20

27 mai

J'étais en train de prendre le petit déjeuner avec Alice. Elle fixait son téléphone, le regard vide, tout en mâchant son croissant qu'elle trempait dans son café. J'ai claqué mes doigts juste devant elle. Elle a sursauté et laissé tomber son croissant dans son café, puis m'a assassiné du regard.

- Je vais te tuer, Côme.

Je lui ai lancé un sourire mielleux pour toute réponse. J'avais passé la nuit avec Alice, cette nuit-là, et nous n'avions pas tellement dormi ; on avait beaucoup parlé, regardé des épisodes de Game of Thrones - que j'avais déjà vu mais pas elle (elle avait deux saisons de retard par rapport à Thomas et moi, une honte) - et joué à des jeux vidéos. On avait du dormir en tout et pour tout deux heures, mais ça m'avait fait du bien, de la retrouver.

Thomas est arrivé dans la cuisine, nous a tous les deux dévisagés, et a posé son regard sur moi et moi seul.

- Mec, a-t-il commencé. Je...

- Bonjour Thomas, lui a lancé sa mère, dans le salon.

- Bonjour maman, a-t-il dit en s'asseyant à table avec Alice et moi.

Il a attrapé un croissant et a commencé à le manger, sous nos regards réprobateurs. Il a ensuite soupiré, et murmuré à notre attention :

- Les gars, j'suis désolé de pas... enfin...

- Tu couches quand tu veux avec qui tu veux, frérot, a lancé Alice assez fort pour que leur mère puisse l'entendre. Juste protège-toi, j'ai pas envie d'être tante plus vite que prévu.

Son frère l'a fusillée du regard.

- C'est bon, Thomas, j'ai rien vu, rien entendu, tout baigne, ai-je dit en m'efforçant de ne pas rire.

La véritable raison pour laquelle je m'étais retrouvé dans la chambre d'Alice, cette nuit-là, c'était parce que, quand j'étais rentré la veille au soir - j'avais bu un verre avec des amis de la fac - j'étais directement allé dans la chambre de mon meilleur ami et étais reparti aussitôt, l'ayant surpris au lit avec une fille.

- Et où est l'élue ? a demandé Alice.

Thomas lui a fichu une claque sur l'arrière du crâne.

- Ferme-la !

- Thomas, l'a appelé sa mère.

Il a soupiré et nous a encore une fois assassinés du regard avant de se lever et de rejoindre sa mère dans le salon.

- Ma mère est au courant, je vois pas en quoi ça le dérange, a marmonné Alice en se frottant l'arrière du crâne. Tu fais quoi aujourd'hui ?

- J'en sais rien, j'aurais bien aimé...

Revoir Diane. Mais il ne fallait pas que je parle d'elle en présence d'Alice, elle allait encore une fois hurler que je devais lui dire une bonne fois pour toute la vérité.

- Réviser, ai-je dit à la place. Pour les partiels.

- Enfin, t'as fait ça toute la semaine, tu pourrais te changer les idées non ? C'est déjà un miracle que tu sois sorti avec tes amis hier soir.

- Oui, mais c'est bientôt et...

- Et tu as bien le droit à un weekend de repos, Côme. Te plonger dans le travail ne va pas t'aider à résoudre tes problèmes. Et tu sais très bien de quoi je veux parler, a-t-elle repris alors que je fronçais les sourcils.

Me plonger dans le travail. Alice pensait réellement que je révisais lorsque je m'enfermais dans la chambre de Thomas ou lorsque j'allais à la bibliothèque. En vérité, je passais juste le temps assis sur une chaise, mes cours étaient étalés devant moi mais mes pensées étaient bien, bien lointaines.

Depuis que Sara et moi nous étions mis d'accord pour faire une pause, tout semblait plus clair dans mon esprit. Et pas que par rapport à Diane : aussi à mon père, à la fac, à mes amis... J'étais tellement obnubilé par le fait de prendre soin d'elle et de Diane que tout le reste avait semblé s'enfoncer dans du sable mouvant, et je venais juste de lancer la corde pour les récupérer. Les choses vraiment importantes.

- Il faut que j'aille voir Sara, aujourd'hui, ai-je décidé en me levant de table.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Côme.

Je me suis tourné vers Thomas, qui venait d'entrer dans la cuisine avec sa mère.

- Je dois aller mettre les choses au clair.

- Si ça se passe mal, tu es toujours le bienvenu ici, Côme, m'a informé la mère de mes meilleurs amis.

Si ça se passe bien, plutôt.

- Merci beaucoup, Romane.

Et une demie-heure plus tard, j'entrais dans l'appartement de Sara. Notre appartement.

- Sara ? l'ai-je appelée.

- Côme, c'est toi ? l'ai-je entendu dire depuis la salle de bain. Attends trente secondes, je m'habille.

Je la connaissais depuis assez longtemps pour savoir que trente secondes signifiait pour elle au moins cinq bonnes minutes. Ça m'a arraché un sourire. Je connaissais bien Sara. Trop bien peut-être.

