XI-De l'art de boire en cachette

Diane était retournée à la demeure des Beaumont avec les femmes dans l'intention de prendre le thé dans le boudoir de Cassandra. Aucun homme ne les dérangerait dans cette pièce, ce qui avait bien évidemment convaincu la jeune femme. Elle n'aimait pas particulièrement ce breuvage, mais il y aurait forcément des gâteaux sur lesquels se passer les nerfs, ainsi qu'une compagnie agréable... et surtout, respectueuse.

Elle monta dans sa chambre pour se changer : ses pantalons ne convenaient guère à l'occasion. Elle choisit une robe blanche d'une pureté virginale avec tous ses volants et sa fine dentelle aux motifs complexes.

Tout en s'activant, Anna n'étant pas reparue - après tout, elle lui avait dit qu'elle ne serait probablement pas de retour avant le soir, et il n'était que cinq heures -, elle tâcha d'écarter Laszlo de ses pensées. C'était peine perdue, toutefois : elle se reprochait son geste, mais ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir pour sa réaction démesurément violente. Elle savait qu'il était dangereux et devait par conséquent cesser de jouer avec le feu. Elle ne serait pas capable de lui tenir tête et s'en rendait bien compte, mais c'était son seul moyen de faire face. Pendant tout ce temps, elle avait cru qu'elle était devenue forte physiquement, et continuait donc d'agir comme si c'était effectivement le cas, par automatisme.

Elle se corrigea : elle était bel et bien puissante et agile. Le baron, toutefois, était d'une tout autre trempe, et elle ne lui parvenait pas à la cheville. Si elle ne voulait pas qu'il lui fît de mal, elle devrait donc faire profil bas.

Diane descendit, résolue à l'ignorer et à songer à autre chose. Dans six jours, elle recouvrerait la liberté. Elle devait simplement faire en sorte de rester à proximité de personnes fiables en la présence de ce détraqué capable de lever la main sur une femme sans état d'âme. Même si elle avait porté le premier coup, elle devinait que les siens seraient autrement plus douloureux... Un coin de table suffisait parfois, se rappela-t-elle avec amertume.

— Ah, Diane, vous voilà ! Nous vous attendions, annonça chaleureusement Cassandra avant de s'adresser à la cantonade. Allons-y, voulez-vous ?

Le groupe se rendit au boudoir dans une joyeuse cohue. Iris, Hortense et Héphasie discutaient ensemble à l'arrière, et l'archère se joignit à elle dans le but de leur demander une entrevue, plus tard, pour mettre au point un plan. Ses amies l'aideraient sans réfléchir, elle le savait.

— Rendez-vous à la bibliothèque après le dîner, ou à minuit si jamais il y a quelqu'un.

Iris la pressa de questions, mais elle ne desserra pas la bouche davantage. Leurs deux autres compagnes la dévisagèrent sans un mot, à la fois inquiètes et curieuses.

— Entrez et installez-vous à votre aise, mesdames, les invita Cassandra en s'arrêtant devant une porte qu'elle avait ouverte.

Leur entrée dans le boudoir mit fin - temporairement, du moins - à l'interrogatoire de Diane. L'endroit était horriblement féminin : tout rose et lilas, des couleurs que l'archère n'aimait pas particulièrement. Toutefois, les grandes fenêtres étaient bien exposées et la lumière coulait à flots dans la pièce, lui conférant une atmosphère chaleureuse indéniable. Un piano droit brun tranchait avec le mobilier, si délicat et pastel. En le découvrant, elle échangea aussitôt un regard complice avec Héphasie, qui se faisait toujours une joie de l'aider à forcer Hortense à leur révéler ses talents. C'était devenu pour elles une habitude à chaque fois qu'elles se trouvaient en présence de cet instrument, tout simplement car elles aimaient entendre leur amie jouer. Iris, quant à elle, endormait la méfiance de la jeune virtuose en parlant sans cesse, comme à son habitude. On pouvait compter sur elle pour enterrer tous les soupçons avec sa joie communicative.

Une collation et du thé étaient déjà sur la petite table basse blanche, entourée de confortables bergères aux motifs fleuris sur lesquelles les invitées et leur hôtesse s'assirent. La conversation alla bon train, mais Diane ne put s'empêcher de repenser aux événements de l'après-midi. Le dîner sonnerait l'heure de la confrontation et elle hésitait à se faire porter pâle. Mais abandonner sans combattre n'était pas une option : elle ne ferait pas à Laszlo le plaisir de se défiler. Il lui restait encore trop de fierté, celle-ci représentant depuis toujours un solide point d'ancrage pour elle.

Une ombre inattendue cacha soudain le soleil à l'archère. Elle se retourna pour chercher la source de ce désagrément et tomba des nues en découvrant le baron. Elle sursauta violemment avant de l'invectiver :

— Que faites-vous ici ? Il s'agit d'un boudoir !

