66 🪡
A la rue Broca
Livi et Alexane observèrent Joris sans un mot.
Juste derrière lui, les deux princes s'avancèrent jusqu'à la fée conductrice tandis que ce dernier monta à bord.
– Quoi, grommela Joris en voyant le regard des deux femmes sur sa personne. Je n'y suis pour rien.
Il tourna la tête en direction de la vitre et elle en fit de même alors que le véhicule démarrait.
La jeune femme ne les sentait pas. Ils allaient les faire couler à coup sûr, c'est sans doute pour cela qu'elle avait discrètement croisé les doigts afin que la grossière conductrice les refuse. La blondinette pâlit lorsqu'elle les vit monter à bord. Raté. Les deux princes s'installèrent en silence sur les premiers sièges.
Enfoncées dans leur siège, les deux femmes dévisageaient Joris, qui leur jeta un simple regard avant de se concentrer sur la route. S'ils étaient là ce n'était pas de sa faute. Il les avait juste croisés aux toilettes, c'est tout. De toute façon aux yeux des princes, ils n'étaient rien de plus que des touristes n'appartenant pas au peuple des vampires. Ils n'avaient qu'à agir en tant que telle et tout se passerait bien. Non vraiment, il n'y avait pas de quoi s'affoler.
C'est ce qu'avait fini par conclure Livi en voyant qu'ils ne leur adressaient pas la moindre importance. Aldric et Swam chuchotaient entre eux dans la voiture, comme s'ils n'étaient pas là. Cela convenait parfaitement à Livi jusqu'à ce qu'elle croise le regard vert de l'américain sur elle à travers la vitre.
– Aïe ! Quoi ? S'énerva doucement Livi en se frottant son bras que venait de pincer Alexane.
– La route n'est pas longue alors tiens-toi tranquillement tu veux ?
Livi souffla en levant les épaules puis dirigea sa tête vers le paysage. Ses iris virent défiler des trottoirs pavés de crottes de pigeon, des poubelles vides alors que les détritus jonchaient le sol et un homme craché à terre. Décidément, Paris était une ville de cochon, et le temps frais du jour n'arrangeait pas grand-chose. Livi regretta presque le bon temps qu'ils avaient à la Bulle.
Ils n'étaient pas au 20ième siècle, mais bien plus tard dans le temps. Ils étaient à une époque où les humains n'étaient plus le seul peuple doué de parole à habiter la Terre et où le réchauffement climatique avait influé sur les saisons. Elle ne s'en souvenait pas, mais lorsque le grand-père de Livi lui avait raconté qu'autre fois Noël se fêtait sous la neige, elle avait éclaté de rire en le traitant de menteur. Cela lui paraissait inconcevable, pourtant c'était la vérité.
Au fil des années, le printemps, l'été, l'hiver et l'automne arrivaient plus tardivement, si bien que Noël se passait désormais au soleil, les pieds dans le sable.
Actuellement, la fin du mois de mars se trouvait tempérée par le début d'automne qui s'annonçait plus tôt que prévu.
Elle repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille avant de risquer un nouveau regard vers Swam.
Zut. Il l'observait encore.
– Américaine n'est-ce pas ?
La voix interrogative du prince la fit légèrement sursauter, de même qu'Aldric qui leva un sourcil d'interrogation. Elle savait que cette question lui était destinée, puisqu'il avait continué à la fixer à travers le reflet de la vitre.
– Démasquée, fit-elle en tentant qu'être le plus détendue possible.
Elle avait songé à ne pas lui répondre, toutefois il ne fallait pas que leur couverture saute, à leurs yeux, ils devaient être un banal groupe de touristes. Alors autant jouer le jeu.
– Qu'est-ce qui m'a trahie ?
Alexane lui donna un discret coup de coude en entendant cela. Il est vrai qu'elle aurait dû arrêter la conversation là.
– Votre accent.
Elle hocha la tête. Ça, Jagger le lui avait déjà fait remarquer.
– D'habitude les gens ne l'entendent pas, ajouta-t-elle.
– Je ne suis pas tout le monde.
– Si vous le dite.
Il hocha la tête.
Si Livi ne le connaissait pas, elle aurait sans doute continué à l'analyser. Elle avait un peu de mal à le cerner. Il portait un t-shirt et jean noir dans lequel il se sentait sans doute très bien, ainsi qu'une jolie paire de basket noir et blanc. De petites cernes se trouvaient sous ses yeux, mais il semblait relativement en pleine forme. A son oreille était accroché un seul écouteur, l'autre étant dans l'oreille d'Aldric qui observait leur échange.
