19
21 mai
J'ai appuyé sur la sonnette de la maison. C'est Barbara qui m'a ouvert et qui m'a accueilli avec un large sourire compatissant. Elle m'a étreint légèrement et m'a laissé entrer. Bastien était assis en tailleur dans le salon, à côté de Gabriel, et vraisemblablement, je les interrompais tous les trois dans une partie de cartes.
- Tonton ! Tu veux jouer avec nous ? me proposa Gabriel alors que je venais à peine de poser mon sac sur le sol.
- Pourquoi pas, lui ai-je répondu en souriant et en lui embrassant le front.
J'ai fait la bise à mon frère, qui m'a invité en un seul regard à l'accompagner dans la cuisine. Je l'ai suivi, et après m'avoir proposé une canette de soda, il m'a chuchoté :
- C'est quoi cette histoire ? Sara et toi avez rompu ?
- On fait une pause, l'ai-je corrigé avant de boire une gorgée de soda.
Une pause. Un break. Voilà ce que m'avait proposé Sara en apprenant que je ne savais plus ce que je ressentais pour elle. Elle, elle m'avait dit qu'elle m'aimait encore. J'en doutais. Du moins, je ne voulais pas le croire ; je ne souhaitais pas qu'elle connaisse l'amour à sens unique.
- Et pour Diane ? a continué Bastien en jetant un œil à sa fiancée et à son fils.
- Elle m'en veut encore, je la comprends.
- Mais toi ? Qu'est-ce que tu ressens pour elle ?
- Je ne sais pas, c'est compliqué.
Bastien a soupiré d'agacement. Lui aussi, je le comprenais : son petit frère, qu'il avait pratiquement élevé, détruisait sa vie sentimentale petit à petit.
- Tu l'as revue, c'est ça ?
- Le weekend dernier. Depuis, je ne lui ai fait qu'envoyer des textos. Elle me répond une fois sur deux.
- Tu aurais du lui dire, pour Sara.
- Tu plaisantes ? Elle ne va jamais me pardonner ça ! C'est sûr que je ne la reverrais plus jamais si elle apprenait...
Je me suis tu, Barbara venait de faire irruption dans la cuisine.
- Côme, ton neveu demande si tu veux bien jouer au Mille Bornes avec lui, m'a-t-elle fait savoir.
- Bien sûr. Vous venez ?
- Je vais t'emprunter mon futur mari, si ça ne te dérange pas.
Je lui ai souri et les ai laissés tranquille. Leur mariage avait lieu dans un mois environ. Je me souviens de l'air ahuri avec lequel Bastien m'avait annoncé qu'elle l'avait demandé en mariage. Oui, c'était Barbara avait demandé à mon frère de l'épouser. Elle en avait marre d'attendre qu'il fasse le premier pas. Comme je la comprenais, Bastien était du genre à tout remettre au lendemain.
Je me suis assis face à mon neveu, qui m'a expliqué avec entrain les règles du jeu de cartes. Je l'ai laissé m'expliquer même si je savais comment y jouer ; le jeu qu'il avait dans les mains datait d'une dizaine d'années, Bastien et moi y jouions avec mon père, autrefois.
Mon père.
J'ai essayé de ne pas penser à lui, mais voir Gabriel distribuait ces cartes, nos cartes, le sourire aux lèvres et débordant de son habituel innocence, les images de mon enfance me sont revenus comme une gifle. Je détestais mon père, pour ce qu'il avait fait à ma mère, pour s'être battu pour me garder alors qu'il savait que je voulais rester avec ma mère. Pour s'être chopé ce fichu cancer. Mais avant tout ça, avant que tout ne dégénère, mon père avait été mon héros. Quand on est gamin, c'est notre repère, l'image de l'homme que l'on souhaite devenir. Même en grandissant, lorsque j'étais au collège, mon père avait continué d'être un « super-papa ». J'adorais ma mère, à l'époque, mais j'étais bien conscient que mon père était le plus cool des deux. Une fois, il nous avait emmené, avec Thomas, à un grand parc de Paintball. Ça avait été une super journée, nous étions revenus couverts de bleus et la mère de Thomas avait fait une syncope.
