Malaise
Au-dessus des toits de la ville d'Izumo, deux ombres sautillèrent de tuile en tuile jusqu'à atteindre la zone sinistrée. Ils repérèrent les flashes lumineux des gyrophares de la police et des pompiers qui continuaient de s'activer autour du brasier.
Naru s'arrêta non loin de la demeure, ne voulant pas se faire repérer, puis glissa son doigt sur son diamant noir pour appeler son ami. La forme fantomatique de Kido apparut tandis qu'il glapit autour de sa maîtresse joyeusement.
— Désolé Kido, je ne t'ai pas appelé pour jouer cette fois-ci.
Le Kitsune ayant bien grandi baissa les oreilles et cessa de faire remuer ses trois queues, prenant d'un coup les faits se déroulant au loin. Yuzo avait rejoint son ancienne disciple entre-temps et remarqua que le jeune renard qu'il avait connu espiègle avait pris en taille, ressemblant de plus en plus à sa mère.
Naru tourna la tête vers son maître, puis la hocha pour lui affirmer ses intentions. Elle se baissa à hauteur de Kido tout en lui transmettant les consignes :
— Déplace-toi entre les flammes et flaire la présence de la jeune fille enlevée.
Le Kitsune acquiesça, puis se tourna avant de bondir en disparaissant dans les airs pour ne pas se faire repérer du regard des autorités. Usant de son aspect astral, il se faufila dans la demeure léchée par les flammes, grimpant les escaliers menant à l'étage des enfants. Kido renifla le sol fumant, jusqu'à apercevoir une traînée noire dans la pièce de la jeune fille. Il connecta sa vision à celle de Naru.
La jeune femme aperçut au travers des yeux de Kido la chambre saccagée. Elle remarqua la traînée sur le sol avant de se fondre au-delà de la fenêtre brisée. Des marques de griffures apparaissaient sur le rebord et les murs avant de continuer sur les arbres aux branches cassées et le muret entourant la maison.
— Nous avons une piste, informa-t-elle à Yuzo.
Le maître hocha la tête et se mit à la suivre tandis qu'elle bondit hors du toit. Kido les rejoignit, abandonnant sa forme fantomatique en posant délicatement ses pattes sur les tuiles. Il utilisa son odorat pour suivre la trace du monstre qui s'en était prise à la famille.
— Il n'est plus très loin, grogna la bête.
Ils avaient parcouru plusieurs kilomètres les séparant de la scène de crime. Le monstre, n'ayant pas été pour le moins discret, avait laissé sur son passage un désordre qui étonna la jeune femme. Elle en avait combattu des plus respectueux des lieux.
Kido s'arrêta net avant de se mettre à grogner avec force.
— Il n'a pas osé, fit remarquer Yuzo en contemplant le sanctuaire lui faisant face.
— Je crois que si, et c'est bien la première fois qu'un monstre ose pénétrer ici, affirma Naru.
Ils se retrouvèrent au pied de la porte du soleil menant au temple d'Hinomisaki. Une marque de griffure avait été laissée sur la peinture rouge de l'un des poteaux, tandis que d'autres apparaissaient sur les marches en pierre effritées par le temps.
— Comment veux-tu procéder ? s'enquit son maître stupéfait par cette action.
— Au p'tit bonheur la chance, je dirais, haussa-t-elle les épaules avant d'ajouter en retroussant ses manches, mais il va payer pour avoir profané un sanctuaire.
Yuzo fit rouler ses épaules en confirmant ses dires, faisant craquer ses vieux os. Ils montèrent les marches menant au temple accompagné de Kido qui grogna de plus en plus. Arrivé en haut de l'escalier de pierre, Naru scruta la cour où les traces du monstre se sont arrêtées. La nuit était bien avancée, contraignant les arrivants avec son obscurité. Les lampions, traditionnellement éclairés, étaient aussi froids que la pierre.
La jeune femme claqua des doigts pour y faire apparaître un orbe de lumière qu'elle lança au centre de la cour. Celle-ci virevolta au-dessus des traces noires avant de dévoiler une tache de sang sur le sable. Naru fronça des sourcils, se doutant que la couleur appartenait à la jeune fille.
Une tension palpable les entoura, faisant régner un malaise planant au-dessus d'eux. Kido recula lentement vers sa maîtresse en lui indiquant :
— Il est tapi dans l'ombre, et je flaire la jeune fille dans le temple et au vu de l'odeur, elle est en très mauvaise posture.
— Tiendra-t-elle si nous regagnons ensemble les pompiers, demanda-t-elle la voix empreinte d'inquiétude.
— Ils n'arriveront pas à temps, j'en ai bien peur, répondit le loup.