– Et vous êtes ? Continua-t-il.
– En vacances.
Elle n'allait tout de même pas lui dire son nom. Elle avait beau avoir appris par cœur sa nouvelle identité, durant les deux longues heures de vols, elle pourrait parier qu'Aldric chercherait son nom dans la base de données des vampires sur le territoire français.
Ce territoire était à sa charge depuis qu'il avait été nommé prince par Jagger, et Livi avait bien apprit par Béryl, alias Miss BBQ, que les vampires accordaient une grande importance à la propriété. Plutôt possessifs de nature, chez eux il fallait soit respecter les règles, soit s'en aller. Provoquer un vampire lorsqu'il est chez lui, pouvait coûter très cher même puisqu'il a le droit de vous tuer. A part les inconscients, tout le monde savait qu'on ne se pointait pas chez les vampires sans s'être présenté à eux. Chez ces êtres raffolant d'hémoglobines, c'est au Prince qu'il faut s'adresser, afin d'obtenir une autorisation. Cela leur permettait de connaître la proportion de vampire par rapport aux autres espèces de surnaturels, mais notamment par rapport au nombre d'humains. Évidemment qui dit obtention d'une l'autorisation, dit respect des règles.
– Et vous ? Fit-elle.
– J'en reviens.
Elle se retient de rire. Aller au palais n'était loin de ce qu'elle pourrait appeler des vacances.
Comment en était-elle arrivée là ? Elle ne le savait pas vraiment, mais Swam commençait à la rendre nerveuse. Livi avait l'impression que plus elle ouvrait la bouche, plus elle s'enfonçait. Il lui posait tellement de question qu'elle avait fini par sortir du contexte initial. Mise à part les informations sur leur « personnage » données par Callidora, Livi ne savait rien de cette Kathleen Apple dont elle avait pris l'apparence. Elle avait fini par lui inventer une vie pour répondre à Swam qui semblait chercher la petite bête.
Avait-il deviné qui ils étaient ?
– Votre rue est à un kilomètre d'ici mais je ne peux pas y aller, c'est une route à sens unique, annonça la conductrice en coupant leur discussion sans scrupule. Donc vous descendez. Ça vous fera 62 € et je vous préviens : je ne rends pas la monnaie.
Joris et Livi furent intérieurement choqués, mais aucuns d'eux ne l'exprimèrent. La blondinette se contenta de sortir l'argent qu'elle avait dans son sac. Trois billets de vingt, quarante pièces de 5 centimes. Na. Qu'elle se débrouille maintenant pour tout compter.
Livi n'aurait jamais pensé que les jetons gagnés avec Rain à la machine à sous puisse lui servir ici. Grâce à Mila-Swan, elle avait pu échanger les jetons contre de vraies pièces avant de partir. Le plus incroyable c'est que la serveuse avait réussi à faire cela sous le nez de Trevor, son mari et accessoirement le trésorier du palais. Toutefois elle trouvait qu'elle avait abusé avec les petites pièces rouges. Elle lui en avait mis plein dans un sac à part en plastique.
Ne s'occupant ni du regard de la conductrice ni de celui des deux vampires, Livi leur fit un signe de tête avant de remonter la rue.
– C'est plus fort que toi hein ? Tu ne peux pas la boucler une heure, rouspéta Alexane dans son dos.
– C'est lui qui a commencé. On est où là ?
Alexane pointa du doigt le panneau indiquant « Boulevard Port-Royal ».
Elle hocha la tête et s'accroupit au pied d'un mur en fouillant dans son sac. Elle en sorti le livre pailleté écrit par la petite sorcière, repéra le troisième post-it rose qui servait de marque page et relu le paragraphe.Ginger avait bien évoqué ce lieu dedans, mais ça ne voulait rien dire. De nombreux endroit étaient nommés ainsi, même si le fait qu'elle avait précisé que « Dame Nouille » était française faisait légèrement pencher la balance d'un côté. Dévalant les lignes d'écriture, ses iris ne tarèrent pas à tomber sur le nom d'un bar « Le Vin qui danse ».
– Avançons, dit-elle en refermant le bouquin.
– Que cherche-t-on au juste ? Fit Joris.
– Un bar. Il s'appelle le Vin qui danse, je crois.
– Tu crois ? Ou bien tu en es sûre ?
