53. Par soucis d'économie
« Après tout, ce sont ces créatures qui ont permis à l'espèce humaine de révéler son plein potentiel de prédateurs sans foi ni loi ».
Julia avait beau se répéter cette phrase dans sa tête, en décortiquer la rhétorique, elle ne la comprenait toujours pas. Du moins, elle était capable d'y percevoir les prémices d'une réponse concernant l'origine de ces yeux rouges percés de noir et leur possible transmission de l'animal vers l'homme, mais guère plus.
Alors que l'adolescente, immobilisée dans le fauteuil, cherche encore un sens aux révélations faites par sa geôlière, qu'insidieusement, le sérum de vérité qui lui a été injecté commence à faire effet, sans que cela ait eu besoin d'être précisé, la responsable de la qualité des viandes à l'ineffable cruauté dit :
— Par soucis d'économie, je les fais nourrir avec les produits qui ont fait une fausse couche. Nous n'en faisions rien et les réintégrer sur la chaîne d'abatage était devenu bien trop coûteux. Rendez-vous compte : à quelque chose près, vous aussi vous auriez pu vous retrouver dans cet aquarium, ironise alors la blonde sans pour autant que ses traits de visage n'en soient affectés d'une quelconque manière.
Mais le masque d'indifférence de la responsable ne fait pas du tout écho au ressenti qu'éprouve Julia. En plus de froisser son regard, des larmes se sont mises à troubler sa vision - le souvenir du témoignage de ce clone d'Enzo qui lui avait parlé de « sa » Julia avait soudain refait surface, la plongeant dans un chagrin terrible.
Se détournant du carnage aquatique auquel elle avait si souvent assisté, mais dont elle ne se lasserait jamais, la blonde s'appuie dos contre la paroi de l'aquarium. Reprenant l'éducation de sa prisonnière, elle lui dit :
— Voyez-vous, il y a de cela près de deux cents ans, l'entreprise pour laquelle je travaille était spécialisée dans la transgenèse. Cela consistait au début à modifier génétiquement et en laboratoire des aliments, le plus souvent des graines non germées, pour leur conférer de nouvelles aptitudes : résistance au froid, à la sécheresse, meilleure résistance aux pesticides, etc. En sommes, tout ce qui pouvait rendre plus performant un produit une fois germé, l'entreprise était capable de le faire. À la même période où ces OGM ont été créés, l'une de nos filiales développait une modification extrêmement prometteuse et qui, à terme, allait révolutionner l'industrie de l'élevage animal. Ce « super-gène », comme nous l'avons appelé, allait permettre d'amplifier la croissance de n'importe quel organisme vivant. En commençant par l'implanter dans le saumon des fermes aquacoles, nous pouvions booster sa productivité : en augmentant tout simplement son appétit, il pouvait atteindre sa taille et son poids de commercialisation en deux fois moins de temps qu'il aurait fallu normalement. Fort de ce succès, notre « super-gène » breveté fut peu à peu vendu partout dans le monde et introduit dans chaque espèce animale destinée à la consommation humaine. Petit détail cosmétique, mais qui a son importance : pour marqueter nos futurs produits et permettre leur traçabilité évitant ainsi toute fraude dans les élevages, notre « super-gène » colorait en rouge les globes oculaires et les iris devenaient noirs, ce qui les faisait se confondre avec la pupille.
La responsable s'arrête d'elle-même et marque une pause en prenant une grande inspiration suivie d'une expiration tout aussi longue. Puis, l'air toujours impassible et de son ton monotone, elle poursuit son cours d'histoire à l'attention de Julia :
— Ce que l'on ne savait pas encore à l'époque et ce qu'aucune étude scientifique ne pouvait affirmer avec certitude, c'est qu'en se nourrissant de ces animaux génétiquement modifiés, de leur viande, toutes ces nouvelles caractéristiques allaient se transmettre à l'Homme. Année après année, décennie après décennie, nous avons donc été transformés comme nous l'avions fait avec ces espèces animales. Presque cinquante ans après la commercialisation de notre « super-gène », à l'âge de dix ans, un enfant en paraissait vingt et de manière analogue ses besoins en viande avaient augmenté. En conséquence de quoi, l'Homme a dû faire pousser davantage de maïs et de soja pour nourrir une population toujours grandissante de poissons, de bovins, de porcs ou encore de poulets porteurs de notre « super-gène ». Inexorablement, à cause de ces monocultures, la moindre parcelle de terre exploitable était devenue stérile. Plus rien ne pouvait y pousser. Malgré les procédés modernes de culture hors-sol, la planète ne pouvait plus fournir les ressources nécessaires à l'élevage intensif de ces « super-animaux ». Puisque l'appétit de chaque être humain les avait forcés à chasser le plus petit organisme vivant sur Terre pour s'en nourrir, que ce phénomène précipitât la dernière extinction de masse, germa alors l'idée que pour assurer la survie de l'humanité, nous allions devoir commencer à manger nos propres congénères.