— Oh, vraiment ? fit-il mine de s'étonner en appuyant les mains sur les bras du fauteuil pour la surplomber de toute sa hauteur. Je ne l'aurais jamais cru. Cet endroit a tout d'un petit salon. Puis-je me joindre à vous ?

Il adressa ces derniers mots à Cassandra, qui écarta l'air d'un geste.

— Cela n'a pas d'importance, ne vous en faites pas. Je vous en prie, installez-vous. Je crains qu'il n'y ait plus guère de place, en revanche. Dois-je faire mander une chaise ?

— Ce ne sera pas nécessaire, déclina-t-il d'un mouvement élégant de la tête. Je pense que nous pourrons loger à deux sans problème dans cette bergère, n'est-ce pas, mademoiselle Diane ? Elle me semble plutôt large.

L'envie d'assener un nouveau coup dans les bijoux de famille de ce cuistre l'assaillit. Quel culot il possédait ! Elle qui se croyait à l'abri dans ce sanctuaire féminin se retrouvait à présent entièrement à sa merci, sans espoir de lui échapper. Et collée à lui, au surplus... Le scénario était vraiment idéal, songea-t-elle, non sans ironie.

Il s'installa sans exprimer la moindre gêne, et s'étala même plus que de raison, la forçant à se coller à l'accoudoir pour éviter de toucher sa jambe de la sienne. Tous les muscles tendus, Diane s'apprêta à passer la plus longue heure de sa vie. Cette position l'agaçait déjà, mais elle préférait souffrir d'inconfort plutôt que de frôler ne serait-ce qu'un cheveu blond de l'insupportable baron.

On parla vite de chiffons et de tissus, ce qui fit secrètement jubiler la jeune femme : s'il ne s'agissait pas d'un sujet qu'elle prisait, elle devinait qu'il en allait de même pour Laszlo. Toutefois, elle fut désagréablement surprise de voir qu'il se mêlait à la conversation avec aisance, montrant des connaissances étonnantes sur ce sujet, et plus particulièrement sur la mode en vigueur, même au-delà de leurs frontières. Sa tasse de thé à la main, l'archère se contentait d'écouter en attendant que son supplice s'achevât. Elle ne toucha même pas aux gâteaux sur lesquels elle avait prévu de se défouler : avec la raison même de sa mauvaise humeur à côté d'elle, elle avait perdu l'appétit.

Quand tous se tournèrent vers Hortense qui raconta comment elle était parvenue à gagner le tournoi de tir malgré la solide concurrence, transformant encore une fois une maladresse en chance redoutable, le baron se pencha vers Diane. Il sortit une flasque de sa veste et la dissimula en la plaçant entre eux. Il la leva dans sa direction, une interrogation dans le regard.

« Il me demande si je veux de l'alcool ? », s'interrogea-t-elle, interloquée. Il avait une manière toute personnelle de prendre le thé, visiblement. La jeune femme porta de nouveau le regard sur sa tasse. Le breuvage insipide ne la tentait guère : il lui donnait simplement une contenance. Et pourquoi pas, après tout ? Cela ne l'engageait à rien.

— C'est ma manière de me faire pardonner, lui murmura-t-il. Je me rappelle que vous m'avez dit aimer les goûts francs.

Elle hocha la tête, étonnée qu'il se souvînt de cette information. Elle tendit vers lui sa soucoupe, et il la servit généreusement, avant d'en faire autant pour lui-même. Il rangea le récipient sans se faire surprendre et ils portèrent ensemble leur tasse à leurs lèvres. Le mélange avait un goût unique, mais pas désagréable, et lui réchauffait la gorge. Le niveau baissa bien plus rapidement.

Diane sentit sur elle le regard de Laszlo. Elle hésita avant de se tourner vers lui, mais elle était curieuse de savoir pourquoi il la dévisageait ainsi, et ne résista pas à la tentation plus longtemps. Il avait les yeux de cette couleur grise où couvait l'orage, celle qu'ils avaient quand il lui avait demandé s'il pouvait l'embrasser. Elle frémit, à la fois intimidée, et peut-être un peu... curieuse ? Elle prit une grande inspiration pour calmer les battements de son cœur.

— À propos de... tout à l'heure, commença le baron, toujours en chuchotant.

L'archère baissa aussitôt la tête, gênée par le tour que prenait la conversation. Elle eut préféré qu'il se tût. Comme s'il en avait conscience, il parla lentement, avec une réserve inhabituelle :

— Je suis vraiment désolé. Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Elle s'immobilisa complètement, dans l'expectative.

— Je pensais à une autre... sorte de vengeance.

À ces mots, elle se redressa pour observer l'expression de son interlocuteur, ne comprenant pas bien où il voulait en venir. Il s'approcha un peu plus d'elle, si bien qu'il frôlait son oreille quand il lui expliqua :

— Je rêvais de vous donner une fessée.

Diane sursauta sous le coup de la surprise, les joues en feu.