La jeune femme baissa les yeux, sentant la colère lui monter dans les veines. Elle glissa sa main dans sa poche et en sortit son téléphone qu'elle balança à son maître.
— Je sais que tu n'es pas friand de la technologie, mais s'il te plaît appelle les secours pendant que je m'occupe de son cas, indiqua-t-elle les dents serrées.
Yuzo soupira en tenant l'engin entre ses doigts comme si c'était une blatte qu'il tentait de se débarrasser, mais il s'éloigna en composant le numéro des autorités. Pendant ce temps, Naru s'approcha au centre de la cour avec Kido. La jeune femme envoya plusieurs faisceaux lumineux autour d'elle, éclairant un peu plus les lieux. Elle intima son ami à quatre pattes de prendre sa forme astrale et d'aller vérifier l'état de la jeune fille. Mais elle avait la sensation d'un malaise qu'elle a très peu connu lors de précédents combats.
Kido hocha le museau, puis bondit au travers du fusuma en papier sans pour autant l'abîmer. Une faible bougie éclaira la jeune fille qui était recroquevillée sur elle-même en se tenant une jambe ensanglantée. Elle pleurait à chaudes larmes, gloussant et implorant ses parents. Elle tenait encore dans sa petite main, son doudou poisseux. Le Kitsune s'approcha d'elle avec précaution, ne voulant en aucun cas l'effrayer, mais son imposante taille n'aida point pour rassurer la petite fille. La gamine prit encore plus peur quand une ombre apparut derrière l'animal.
Perchée en haut de l'un des arbres, une patte avec de longues griffes acérée se posa sur une branche, tandis que son visage difforme, au nez allongé, révéla une dentition tranchante. Tout son corps était désarticulé, alors qu'il grimpa plus haut sur l'écorce. Il tourna sa tête vers le bas, donnant à son cou un angle peu recommandable et laissa échapper un filet de bave noire gluant sur l'épaule de Naru.
La jeune femme ressentit le liquide atterrir sur son vêtement, et fronça du nez au vu de la couleur, mais surtout de son odorat âcre. Elle leva lentement la tête, puis repéra seulement les yeux blancs de la créature.
Naru laissa tomber sa veste sur ses épaules, pour y déployer ses ailes dans son dos. Un fin sourire s'afficha au coin de sa bouche, quand elle sentit les plumes la caresser. Yuzo revint à ce moment, ébloui par la splendeur du cadeau que les sages avaient octroyé à son ancienne disciple. La jeune femme plia ses genoux pour prendre son envol, mais un fracas assourdissant détourna son attention.
N'étant plus sous forme astrale, Kido se fit projeter au travers de la palissade en pulvérisant les rambardes du perron sous les cris de la fillette. Le Kitsune avait couiné tant la souffrance se propageait dans ses muscles, tandis qu'un autre monstre au même regard que celui dans les arbres apparut devant le passage en se dirigeant dangereusement vers la gamine. Le maître attrapa son bâton à sa ceinture en activant un système qui l'allongea.
— Deux pour le prix d'un, tu fais celui d'en haut, je me charge du bas avec Kido, grogna le vieillard.
— Tu veux parier sur le temps, vous serez deux et je serais seule, souriait Naru.
Yuzo releva le défi lancé par la jeune femme et se lança sur ses courtes jambes et le visage assombri vers le sanctuaire. Kido se releva d'un bond et s'élança au côté du maître, les babines retroussées. Ils ne prirent point de détour en créant un autre trou dans le fusuma et arrivèrent dos au monstre qui empoigna le genou de la gamine et le lui tordit.
La petite hurla en se retrouvant les deux jambes immobilisées, tandis que le monstre se pencha sur elle en bavant devant son regard apeuré. Yuzo bondit sur l'être difforme et plaqua sa paume dans son dos pour le projeter au loin. Il se fracassa contre un autel en grognant de rage, tandis que Kido se jeta sur lui en lui broyant le flanc.
— Kido, je vais sortir la petite d'ici, essaie de maintenir cette chose hors de nous, siffla le maître.
Le vieillard prit la petite fille dans ses bras, et commença à se déplacer vers la sortie. Or, le monstre ne se laissa pas faire par le renard et le propulsa contre un mur avant de sauter sur Yuzo et lui agrippa la jambe avec ses longues griffes. Le maître tomba en avant, lâchant sa prise sur la gamine qui roula sous ses yeux paniqués.
Il ne put se relever, car sa jambe a été lacérée de part en part. La peur grandissait dans son regard. Maître Yuzo n'était plus en mesure de se battre par sa blessure, mais aussi dû à son âge avancé qui amenuisait ses forces. Il se retourna face à la bête qui éleva son aura meurtrière au-dessus de lui.
*Fusuma : Les fusuma sont des panneaux coulissants qui font office de portes et de murs.
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