– Je crois que je suis sûre, fit-elle en ouvrant la marche. Il devrait aussi y avoir une boutique de charcuterie avec un cochon fumé, une boutique de chaussure avec le mot « géant » dans le nom et une épicerie où ils vendent des patates.
– C'est quoi ce charabia ? On cherche un bar ou une rue ? Intervint Alexane alors qu'ils approchaient du rond-point.
– Un bar dans une rue.
– Tu es déjà venue ici ? Interrogea le concubin.
– Non.
– Alors comment est-ce que tu peux savoir que tous ceci se trouvent au même endroit ?
– Je le sais, c'est tout.
– Sérieusement Livi, qu'est-ce qu'on cherche ? s'énerva la brune.
Livi se retourna vers Alexane. Entendre son prénom de sa bouche était étrange, de plus elle avait sans doute oublié qu'elle s'appelait Mary-K maintenant.
– Je viens de te le dire, ronchonna la blonde.
– Tu ne sais même pas ce que tu dis, je le sens.
La dhampire soupira.
– On cherche une rue à Port Royale, avec un « Vin qui danse », un « Oncle Pierre », un « cochon futé » ou encore un « Angolo le géant aux chaussettes rouges ». Là tu es contente ?
Alexane croisa les bras contre sa poitrine et releva son menton avec fierté.
– Oui en fait tu cherches la rue Broca.
– La quoi ?
– La rue Broca, reprit Joris. Ce lieu à inspiré les Contes de la rue Broca qui contient plusieurs contes de fées pour enfants. Ce que tu viens de citer sont des personnages issus de ce livre. Je suis étonné que tu connaisses cela. Ce conte est passé aux oubliettes depuis belle lurette.
– Je ne le connais pas tu viens de me l'apprendre. Tu es plus cultivée que je le pensais, fit Livi envers Alexane.
– Non c'est juste toi qui es bête.
Sans plus Alexane prit le premier embranchement au rond-point et descendit la pente. Bientôt ils passèrent devant un croisement où l'on pouvait lire« anciennement rue Broca » sur l'écriteau en minuscule.
– Alors ces personnages sont dans le livre ? reprit Joris.
– Disons plutôt qu'elle a incorporé ces personnages-là dans son scénario.
– Je vois donc que ce que nous cherchons est bien ici.
– Oui, souffla Livi en observant la ruelle vide de voitures mais pleine de piétons.
Avec un peu de recul, ils pouvaient affirmer que le boulevard de Port-Royal ne croisait pas la rue Broca, il la surplombait. Dans cette rue, comprise dans la zone des anciennes carrières du 13ième arrondissement, les numéros de un à sept n'existaient pas. Les cheminées de quelques immeubles poussaient d'immenses panaches bruns vers le ciel à peine visible. Tout était énigmatique là-bas : de nombreux ponts de fer émettaient des grincements aux dessus de leurs têtes et personne ne faisait attention aux pigeons alignés sur les toitures qui regardaient vers le bas.
– Cherchons le Vin qui danse ça sera notre point de départ, fit Livi en avançant dans la foule.
Même s'il y avait du monde,l'avancée se faisait facilement, si bien qu'ils s'arrêtèrent rapidement devant un bâtiment au store baissé.
– Franchement je ne pensais pas qu'on le trouverait aussi vite, souffla Joris en jetant un long coup d'œil au bar qui semblait fermé depuis un moment.
– Moi aussi, firent les filles en se regroupant devant le vampire.
Ils s'accordèrent à suivre les indications données par le livre, à savoir trouver « La vielle Carabosse parfaitement décrite par son prénom, dans sa boutique d'aiguille » ; sans pour autant se séparer. Cela aurait été le meilleur moyen pour eux de se perdre sans compter qu'ils n'avaient pas de téléphone sur eux afin de ne pas se faire repérer par les satellites ou autres.
Prenant le premier puis le deuxième embranchement de l'intersection où se trouvait le bar sans pour autant trouver ce qu'ils cherchaient, ils firent demi-tour et scrutèrent les coins de la ruelle du troisième embranchement. Une légère brise souffla et s'engouffra à travers le manteau de Livi. Elle frissonna avant de regarder sa montre. 17h15.
– C'est ici.
Elle sursauta en entendant la voix du brun.
– Elle est là, continua Joris.
La tête collée à la vitre, les mains en coupole autour de ces yeux, les yeux plissés, Livi aperçu la fameuse Carabosse, un ciseau coupe-fil en main.