Je me suis assis sur le canapé en l'attendant, laissant errer mes pensées entre Diane et la fac, comme je le faisais maintenant depuis une semaine. Non pas que l'université ne me suffisait plus, mais tout ce qui c'était passé entre temps m'avait fait prendre conscience que la vie, c'était beaucoup plus compliqué que ce que laissaient entendre mes cours de droit.

J'ai reçu un message de Thomas, qui me demandait ce que je comptais faire. J'étais parti sans donner aucune explication, ni à lui ni à sa sœur. Et pourtant, Dieu savait qu'ils étaient toujours les premiers à savoir ce que je faisais dans ma vie. Parfois même avant moi.

Je ne lui ai pas répondu et ai simplement levé la tête vers Sara, qui venait d'entrer dans le salon. Elle avait mis une jupe et un t-shirt que je lui avais offert, mais pour quoi je ne le savais plus. Peut-être parce qu'il lui avait plu. Ses cheveux bruns encore humides mouillaient ses épaules, et elle n'était pas maquillée. Je l'avais toujours préférée ainsi.

- Ça va ? Qu'est-ce qui t'amènes ? m'a-t-elle demandé.

Je lui ai souri et l'ai invitée à s'asseoir à côté de moi. Ce qu'elle a fait, avant de croiser ses jambes. Elle s'asseyait toujours comme ça.

Diane, elle, préférait s'asseoir en tailleur. "Tout est une question d'équilibre" m'avait-elle expliqué, "le poids est symétriquement réparti et je n'ai pas mal au dos comme ça."

- Je voulais qu'on parle, ai-je commencé.

- De tout ce qui s'est passé ?

- C'est ça. Je... J'ai pris ma décision.

Sara a ouvert la bouche, mais l'a refermée aussi sec. Ses yeux étaient accrochés aux miens, chose qu'elle faisait lorsqu'elle voulait prouver à son interlocuteur qu'elle se sentait confiante ; mais ses lèvres qui tremblaient la trahissaient.

- Je me suis rendu compte d'une chose importante sur moi, ai-je continué. Mon frère m'a aidé à me le faire comprendre, mais comme toi et moi nous étions éloignés, j'ai pu en prendre vraiment conscience.

J'ai légèrement fait dériver mon regard derrière elle. Elle m'impressionnait, à me fixer avec ses deux grands yeux verts.

- Je passe mon temps à privilégier les autres par rapport à moi.

- Ce n'est pas nouveau, a-t-elle commenté, mais sa voix se faisait plus tendre que critique.

- Je sais, et sincèrement, je pense que c'est une bonne chose. Mais à long terme, si je fais toujours passer les autres avant moi, dans ma tête, rien ne va plus. Et...

J'ai pris une grande inspiration, et ai craché le morceau.

- Et je t'ai fait passer avant moi pendant trop longtemps, Sara.

J'ai réussi à la regarder quelques secondes. Son teint était livide, ses lèvres tremblaient toujours, mais elle hochait continuellement la tête, le regard perdu dans le vague.

- Je comprends, a-t-elle soufflé.

- Tu es une personne merveilleuse, Sara, je te l'assure. Tu es belle, tu es intelligente, tu es drôle et tu es une petite amie formidable. Et je le pense sincèrement, je te le jure.

Elle a fait un petit sourire et j'ai vu ses deux iris verts s'embuer.

- Mais je ne t'aime plus. J'ai fait passer ton amour pour moi avant ce que je ressentais à ton égard ; j'ai été amoureux de toi, au lycée. Mais avec le temps, c'est parti, et pourtant je n'ai rien dit. Et je ne peux plus continuer comme ça, ça me ronge, autant que tu mérites mieux que que quelqu'un qui ne t'aime plus.

Elle a baissé légèrement la tête, signe qu'elle pleurait pour de bon.

- Je suis désolé, Sara. Sincèrement désolé.

- De toute manière, j'imagine que ça devait bien finir comme ça, un jour ou l'autre.

Elle a levé la tête, et j'ai détesté le sourire amèrement triste qui s'était peint sur ses lèvres.

- J'imagine, oui, ai-je lâché.

Elle a passé ses mains sur ses yeux, a inspiré un grand coup et m'a regardé avec un air de cocker.

- Et donc c'est ton frère qui t'a permis de t'en rendre compte ?

J'ai hoché lentement la tête. Alors, le moment que je redoutais le plus était arrivé.

- Oui. Ça, et... Je dois t'avouer quelque chose.

J'ai soupiré, alors que Sara fronçait les sourcils. Et pourtant... Pourtant, quelque chose dans son regard s'est éteint, et ça ne me disait rien qui vaille.

- Je... J'ai, j'ai rencontré une fille, ai-je réussi à articuler.

Sara est restée de marbre. Le silence qui régnait dans la pièce me hurlait de continuer. Ce que j'ai fait.

