. Il va me falloir du temps pour oublier cette histoire, et pour accepter la haine que je ressens contre moi-même à cet instant. Il est hors de question que je me comporte de manière aussi inconsciente une nouvelle fois. Hors de question.
Après avoir terminé de me laver avec précaution, je gagne ma chambre, et enfile mon pyjama avant de me laisser tomber sur le lit, à bout de forces. Je laisse mon ordinateur près de moi, et me glisse sous les draps après un rapide coup d'œil à la fenêtre laissant percer la lumière de la lune scintillant dans le ciel étoilé. Je ne lutte pas longtemps avant d'enfoncer ma tête dans l'oreiller moelleux, et ramène la couette jusqu'à mon cou avec un frisson. Voulant arrêter de penser absolument, je me tourne pour fixer la nuit, et sens après quelques minutes mes paupières se fermer doucement, laissant mon esprit sombrer.
J'ai échappé à une mort certaine ce soir. J'ai échappé à une mort sous les mains de Jake.
Lorsque j'ouvre les yeux, le ciel est à peine éclairé par l'aube. Je m'assieds lentement sur le lit, perturbée par la nuit étrangement calme que je viens de passer. J'aurais cru cauchemarder, me réveiller, mais rien. Peut-être que c'est le choc qui a tout bloqué. Ma première pensée est sans surprise pour Jake, et je soupire en me levant. En avançant prudemment dehors, je n'entends qu'un lourd silence. Après un tour aux toilettes, je tourne vers un petit escalier juste à côté, que j'ai aperçu dès mon arrivée et qui apparemment permet l'accès au toit de la maison. Je grimpe les marches, et ouvre la porte qui donne en effet directement sur le toit, plat et parsemé de plantes, de fleurs et de mousse. J'ébauche un sourire face au paysage, et rejoins le bout en frôlant une table de jardin en bois, sentant la rosée du matin sous mes pieds nus. Il y a une brise fraîche et calme, qui caresse doucement ma peau et me fait frissonner lorsque je m'assieds au bout du toit, laissant pendre mes jambes dans le vide, au-dessus de l'escalier de l'entrée. En lâchant un soupir, je contemple l'horizon, le ciel qui affiche un tableau magnifique au-dessus de la ville et de la forêt, qui s'étendent à perte de vue. C'est un paysage absolument apaisant, et je me surprends à enfin respirer. Comme au lycée, perchée sur ce toit je peux oublier, ne plus penser. Et pendant un instant, je songe avec nostalgie au fait que je n'ai pas utilisé mon don de télépathie depuis presque une semaine, et un sentiment étrange s'empare de moi. Ici, j'oublie littéralement la première chose qui a fait de moi une Silencieuse de Sang Pur, c'est paradoxal, et presque... triste.
Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, une vingtaine de minutes, peut-être le double. Et soudain, j'entends un bâillement masculin derrière moi, et sursaute en me retournant. C'est Zac, qui m'adresse un léger sourire en me rejoignant.
— J'ai vu que ta chambre était ouverte et vide, je me suis douté que tu serais montée.
— Tu avais raison.
— Comment ça va ? s'enquiert-il en s'asseyant prestement à côté de moi.
Je hausse les épaules.
— Ça peut aller. Au moins, mon bras est presque complètement cicatrisé, ajouté-je en montrant celui-ci.
J'ai remarqué ça tout à l'heure. Là où il y avait hier profondes griffures, ne se trouvent que des fines égratignures rouges. Zac sourit d'un air angélique, et je le trouve à cet instant encore plus beau que d'habitude. Avec une telle dégaine matinale, sous le soleil levant, les cheveux ébouriffés et l'expression détendue, il paraît plus jeune.
— Je suis désolé de m'être emporté, tout à l'heure, déclare-t-il en penchant la tête.
Je baisse les yeux, un peu embarrassée. Il poursuit en soupirant.
— Mais tu dois comprendre que... ça me fait peur, tout ça. Ça me fait peur de devoir m'occuper de toi. J'en suis honoré, tu le sais, mais je dois assurer ta protection et ta survie, et si tu me rends la tâche encore plus difficile en me faisant des frayeurs tous les jours, je... je ne le supporterai pas.
Je hoche la tête en arrimant mes yeux aux siens.
— Je te protégerai de ma vie s'il le faut, mais je t'en supplie, ne m'y oblige pas, rit alors mon mentor.
Je souris et il frotte doucement mon dos. Je le considère sans un mot, le cœur battant.
