Partie I : Morana
"Pour qu'un château de cartes s'écroule, il suffit d'en retirer une seule."
Dominique Muller, Les Filles prodigues
Isaak Denissov travaillait au Café Pushkin depuis une dizaine d'années. Il était serveur professionnel et n'avait pas toujours œuvré dans cet antre. Cependant, se faire engager dans ce lieu avait été le point culminant de sa carrière. Il adorait aussi bien le lieu que les clients. La Pharmacie, la Salle de Cheminée, l'Entresol, la Terrasse, la Serre, la Cave : autant de pièces qui dégageaient leur propre magie. Seulement, celle qui envoûtait particulièrement Isaak, était la Bibliothèque.
Il y aimait tout. Les murs blancs aux multiples moulures, le parquet aux tons hétéroclites, les bibliothèques en bois foncé remplies de livres vieillis par le temps et les Hommes, les tables aux nappes vertes soigneusement dressées. Tout était à sa place, et tout demeurait. Cela avait quelque chose de familier et de rassurant.
Aujourd'hui, la Russie venait officiellement d'entrer dans l'hiver. Les températures étaient basses, à tel point que la neige tombait à gros flocons. Son épais manteau était souillé par la pollution et les traces des voitures, faisant tourner le blanc au marron peu engageant. Le décor extérieur n'était pas digne d'un Conte de Fées. C'est pourquoi l'intérieur du Café Pushkin émerveillait : il était en parfait contraste avec la réalité.
À chaque début de saison, une cliente particulière venait au Café. Tous les jours, à la même heure, à la même table, elle commandait la même chose. Et à chaque fois, Isaak la servait avec zèle, un petit mot gentil aux lèvres. Elle se plaçait dans un coin de la Bibliothèque, près de la fenêtre, regardant la vie du dehors.
Le serveur ajusta son veston en velours bordeaux et poussa avec délicatesse le chariot. Dessus, on trouvait un chocolat liégeois, des gâteaux au miel avec de la confiture de Physalis ainsi que des œufs Bénédictines. Le tout pour la modique somme de 1295 roubles. Cela pouvait paraître assez copieux, mais la cliente mangeait toujours tout jusqu'à la dernière miette.
« Madame Morana, voici votre commande. J'espère que vous l'apprécierez, annonça Isaak.
- Merci bien... »
À chaque fois, elle laissait 200 roubles de pourboire. Cela méritait bien un traitement de faveur. Avec ça, Isaak arrondissait nettement ses fins de mois, quoiqu'au Café le salaire soit honnête.
Pendant quelques instants, il détailla la vieille femme. Les yeux bleus délavés de cette dernière regardaient dans le vide. Elle semblait contempler une scène invisible aux simples mortels. Ses fenêtres sur son âme étaient les deux seules choses que le serveur arrivait véritablement à retenir de ses traits. Ses longs cheveux gris et blancs n'avaient plus la vigueur caractéristique de leur jeunesse. Madame Morana les avait coiffés en chignon bas et légèrement défait, lui-même normalement caché par un chapeau gris anthracite à plumes. Ses vêtements de qualité soulignaient sa taille fine — voire maigre. Ils semblaient sortir d'une autre époque : elle se fondait parfaitement dans le décor. Sa robe longue, épaisse de plusieurs couches, était brodée de flocons d'argent. Les piqûres avaient dû être réalisées minutieusement sur le brocart perle. Elle avait posé soigneusement sa cape sur le dossier de sa chaise. Non, vraiment, elle pouvait paraître très étrange. Mais elle était acceptée avec chaleur au Café Pushkin.
Alors qu'il s'apprêtait à repartir pour traiter une autre commande, Isaak fut interrompu par la voix grêle de la vieille femme :
« Dites-moi, Isaak... Que feriez-vous si vous pouviez faire tout ce que vous voulez ?
– Pardon ? »
D'habitude, Madame Morana ne parlait pas. Elle restait murée dans le silence, excepté pour les politesses d'usage. Enfin, le serveur ne se formalisa pas de ce changement : c'était sans doute la mélancolie. Il imaginait très bien que cette femme d'un certain âge devait ressentir une certaine tristesse en voyant les ans passer. Chaque année, elle arrivait au Café au début de l'hiver puis repartait lorsque le beau temps revenait. À part ça, Isaak ne savait strictement rien d'elle.