— C'est mille fois pire ! s'insurgea-t-elle en se représentant pareille humiliation.

C'était une manière infâme d'infantiliser et de soumettre. Et il s'agissait également d'une violence physique injustifiable.

— Je crois que nous n'avons pas la même image en tête, insinua Laszlo.

— Une fessée est une fessée, répliqua-t-elle. Je ne vois pas en quoi notre vision de la chose pourrait diverger. Enfin, me direz-vous, c'est normal, puisque nous ne serions pas dans la même posture.

Elle ajouta ces derniers mots d'une voix pleine d'amertume. Comment pourrait-il comprendre son point de vue, puisqu'il s'imaginait infligeant cette punition, et non la subissant ?

Il glissa discrètement sa main sur la sienne, les dissimulant à l'aide des jupes de la jeune femme.

— Je ne songeais pas à quelque chose de fort et de douloureux, mais plutôt à quelque chose... d'excitant. À la fois doux, lent et interdit. Érotique, ajouta-t-il en la caressant avec son pouce pour illustrer son propos.

Elle haleta, écœurée et choquée par sa révélation, mais sans doute aussi un peu... curieuse. Ce genre de traitement suscitait-il vraiment du plaisir ? Elle avait peine à le croire, et pourtant, des images du baron effleurant sa croupe aussi délicatement qu'il le faisait avec sa main en cet instant l'assaillirent, tentantes. En se rappelant la manière dont il avait affolé ses sens simplement en léchant son poignet à travers son gant, elle se dit qu'il était sans doute capable de réaliser un tel exploit, et s'inquiéta de sa soudaine envie d'expérimenter cette possibilité...

— Je vois que cela vous tente autant que moi, ma belle, déclara Laszlo d'une voix enrouée par le désir.

Diane s'efforça de déglutir, puis nia de son ton le plus froid :

— Vous avez tort. Cela me dégoûte.

Ses doigts aventureux remontèrent sur son poignet, là où se trouvait son pouls qui battait frénétiquement. Il lui sourit d'un air entendu.

— Oh ? Vraiment ? fit-il en haussant un sourcil.

Elle se dégagea brusquement, même si elle se rendait compte que sa conduite était vaine et puérile. Il lisait en elle comme dans un livre ouvert, et elle détestait cela. Le baron décida de faire jouer son avantage en s'approchant encore de son oreille pour y glisser ces mots :

— Si jamais vous vous montrez encore violente ou irrespectueuse avec moi, mon cœur, je vous promets de vous punir de cette manière dont nous rêvons tous deux...

Sa voix râpeuse et son souffle tout près d'elle la firent frémir. Malgré elle, l'archère se sentait électrisée par cette idée. Elle crut percevoir l'apparition d'une moiteur inhabituelle entre ses cuisses, qu'elle resserra inconsciemment, attirant par là même le regard coquin de Laszlo. Encouragé par ce geste qui lui révélait l'effet qu'il avait sur elle, il s'assura que personne ne les observait. Les autres femmes conversaient toujours avec animation sans s'intéresser à eux, pensant probablement qu'ils s'étaient engagés ensemble dans une autre discussion. Ce en quoi elles avaient raison, même si elles n'auraient jamais pu en imaginer la teneur... Le baron en profita pour mordiller le lobe de Diane et en lécher l'arrière. À sa grande honte, elle couina. Fort.

Heureusement, son voisin s'écarta avec une rapidité confondante et lui demanda à haute et intelligible voix si elle allait bien, devançant les questions des autres personnes présentes.

— Je... j'ai un peu mal à la tête, mentit Diane en portant la main à son front.

Elle se rendit aussitôt compte de toutes les failles que présentaient sa piètre excuse, la première étant qu'une petite douleur ne provoquait pas ce genre de cri.

— Beaucoup, en fait. Une migraine fulgurante, se rattrapa-t-elle.

Hortense, Héphasie et Iris la regardèrent comme si elle s'était cognée : après tout, ce genre de réaction ne lui ressemblait pas du tout et ses amies étaient bien placées pour le savoir. Et au fond, la jeune femme se demanda si ce n'était pas faux, car elle jouait avec le feu en échangeant ainsi avec Laszlo. Elle le désirait, c'était une évidence, à présent. Mais pour autant, elle ne s'enchaînerait pas à lui pour la vie. Elle allait devoir lui résister de toutes ses forces.

— Pouvons-nous faire quelque chose pour vous soulager, ma chère ? Souhaitez-vous vous retirer pour vous reposer ? la questionna Cassandra qui, elle, croyait visiblement en sa justification.

— Je vous remercie de votre sollicitude, mais cela va passer, lui répondit-elle dans un faible sourire, jouant son rôle de malade.

Elle décocha un rapide regard au baron. Oui, cela allait passer. Ce n'était rien de plus qu'une illusion, et quand elle se briserait, le charme se romprait du même coup.

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