Dans la salle de banquet, l'immense aquarium est devenu le parfait théâtre de ces explications aussi ubuesques soient-elles. Un combat entredeux « poissons » vient d'éclater et, tels des requins défendant leurs territoires, les créatures aux proportions anormales se tournent autour avant de s'attaquer. Ouvrant leurs larges gueules où deux rangées de dents pointues forment des armes redoutables, elles se mordent jusqu'à tant que l'une prenne le dessus sur l'autre.
Alors que le sang du perdant se répand dans l'eau à la manière d'un épais brouillard et que le reste du banc de « poissons » s'en écarte précipitamment comme si leur vie en dépendait, le gagnant commence à se nourrir de la dépouille du vaincu.
Sans prêter la moindre attention à ce qui se passe dans son dos, certainement parce qu'elle avait trop souvent assisté à ce spectacle, la blonde dont le monologue et l'allure stricte la font maintenant ressembler à une maîtresse d'école, reprend son récit historique :
— L'humanité a cru pendant longtemps pouvoir stopper cette course effrénée qui, tôt ou tard, la condamnerait au cannibalisme, mais c'était stupide d'imaginer qu'un jour nous quitterions la Terre pour coloniser d'autres planètes, tout recommencer à zéro et faire fi des erreurs du passé. À cause de notre « super-gène » qui avait migré de l'animal d'élevage jusqu'à l'Homme, nous sommes devenus comme tout le reste : une marchandise à part entière et, par brevet, l'entreprise en était l'unique propriétaire. Ça n'a rendu les choses que plus faciles et, un à un, les pays du monde entier nous ont autorisés à développer l'élevage humain.
Dans l'aquarium, le « poisson » sorti victorieux du combat vient de percuter violemment la paroi de verre. Attirant à lui l'attention de Julia qui le regarde, il se met à convulser et à battre chaotiquement de sa queue et de ses nageoires son environnement subaquatique. Une fois ses spasmes terminés, la créature se retourne sur elle-même avant de lentement remonter vers la surface de l'eau pour finir par y flotter, morte.
— Malheureusement, nous ne pouvions pas encore lancer la production. À l'époque où nous avions conçu ce « super-gène », nous savions qu'exponentiellement il y avait un risque que, dans les élevages intensifs, les animaux développent des comportements proches du cannibalisme. Sans se douter que nous allions créer une véritable bombe à retardement, nos scientifiques avaient incorporé à notre « super-gène » cette éventualité et ceux qui venaient à attaquer l'un des leurs pour s'en nourrir subissaient un empoisonnement mortel. C'était un choix certes radical, mais il permettait de réduire efficacement les comportements anthropophages, car même les animaux sont capables de tempérer leurs ardeurs quand leur vie est menacée.
Marquant une pause pour reprendre son souffle, la responsable poursuit :
— Quoi qu'il en soit, des décennies plus tard, alors que chaque individu sur Terre était devenu porteur de notre « super-gène »et que les comportements cannibales se sont généralisés, nous ne pouvions tout simplement pas nous nourrir de nos semblables. Ceux qui s'y risquaient mourraient. Nous avons donc dû avoir recours à des stocks de spermes et d'ovules en vue de pouvoir produire une viande que nous pourrions consommer. Du matériel génétique qui avait été conservé avant que notre « super-gène » ne change à jamais le destin de l'humanité. C'est à partir de ces stocks que vous avez été conçus vous et vos semblables - des clones dont nous pourrions nous nourrir, des produits parfaitement adaptés aux besoins en viande de toute l'humanité.
-
Merci beaucoup d'avoir lu ce cinquante-troisième chapitre. J'espère que vous l'avez aimé autant que les précédents. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) La suite ce mercredi. Bises à toutes et tous.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top