— J'ai... commencé-je avec hésitation. J'ai encore du mal à m'y faire, à tout ça. J'essaie, mais... j'ai l'impression de ne plus être moi-même, de ne plus avoir rien à quoi m'accrocher de rationnel. Je ne me reconnais pas.
J'essuie d'un mouvement de la main les larmes qui perlent au coin de mes yeux, et pousse un long soupir.
— Je suis vraiment désolée, Zac. Ces conneries, c'est pas moi, je te jure. C'est...
— Je sais, me coupe-t-il. J'imagine parfaitement ce que tu vis. Mais il faut que tu lâches prise. Tu ne te reconnais pas, c'est parce que tu restes accrochée à l'identité que tu t'étais créée. Mais la fille que tu es maintenant, c'est elle qui compte. Et crois moi, dans quelques semaines, tu te sentiras plus toi-même que jamais.
Ses mots font parcourir un frisson sur mon échine, et j'acquiesce lentement, avant de regarder l'horizon de nouveau. Lâcher prise... Peut-être qu'il faut que je le fasse, c'est vrai.
— Merci beaucoup, pour toute ton aide, soufflé-je alors.
— Il n'y a pas de quoi, c'est normal. Heureusement que je le fais d'ailleurs, j'aurais reçu les foudres de ta mère sinon.
J'esquisse un sourire amusé.
— Elle est comment ? Enfin, elle était comment, avant ?
— Pleine de bonté, d'amour et de courage. Et très têtue. Je pense que tu es un peu comme elle, mais tu auras tout le temps de le découvrir.
— Si j'arrive à la sortir des limbes.
— Ça, c'est un problème qu'on réglera. Je suis persuadé que si elle a dit que tu pourrais le faire, c'est que c'est la vérité.
Son ton soudainement sérieux et assuré me surprend, et je détourne le regard. Trop de questions se bousculent dans ma tête, mais une seule se formule alors qu'elle ressurgit.
— Zac, ma mère m'a dit qu'elle avait été enlevée vers mon âge, et qu'elle avait été retenue dans la pièce de mon rêve. Tu sais quelque chose à propos de ça ?
Un éclair passe dans les yeux bleus du Changeur, et son expression change le temps d'un instant. Il sait quelque chose.
— Non, rien, désolé, répond-il d'une voix rauque.
Il ment, j'en suis persuadée. C'est absolument impossible qu'il ne sache rien sur l'enlèvement d'une de ses meilleures amies. Impossible. Alors pourquoi ?
— Mais... commencé-je.
Je m'interromps alors soudainement. J'ai aperçu une silhouette sortir de la forêt puis disparaître et en me concentrant, j'entends des pas irréguliers se rapprocher.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— J'ai juste...
Puis la silhouette réapparaît, dans la rue principale éclairée par le soleil maintenant levé. Et là, mes soupçons se confirment, et je reconnais Jake. Un frisson me parcourt l'échine, et je me tourne vers Zac, qui vient de comprendre.
— Je vais le chercher, lance-t-il en acquiesçant vivement.
Et d'un coup, sous mon regard ébahi, il saute du toit sans aucune hésitation, et atterrit agilement plusieurs mètres plus bas, près de l'escalier. Je déglutis, et l'observe s'étirer avant de courir en direction de Jake, titubant jusqu'à lui. Je ne le quitte pas des yeux, sans bouger, tremblant de mon long. Je meurs d'envie de le rejoindre aussi, de m'excuser et de le serrer dans mes bras, mais je suis paralysée, encore une fois, paralysée par l'appréhension et l'émotion qui me retourne le ventre quand je repense à son apparence de bête, au contact brutal de ses mains sur mon cou, à son regard transperçant de cruauté.
Zac ramène bientôt Jake jusqu'à la maison, et je me lève et recule pour ne pas être vue, fixant le visage crispé de Jake, peint d'une expression troublée que je ne lui connais pas. Mon cœur se serre face à un tel air perdu et impuissant, et je secoue la tête en sentant ma gorge se nouer. Je détourne les yeux, et en entendant la porte d'entrée se fermer, je recule et décide de descendre du toit. Alors je retourne à l'étage, le cœur battant, les mains tremblantes. Après un rapide tour dans ma chambre pour m'habiller, je me retrouve sur le palier. Et avant de descendre l'escalier menant au rez-de-chaussée, je prends une profonde inspiration, et serre les poings. Tout va bien se passer.
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J'espère que ce chapitre vous a plu !
Pour que vous ayez un ordre d'idées, ce chapitre correspond au chapitre 19 de la première version, voilà !
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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