Ou encore, cette nuit, où j'avais fait le mur suite à une énorme dispute avec ma mère. Mon père m'avait attendu, assis dans le fauteuil du salon. Quand j'étais rentré, il m'avait servi une bière, et on avait parlé, pendant des heures, jusqu'à ce que je m'endorme dans le canapé. Ça nous avait tellement rapprochés, jamais je ne m'étais senti si compris et si aimé par l'un de mes parents.
Une semaine plus tard, ma mère demandait le divorce.
- Tonton ?
J'ai baissé les yeux vers Gabriel, qui m'observait d'une manière attristée.
- Pourquoi tu pleures ? Tu comprends pas les règles ?
J'ai esquissé un sourire, j'ai reniflé et ai essuyé mes yeux.
- Si, si, ça va, je comprends.
Il a fait la moue, et s'est dirigé vers moi avant d'entourer mes épaules de ses petits bras. J'ai ri et l'ai serré contre moi. Gabriel était un enfant très perspicace et faisait preuve d'une incroyable logique, pour son âge.
J'ai vu Bastien arriver vers nous. Il m'a interrogé du regard, l'air inquiet. J'ai levé le pouce pour lui faire signe que tout allait bien, et Gabriel a quitté mes bras en disant que pour aller mieux, je devais jouer avec lui. Il ne savait pas à quel point il avait juste en disant cela.
•
- Barb, je ne sais pas combien de fois je vais te le répéter, mais ta tarte au citron meringuée est ma préférée.
- Je sais bien, m'a-t-elle répondu en souriant. C'est bien pour ça que je l'ai faite.
Je l'ai gratifié d'un sourire. Il était très tard, et Gabriel s'était endormi devant un dessin animé. Bastien a bu une gorgée de son café et s'est levé pour posé une main sur mon épaule.
- Bon, Côme, ma future femme va certainement me tuer lorsque je te l'aurais proposé, mais tu peux rester ici tout le temps que tu souhaites.
J'ai ri en voyant le regard assassin que lui lançait Barbara.
- Ne dis pas n'importe quoi, c'est moi qui t'ai fait savoir que ça ne me dérangeait pas ! s'est-elle révoltée.
- Merci beaucoup Barbara, et toi aussi frérot, ai-je dit en tapotant la main de ce dernier. Mais Thomas m'a déjà proposé sa chambre, et ce sera plus simple pour moi vis-à-vis de la distance avec la fac.
- D'accord, on comprend.
- Mais si tu as besoin de prendre du recul, on t'accueille à bras ouverts, frangin.
J'ai levé la tête vers Bastien et lui ai souri. J'avais vraiment de la chance d'avoir une famille si compréhensive.
- Bon, maintenant, a-t-il déclaré en revenant à sa chaise, dis-nous ce qu'il t'a pris, tout à l'heure.
- Ce qu'il... tout à l'heure ?
- Oui. Tu t'es mis à chialer devant Gabi, et ça nous concerne, on n'a pas envie que tu le traumatises, le pauvre.
J'ai souri à sa pique et ai baissé mon regard vers la tarte. Je ne pouvais plus rien avaler, tout à coup.
- Si c'est vraiment trop personnel, je peux vous laisser entre frères, a proposé Barbara.
- Merci Barb. Mais tu peux rester. C'est...
J'ai terminé ma phrase dans un long soupir, puis ai repris, l'air vague :
- J'ai repensé à papa.
Papa. Ça faisait trois ans que je ne l'avais pas appelé Papa.
- Wow, a soufflé Bastien.
- Je vais aller coucher Gabi, a bredouillé Barbara en se levant.
Elle nous a laissé seuls, entre frères. Bastien m'a longuement observé, avec son regard de père, celui qu'il adressait à Gabriel quand il avait fait une bêtise ou simplement quand il ne le comprenait pas. Dans mon cas, ce devait être un mélange des deux. Avec le sentiment d'être dans le même état que moi en plus.
- Viens, on va faire un tour.
Nous avons tous les deux enfilé nos vestes, et il s'est avancé dans le couloir pour prévenir Barbara qu'on partait avant de m'ouvrir et de prendre la voiture. Le trajet s'est passé dans un silence reposant, nous étions habitués à ces silences. Je regardais la route faiblement éclairée par des lampadaires, la tête posée contre la fenêtre. La lune nous suivait.