Ginger avait raison : son nom la décrivait bien. La vieille femme à la robe, dont le corps était parsemé de bosse, portait de multiples bijoux. Des bagues trop scintillantes serraient ces doigts boursoufflés, des boucles d'oreille rondes et trop lourdes pour ces oreilles étiraient ces lobes. Effectivement, « carat » et « bosse »la décrivaient bien.
La vieille femme était concentrée sur la borderie qu'elle tenait entre ses mains. Livi vit alors une poupée sur le comptoir, celle-ci représentait une grenouille souriante avec un bol de nouilles entre les mains. Le nom de l'héroïne du bouquin à paillette lui revint en tête : Madame Nouille, la grenouille.
Livi recula d'un pas et observa la devanture de la boutique, avant qu'Alexane ne lui donne un nouveau coup de coude. Prête à râler, Livi orienta finalement son regard vers ce que lui indiquait la vampire. Sur le mur du bâtiment adjacent ce trouvait une fresque représentant un géant aux chaussettes rouges qui courait avec un cochon sous le bras. Sur le flan de l'animal, une étiquette avait été dessinée. « Chez Le Cochon Futé » pouvait-on y lire.
Ils n'avaient peut-être pas encore vu ou rencontré « Lustucru », « patate amoureuse » ou encore « Oncle pierre », mais ils étaient certains que c'était ici.
Sur ce coup-là Ginger avait été claire, c'était cette vielle femme qui les conduirait au portail des Enfers.
Après avoir soufflé un bon coup, Livi entra la première, faisant retentir une petite clochette ce qui alerta la vielle femme. A peine avaient-ils passé le pas de la porte que les trois concubins levèrent leur tête vers le plafond.
Dans la boutique, étaient suspendus des dizaines de fils au plafond en coton mouliné ou perlé. Au bout des fils étaient noués des ciseaux coupe-fil ou des petites aiguilles pointues. Livi avait l'impression qu'une pluie de ciseau avait pris possession de la pièce, sans compter que les murs étaient parsemés de bobines de fil transpercé par de grosses aiguilles. Malgré la décoration douteuse, elle trouva cela plutôt joli.
La vielle dame releva la tête, puis plissa les yeux en mettant de côté ce qu'elle faisait lorsqu'elle vit Livi s'approcher d'elle.
– C'est pour ?
Livi ouvrit la bouche puis la referma en voyant Carabosse ouvrir grandement ses yeux. Elle vit Carabosse ouvrir la bouche. Elle cligna qu'une seule fois des yeux avant de voir la gorge tranchée de la vieille. Son sang gicla sur Livi qui recula. Le bruit d'une chaussure qui glissa contre un mur se fit entendre avant que Joris ne pousse Livi. Dans le feu de l'action se dernier ne s'appliqua pas à maîtriser sa force. Livi s'écroula sur un comptoir qui ne résista pas à son poids, avant qu'Alexane n'attrape sa main et ne la propulse vers la fenêtre. Le choc entre sa tête et la vitre endommagea quelque peu la fenêtre qui se fissura. Livi n'eut pas le temps de s'en remettre qu'elle fut de nouveau tirée. Elle ne savait pas si c'était Alexane ou Joris, mais elle fut poussée par l'un et l'autre à plusieurs reprises, s'y bien qu'elle craignît que sa tête ne se détache de son corps. Son balancement pris fin lorsqu'un des deux vampires s'écroula au coin du mur et que la clochette de la porte ne retentisse. Livi reprit difficilement son souffle et son regard se posa sur Joris. C'était lui qui était assis au sol, trois longues aiguilles enfoncées dans le mur au tour de sa tête. Il avait eu chaud.
– Il vient de se passer quoi là ?
Aucun des deux ne lui répondit. Livi vit seulement Alexane lui tendre la main. Elle l'attrapa et se releva avant de voir le corps de la vielle Carabosse au sol, une paire de ciseau plantée en plein cœur. Livi tourna la tête et vit la cicatrise sur la joue d'Alexane qui se refermait doucement. D'un même mouvement, ils fixèrent la porte avec méfiance lorsque la clochette raisonna à nouveau. Cinq autres personnes entrèrent et se stoppèrent en voyant le corps de la gérante du magasin au sol.
Elle était morte.
– Carabosse ? Appela l'un des nouveaux arrivants.
Évidemment elle ne répondit pas.
Ni Alexane, Ni Livi ne bougèrent lorsqu'ils tendirent leurs armes vers elles. Même l'enfant âgé d'une dizaine d'années tout au plus, en tenait une entre ces mains. D'où ils sortaient ceux-là ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top