- Et je suis tombé amoureux d'elle, ai-je poursuivi. Je ne sais pas comment c'est arrivé, je t'assure, elle est arrivée de nulle part et... Bon sang Sara, je t'ai trompée, je suis désolé, tu méritais mieux que ça.

- Oui, j'avais deviné, a-t-elle dit machinalement.

Je me suis pincé les lèvres. Elle a poussé un soupir et a semblé reprendre un peu plus de son humanité, avant de planter ses yeux dans les miens et j'ai su que je l'avais changée.

- Quelque chose en moi le savait, mais je l'ignorais. Naïvement, je passais à autre chose, en gobant tout ce que tu me disais. Tu n'as jamais été voir ton père, c'est ça ?

- C'est ça.

Un rictus abominable s'est emparé de ses lèvres.

- Qu'est-ce que j'ai pu être conne...

- Ne dis pas ça, Sara, c'est moi qui ai été con.

- Ah ça oui. Ça fait combien de temps que tu l'as rencontrée, cette fille ?

J'ai dégluti, appréhendant plus que jamais la réaction de Sara.

- Depuis le Nouvel An.

Elle a éclaté de rire. Un rire nerveux qui faisait froid dans le dos. Et alors que je l'observais faire, d'une certaine distance, ses rires se sont transformés en sanglots, et bien que je ne l'aimais plus, ils m'ont brisé le cœur.

- Sara, ai-je murmuré, je suis désolé, si je peux faire quoi que ce soit...

- Pars.

J'ai dégluti une nouvelle fois. Son regard vert me transperçait et m'insultait de tous les noms, alors que sa voix tremblante et prise de hoquets me soufflait juste :

- Tu rassembles tes affaires et tu t'en vas.

Je me suis prestement levé du canapé, ai traversé le couloir à la vitesse de l'éclair et ai regroupé toutes les affaires qui étaient restées ici dans un grand sac. Mes vêtements dans la commode, certains de mes cours planqués sous le lit, mes affaires dans la salle de bain. J'ai laissé un ou deux t-shirts que m'avait offerts Sara, pour qu'elle puisse les brûler ou je ne sais quoi. Quand je l'ai retrouvée dans le salon, quelques minutes plus tard, elle était toujours assise dans le canapé, mais pleurait silencieusement. Quand elle m'a remarqué, elle s'est levée et s'est postée juste en face de moi. Je lui ai tendu un bracelet en cuir qu'elle m'avait donné six mois après qu'on s'était mis ensemble. Il était usé et je ne pouvais plus le mettre parce que l'accroche avait cédé, mais je l'avais toujours gardé sur moi, au fond de ma poche, lui donnant l'importance d'un porte-bonheur. Elle a esquissé un sourire et elle a lâché, une once de nostalgie dans la voix :

- Tu peux le garder, je te l'ai donné parce que je l'aimais pas, à l'époque.

J'ai ri et après quelques instants, l'ai renfoncé dans ma poche.

- Ça te fera un souvenir de moi, a-t-elle marmonné, amère.

- Sara, tu sais bien que je ne t'oublierais jamais.

- Y a intérêt.

Elle a continué à me fixer, pendant de longues minutes. Son regard n'était qu'un mélange de colère, d'amour et de tristesse. Le même regard qu'elle me lançait lorsque l'on se disputait ; sauf qu'aujourd'hui, c'était le dernier. J'ai soupiré, et balancé mon sac sur mon épaule, et après l'avoir bien regardée, je lui ai dit :

- Vas-y, tu en meurs d'envie.

Elle a souri, j'ai fermé les yeux et elle m'a sûrement donné la plus belle gifle de toute ma vie. La bague qu'elle portait m'a griffé, ce qui ne faisait qu'accentuer la douleur. Je regrettais déjà de l'avoir autorisée à se défouler. Sara a plaqué ses mains sur sa bouche et a éclaté en sanglots, étouffant ses cris et essayant de mettre fin aux tremblements qui avait pris le contrôle de son corps. Je l'ai aidée à s'asseoir sur le canapé, puis elle s'est calmée aussi vite que ses pleurs étaient arrivés.

- Prends soin de toi, Sara, lui ai-je murmuré.

Et j'espérais qu'elle le ferait.

Je lui ai donné la deuxième clef de l'appartement, ma clef. Elle a inspiré longuement, m'a regardé droit dans les yeux et a lâché :

- Qui qu'elle soit, j'espère que tu seras fou amoureux d'elle à en crever et qu'elle te laissera tomber comme une merde.

- C'est tout à ton honneur.

Je me suis redressé et arrivé sur le seuil du salon, Sara m'a lancé :

- Claque la porte en partant.

Je me suis tourné vers elle, sûrement la dernière fois que je me trouvais ici, dans l'encadrement de cette porte, à regarder Sara, assise dans le canapé, les jambes croisées presqu'inconsciemment.

- Au revoir Sara.

- Adieu Côme.

Et j'ai claqué la porte en partant.

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