Au bout d'un moment, Bastien s'est engagé dans le parking d'un hôpital. L'hôpital où était pris en charge mon père.
- Je ne vais pas...
- Je sais, m'a-t-il coupé. De toute manière, il fait nuit, ce n'est pas l'heure des visites, et il doit être en train de dormir.
J'ai regardé l'hôpital. Il ressemblait à n'importe quel autre hôpital, avec ses ambulances garées près des entrées, ses fenêtres du rez-de-chaussée toutes éclairées et les va-et-vient de ses urgentistes. Oui, un hôpital banal ; pourtant, je me sentais concerné. Plus que jamais.
- Côme, tu peux m'expliquer ce changement d'opinion soudain vis-à-vis de notre père ?
J'ai tourné la tête pour faire face à Bastien. Il n'était pas en colère, ni heureux. Juste désorienté. Comme je l'étais.
- Je n'ai pas changé d'avis, je pense toujours que c'est un sale enfoiré, ai-je répondu calmement.
- Peut-être. Mais si je t'avais emmené ici il y a une semaine, tu serais sorti de la voiture en hurlant et serais rentré à pieds. Je n'ai pas raison ?
J'ai esquissé un sourire. Mon frère me connaissait comme s'il m'avait fait, ce n'était donc pas une légende.
- Côme, qu'est-ce qu'il se passe ?
- J'imagine que je me remets en question. C'est ce que font les adultes responsables, non ?
- Mais tu n'es pas un adulte responsable ! T'es un ado !
- Bastien, j'ai dix-neuf ans.
- C'est bien ce que je dis : un ado !
J'ai ri franchement et lui ai donné un coup de poing dans le bras. Il riait aussi, mais d'une différente manière. Peut-être avec une certaine mélancolie.
- Bastien, est-ce que tu es fier de moi ? ai-je soudainement demandé.
Il m'a lancé un regard interrogateur, tout en répondant, sans hésiter :
- Enfin oui, bien sûr, pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce que je fais de la merde avec tout : je ne trouve pas de boulot, je ne parle plus à mon propre père, je trompe Sara, je mens à Diane, je me suis même engueulé avec Thomas le mois dernier ! ça n'était jamais arrivé. Et la cerise sur la gâteau, je te fous dans la merde avec moi en te mettant dans la combine. Alors comment ça se fait, que tu sois toujours fier de moi alors que je fais le con comme ça ?
Mon cœur battait fort, ma respiration était rapide, mes yeux me piquaient. Mais je me sentais délesté d'un poids encore plus lourd que celui de mon propre corps.
J'ai fermé les yeux et ai laissé ma tête se reposer contre le siège. Je me sentais lessivé, mais si léger. J'aurais pu trouver le sommeil en un claquement de doigt alors que la veille, j'avais encore abusé de somnifères pour trouver les bras de Morphée.
- Tu n'es pas con, Côme, a soufflé Bastien.
- Bastien, je trompe ma copine. Et la définition d'infidèle, c'est d'être un connard. Alors...
- Côme, t'es pas un connard. Et je suis fier de toi, tu veux savoir pourquoi ?
J'ai ouvert les yeux pour observer le visage de mon frère. Il avait l'air sincère - et un peu agacé de m'entendre.
- Tu veux toujours protéger les gens autour de toi, a-t-il continué sans mon avis. Tu ne veux le mal de personne, ni celui de Sara, ni celui de Diane. Tu leur mens et tu te mens à toi-même pour les protéger, et à côté de ça, c'est toi qui souffres le plus. Je ne suis pas en train de te dire que ce que tu fais mérite un prix Nobel, mais tu fais tout, ou du moins tu essayes de tout faire pour ne pas blesser les gens. Ça a toujours fait partie de toi. Alors oui, tu fais des conneries, mais je sais qu'au fond de ta petite tête, ça tourne à plein régime pour trouver la solution qui blessera le moins de monde. Et ça, Côme, ça ne fait pas de toi un connard, mais un mec bien. Et je suis fier de toi pour ça.
Je l'ai longuement regardé. Et je l'ai pris dans mes bras. Et j'ai pleuré.
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