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8 juin (deuxième partie)

Les funérailles avaient lieu dans une immense salle aux murs blancs crèmes. C'était une couleur bien claire pour un endroit qui annonçait la mort. Il y avait moins d'une trentaine de personnes, et j'ai pensé à ce moment-là que c'était trop de personnes réunies pour la mort d'un connard.

La papier que Charlotte m'avait donné était encore dans la poche de mon jean. Son éloge funèbre, il avait écrit son propre éloge funèbre ! Mais quel...

- Ça va mec ? m'a demandé Thomas, pas vraiment à l'aise avec sa cravate.

- Ça va. Tu as eu des nouvelles de Sara récemment ?

- Euh, oui. D'ailleurs elle est désolée pour ton père, elle tenait à ce que je te le dise.

J'ai vaguement hoché la tête et on m'a appelé à lire l'éloge funèbre de mon père. Bastien était au premier rang, il tenait la main de Barbara. Ma mère était au deuxième rang avec Franck et Charlotte, qui me regardait fixement d'un air entendu. J'ai à nouveau regardé Bastien et pensé à la soirée qu'on avait passé sur le parking de l'hôpital. Il m'avait dit que je n'étais pas un connard. Il m'avait fait comprendre que je ne détestais pas tant que ça notre père.

J'ai repensé à ce dernier et à la dernière bière qu'on avait partagée, cette nuit-là, après ma fugue.

- On m'a remis ceci, ai-je dit trop près du micro, ce qui a causé un Larsen - mais les gens ne s'en sont pas plaint. C'est... Un éloge funèbre pour mon père, par mon père.

J'ai discrètement levé les yeux vers Bastien, puis Charlotte. Les deux m'encourageaient avec un sourire. J'ai voulu cherché une pointe de réconfort chez ma mère, mais elle était aussi blanche que les murs. Je me suis éclairci la voix, et j'ai lu.

- Bonjour à tous. Si tout s'est bien passé, je suis mort, et mon fils benjamin Côme doit être en train de lire ces lignes.

Si tout s'est bien passé. Papa, ton humour, partout, mais pas à tes propres funérailles, s'il te plait.

- J'ai, tout d'abord, trois aveux à faire. Le premier, c'est que je ne suis pas fort en écriture, alors ça risque d'être un piètre éloge. Le second, c'est que j'ai toujours été quelqu'un de prétentieux mais aussi de débrouillard, c'est pour ça que j'ai écrit mon propre éloge. Le troisième, c'est que ce n'est pas vraiment un éloge funèbre, mais plus une lettre adressée à mes fils, et plus particulièrement à toi, Côme.

Un frisson m'a parcouru l'échine. J'ai jeté un regard à ma mère, qui secouait la tête, en murmurant des mots que je ne pouvais pas entendre, mais que je comprenais.

« Ne lis pas ça. »

- Euh, je...

J'ai à nouveau regardé Charlotte, qui me suppliait presque du regard pour continuer. Bastien était aussi surpris que moi, et comme moi, il voulait la suite.

- Côme, mon cher Côme. J'ai toujours détesté ton prénom, tu le sais ça ? Mais c'est ta mère qui avait tant insisté pour ce prénom, alors je l'ai laissée faire. Et tu le sais pourquoi ? Parce que je l'aimais, inconditionnellement. Tu entends ça, Marie, je t'aimais ! Ne trouves-tu pas ça...

J'ai sauté quelques lignes par inadvertance. Pourquoi n'avais-je pas lu ce fichu éloge avant ?

- Excusez-moi...

En recherchant ma ligne, je suis tombée sur une phrase, une phrase beaucoup plus importante que les autres, une phrase qui, malgré l'écriture minuscule de mon père, paraissait grasse et capitale.

- L'amour est un fléau, Côme. Tu mens pour l'amour, tu souffres pour l'amour. Et c'est ça, qui est magnifique ; les plus beaux sacrifices sont ceux faits par amour, et ceux qu'on ne regrette jamais ; du moins jusqu'à ce que l'on meurt.

- Côme !

J'ai fixé ma mère quelques secondes. Elle m'implorait du regard. « Ne lis pas ça » articulé presque mécaniquement.

- Vous n'avez jamais connu votre grand-père Jean-Baptiste, avec ton frère. Je vous l'avais expliqué, il est mort quand j'étais jeune ; du cancer, lui aussi. C'est héréditaire, cette connerie, ne fumez jamais mes garçons. J'ai grandi seul avec ma mère, que j'ai rejoint aujourd'hui ; une figure maternelle, c'est important dans la vie, aucune relation ne peut être aussi forte que celle d'une mère et de son enfant. C'est la consécration, d'être maman. Je n'allais pas vous enlever ça, c'est pour ça que j'ai laissé croire que j'étais le dernier des salauds.