« Je vous demande, que feriez-vous si vous pouviez faire tout ce que vous vouliez ? réitéra la cliente d'un ton patient.
– Je... »
Le serveur faillit laisser s'échapper de sa bouche les premiers mots qui lui venaient à l'esprit. Seulement, il se ravisa : en fonction de sa réponse, il aurait peut-être un petit supplément. Isaak n'était avide, il ne crachait juste pas sur quelques sous en plus. C'est pourquoi il réfléchit quelques secondes.
« "Tout"... Dans quelle limite, Madame Morana ?
- Lorsque je dis "tout", c'est "tout". C'est pouvoir voler, manipuler le temps à sa guise, créer la vie, provoquer la mort... Faire que l'Hiver soit éternel dans le cœur des hommes... N'importe quoi selon vos désirs. Du plus pur au plus inavouable. »
Isaak se tut pendant quelques instants, décortiquant plutôt sérieusement les étranges paroles de la vieille femme. Il ne savait que choisir : être honnête ou bien répondre en accord avec le politiquement correct. Bien entendu, il choisit la seconde option : c'était ce qu'on avait toujours attendu de lui après tout. Il avait passé sa vie à entrer dans le moule. À servir ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et à écraser ceux qui avaient le malheur de tomber. Et cela, tout en réprimant ses pulsions qui auraient pu le faire sortir de cette « normalité ».
« Je ferai en sorte que les maladies soient éradiquées de la planète. Beaucoup trop de gens meurent à cause de ça ! annonça-t-il d'un air déterminé. »
Un mince sourire se forma sur les lèvres de Madame Morana.
« Et vous ne pensez pas que les maladies sont utiles ?
- Elles déchirent les familles et rendent les gens malheureux, je ne vois pas en quoi elles le seraient, rétorqua le serveur, surpris.
- Eh bien, continua Morana tout en reportant son attention sur le dehors, les maladies ont une utilité : elles régulent la population. Si elles n'étaient plus là, imaginez le nombre d'Humains qu'il y aurait sur Terre. Déjà que nous vivons à crédit sur les ressources de cette dernière... Bien sûr, l'Homme vivrait plus longtemps... Qui sait : peut-être même éternellement ?
- Et je ne vois pas où est le problème : cela doit être une expérience très enrichissante d'être immortel.
- Bien sûr, cela a ses avantages, mais si cela se produit, les gens ne devront plus avoir d'enfants... Eh bien oui : si personne ne mourait, il n'y aurait plus aucune génération à renouveler. Plus de nouveaux esprits. Plus de jeunes... ça, pour moi, ce serait la mort de l'Humanité, conclut la vieille dame en portant son chocolat à ses lèvres. »
Décidément, cette conversation était de plus en plus étrange. Tout comme les paroles de la vieille dame d'ailleurs. Une étrange sensation commençait à envahir l'être du serveur. Il avait, progressivement, une envie de tout dire : il se sentait très à l'aise et voulait être totalement honnête avec elle. Comme elle l'avait été avec lui. C'était en complète contradiction avec l'état d'esprit dans lequel il était précédemment
Madame Morana plongea soudainement ses deux iris pâles dans celle d'Isaak.
« Alors... Dis-moi ce que tu veux que je te donne.
- Je veux vivre longtemps... Très longtemps... murmura le serveur comme si ce qu'il disait était répréhensible. »
Un silence s'installa.
« C'est fait. J'ai rallongé votre vie de 77 ans. Après ce temps, vous aurez juste à m'appeler... Je viendrai. Content ? »
Madame Morana était très sérieuse. Tant et si bien que l'employé finit par éclater d'un rire gêné. Cette situation était tellement spéciale que c'était bien la seule chose à faire. Malgré la générosité du pourboire, la prochaine fois, il demanderait à un de ses collègues de s'occuper de cette femme. C'est pourquoi il lança :
« Il va falloir que je vous laisse... J'ai du travail... »
Il tenta de s'éloigner lorsque la vieille dame lui attrapa le bras. Sa poigne étant de fer, Isaak n'arriva pas à s'en détacher. Cette histoire l'inquiétait de plus en plus. Son visage se crispa. Une angoisse sourde montait en lui. L'atmosphère avait changé. Le temps s'était encore assombri. La neige tombait de plus en plus fort et la température avait chuté à tel point que du givre se formait sur les vitres. Ils étaient maintenant seuls dans la pièce. L'instant d'avant, Isaak était sûr qu'on y trouvait trois autres personnes en plus d'eux.