J'ai passé la phrase « Je viens de me rendre compte que je suis vulgaire, j'espère qu'on n'est pas dans une église, bordel » pour passer directement au prochain paragraphe, qui m'avait attiré l'œil, presque aimanté.

- Mais oui Côme, j'ai frappé votre mère. C'est arrivé une fois, mais je le regrette amèrement. Je le regrette amèrement, mais pas autant que de ne vous avoir rien dit plus tôt. Parce qu'aujourd'hui, je...

J'ai repris mon souffle, me rendant alors compte que j'étais hors d'haleine.

- Aujourd'hui je pars sans pouvoir t'avoir dit adieu, mon fils.

- Côme, arrête de lire !

Tous les regards de la salle se sont tournés vers ma mère. Tous sauf celui de Bastien, qui me suppliait de continuer.

- Mais je vais te dire la vérité. Pas celle où je te dis que je vous aime, toi, ton frère et ta mère, mais celle qui replace exactement les faits là où ils devraient être replacés.

- Côme !

- Si j'ai obtenu ta garde, c'est parce que je n'étais pas violent. Et que ta mère l'a voulu, pour la simple raison qu'elle ne m'aimait plus. Elle voulait...

J'ai arrêté de lire à voix haute.

« Elle voulait refaire sa vie. Ça faisait quelques mois qu'elle me trompait avec son ami d'enfance, mais je ne faisais rien. Je l'aimais, je voulais qu'elle soit heureuse, tu comprends ?

Je ne pensais pas qu'elle souhaitait refaire sa vie. Un soir, elle s'est disputée avec toi, tu étais même parti. C'est là où ça a dégénéré : ta mère hurlait, me hurlait à moi qu'elle n'en pouvait plus de cette famille. Elle voulait nous laisser, tous les deux. Moi, mais toi aussi. Je ne pouvais pas laisser passer ça, le coup est parti tout seul. Et elle m'a dit que ça ferait un parfait motif de divorce. Et elle l'a fait.

Et moi ? J'étais encore amoureux d'elle, alors je l'ai laissé faire... »

Il y avait une suite à cette lettre, mais je n'ai pas pu la lire. Pas pu la lire car je n'avais plus la force, pas pu la lire parce que je n'y croyais pas, pas pu la lire parce qu'on me demandait de descendre de l'estrade et que ma mère hurlait.

J'ai croisé son regard. Et j'ai su que c'était vrai.

- Pourquoi t'as fait ça ? ai-je hurlé et ça a résonné dans toute la salle.

- Ton père ment !

- Pourquoi il le ferait ? Il est mort ! Et c'est de ta faute !

Il n'était pas mort de son cancer. Ça, ç'avait été le diagnostic des médecins, des infirmiers, des neurologues. La véritable raison de sa mort, c'était elle : c'était ma mère, c'était la souffrance qu'il endurait à cause d'elle, c'était la tristesse.

La tristesse de ne plus me voir. Parce que je ne voulais plus le voir.

C'était ma faute.

- Côme ! Ce n'est pas vrai, d'accord ?

- Sortez de la salle, m'a ordonné quelqu'un.

Le flou des larmes m'empêchait de voir. En un clin d'œil, je me suis retrouvé dehors. Une seconde plus tard et Thomas était en face de moi et me donnait des petites tapes sur le crâne. Bastien était là aussi.

- Mec, ça va ? T'es réveillé ?

- Qu'est-ce... s'est passé ? ai-je marmonné.

- Je sais pas, un gars m'a dit que c'était une crise de panique ; mais tout va bien, on t'a donné des calmants.

- Ah, tout va bien.

J'ai regardé Bastien. Il lisait le papier que je tenais vingt secondes - vingt minutes ? - plus tôt.

- Bastien...

- C'est une vraie pétasse, a-t-il murmuré.

- Ton langage Bastien, pense à Gabi, ai-je marmonné.

- Les calmants étaient trop forts, je crois, a lancé Thomas à Bastien. Merde, qu'est-ce qu'on fait ? Côme a assommé ta mère, Charlotte m'a dit que son père voulait appeler la police.

- J'ai assommé ta mère ? ai-je demandé à Bastien, presque sûr de ne pas m'en souvenir.

- Tu lui as foutu une bonne grosse claque.

- Désolé mec.

- Elle le méritait.

- Ah.

Bastien a passé ses mains sur son visage et a commencé à rire nerveusement. Ça m'a fait rire aussi, et je n'ai pas compris comment, mais on s'est retrouvé dans sa voiture, Barbara conduisait.

- Et tu n'as pas l'adresse ? a-t-elle lancé.

- Non... Ah, il est réveillé. Côme, tu te souviens de l'adresse de Diane ? m'a demandé Thomas.

- Diane ? Mais pourquoi on va chez elle ?

- Tu nous l'as demandé avant de t'évanouir, encore. Putain, mais qu'est-ce qu'ils ont mis dans ces fichus cachets ?

Mais j'étais bel et bien réveillé, cette fois. Je me suis redressé, ai regardé où nous étions, et me suis rappelé pourquoi : mon père était mort, en partie de ma faute, ma mère était une menteuse et je devais voir Diane pour lui dire la vérité.

- Prends en direction du centre-ville, Barb. Et dépose moi près du parc, c'est à deux pas.

- Côme, tu es sûr...

- Ça me fera du bien, de marcher.

Mon frère a acquiescé et j'ai vu ses yeux rouges et gonflés. Avant de sortir de la voiture, il m'a redonné la lette de mon père, en me conseillant de ne pas la lire tout de suite.

Ce que je n'ai pas fait.

« J'étais amoureux d'elle, alors je l'ai laissée faire. Je ne voulais pas qu'il ne te reste plus de famille, Côme, je savais que j'allais y passer, avec ce fichu cancer. Je ne voulais pas laisser mes deux enfants sans repère. C'est le comportement de ta mère vis-à-vis de moi, mais aussi de vous, qui m'a fait gagner votre garde. J'aurais aimé pouvoir te dire la vérité plus tôt, Côme, mais je ne voulais pas vous faire encore plus de mal. Aujourd'hui, je n'ai plus rien à perdre ; je t'ai déjà perdu toi. Et puis, ta mère m'en voudra quelques jours, puis elle oubliera, tu la connais.

J'aimerais te demander de ne pas lui en vouloir. Mais tu es un adulte, enfin presque adulte, tu peux te débrouiller seul désormais. Alors sois heureux mon fils, et fais attention à toi. Et ne te sacrifie pas pour l'amour, ne fais pas la même erreur que moi : sois égoïste, écris ton propre éloge funèbre, pense d'abord à toi et aime qui tu veux. C'est ta vie, Côme. Ne laisse pas les gens en décider autrement.

Je t'aime Côme. Embrasse ton frère de ma part et prenez soin de vous.

Papa. »

J'ai sonné à l'interphone de l'appartement de Diane. Cinq sonneries. Puis Olivier a décroché.

- Diane est là ?

- Côme, je ne suis pas sûr qu'elle veuille te voir...

- Est-ce que Diane est là ? Il faut absolument que je la vois, je t'en supplie, ai-je continué, la voix brisée sous les pleurs.

Silence. Il n'y avait que moi pour pleurer.

- Qu'est-ce que tu veux, Côme ? a fait sa voix.

- Diane, il faut que je te vois, s'il te plait.

- Pourquoi ?

- S'il te plait.

La porte s'est ouverte. L'ascenseur était trop long à arriver, j'ai donc pris les escaliers. Je suis arrivé, en sueur et en pleurs, devant la porte de Diane, qui était ouverte sur elle.

- Qu'est-ce qui se passe ?

Je me suis effondré à ses pieds, et je l'ai serré contre moi, mes pleurs et mes cris étouffés sur le bas de son t-shirt. C'était trop pour moi, mon père, elle, ma mère, tout ça c'était trop.

- Côme...

Elle s'est accroupie et m'a éloigné d'elle pour me forcer à la regarder dans les yeux, dans ses deux grands yeux bleus. Elle a d'abord paru l'air agacé, puis peu à peu, ses traits se sont radoucis, pour se transformer en une mine d'inquiétude.

- Côme, que se passe-t-il ?

- C'est mon...

J'ai repris mon souffle et ai planté mes yeux dans les siens. Mais que tu es belle, Diane.

- J'ai besoin de toi.

- Dis-moi ce qu'il se passe.

Je l'ai regardée quelques instants, n'arrivant pas à dire les quatre mots qui lui auraient pourtant tout expliquer, de manière claire sans doute.

Mon père est mort.

Je lui ai tendu la feuille que j'avais gardée sur moi. En voyant trembler ma main, j'ai compris l'attitude de Charlotte lorsqu'elle était venue chez mon frère, quelques heures plus tôt. Elle avait du lire l'éloge, pour comprendre, et avait du être aussi bouleversée que moi. Ou un peu moins.

- Oh mon Dieu, a soufflé Diane après avoir lu les premiers mots.

Puis elle m'a bien regardé, m'a détaillé de la tête aux pieds, a enfin compris pourquoi j'étais de tout noir vêtu et pourquoi je pleurais.

- Entre, a-t-elle murmuré.

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