L'apparence de Morana semblait plus effrayante que tout à l'heure. Elle dégageait une aura qui donnait envie de prendre ses jambes à son cou. Ses yeux étaient presque blancs. Seul le contour de l'iris était noir. Ce qui donnait un air anormal à son regard. Cela illuminait son visage tout en plus donnant une teinte plus sombre.
« Mais ce que tu m'as demandé à un prix, ricana-t-elle d'une voix rauque, sans âge. Regarde... »
Et elle pointa du doigt — à travers la fine pellicule de glace, une petite scène qui se jouait dehors. Isaak ne put s'empêcher de fixer le drame qui se déroulait dehors, dans la neige. Une petite fille gisait sur le sol. Quelques personnes s'étaient regroupées autour d'elle et pourtant, le serveur du Café Pushkin la voyait très clairement. Ce qui semblait être sa mère la tenait dans ses bras en la secouant légèrement. La tempête avait redoublé et les flocons commençaient à s'accumuler de manière dangereuse.
La peau de la fillette était d'une blancheur bleutée. Ses cheveux noirs semblaient gelés et Isaak sentait que ses yeux ne reflétaient plus le monde qui l'entourait. On avait l'impression qu'elle avait gelé sur place. Figée à jamais, la bouche entre-ouverte, la surprise et la douleur peintes sur le visage.
« Je te l'avais dit, non ? Amener l'Hiver dans le cœur des Hommes... C'est mon métier...
- Mais qu'est-ce que... bégaya le serveur.
– Oh ? Tu n'as toujours pas compris ? J'ai exaucé ton souhait... Si tu le désires, tu vivras éternellement. Il y a une balance en ce monde. Un Humain ne peut vivre éternellement... Ou il y a un prix. Et le mien est le suivant : je prends le temps qui lui reste à vivre à une certaine personne... Puis je la donne à l'Avide qui ne comprend pas que c'est la vie de mourir. Autre question ?
- C'est quoi c't'histoire ?! s'exclama Isaak tout en cherchant sur lui son téléphone qui était en réalité au vestiaire. »
Il arriva enfin à se dégager de l'étreinte irréelle de la vieille femme, qui ne força pas plus. Il se précipita vers la vitre, bousculant la desserte sans plus s'en soucier. Le serveur avait du mal à gérer cette situation d'une manière normale. Plus ça allait, plus il avait l'impression qu'une présence glaciale s'insinuait dans son esprit pour le tourmenter. Elle lui faisait accepter, petit à petit, une réalité qui n'était pas la sienne.
Le serveur voyait les gens s'agiter à l'extérieur, cherchant à ranimer la fillette tout en hésitant à la déplacer. Alors que l'instant d'avant, il avait voulu paniquer et trouver cela horrible, comme on lui demandait, là, il s'en moquait. Il était comme dans un film. Derrière l'écran. Et ce n'était pas suffisamment bien mis en scène pour le toucher.
Il fixa pendant ce qui lui sembla être des heures la scène. Tout passait au ralenti. Il ne revint à la réalité que lorsqu'il sentit une main sur son épaule. En pensant qu'il s'agissait de Madame Morana, il se dégagea violemment.
« Eh ! Qu'est-ce qui te prend, Isaak ? Dépêche-toi ! Y'a du boulot ! le gronda un des serveurs.
– Mais enfin, tu ne vois pas que...
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a dehors ?... Oh merde, répondit l'autre en distinguant ce qui se passait. Faut faire quelque chose ! »
Et sur ce, il partit d'un pas rapide vers la réception.
Dans le Café Pushkin, un vent d'hiver soufflait et une vieille dame avait disparu.
Et la vie d'Isaak ne fut plus jamais la même. Mais était-ce maintenant vraiment une vie ?
Image par Ivana Rezek.
Partie publiée le 20/11/2016.
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