52. Ce n'est plus acceptable

Retirant sa main sournoisement placée au niveau du cou de Julia sans que cette dernière n'ait pu voir ce qui vient de la piquer pour lui injecter un sérum de vérité, l'indéchiffrable geôlière retrouve une posture bien droite et range dans la poche de sa veste la capsule vide.

Alors que cette femme à l'air stricte fixe maintenant le vague de ses yeux rouges percés de noir - ce stigmate qui la lie aux créatures combattues dans le tunnel d'aération, mais aussi aux anciens partenaires de cellule de sa prisonnière, elle dit à haute voix :

— En parvenant à traverser toute notre installation, vous avez révélé une importante faille de sécurité et, en tant que responsable du contrôle qualité des viandes, je dois m'assurer de la parfaite traçabilité et du bon conditionnement de notre matière première. Autrement dit : vous. Que l'un de nos produits se réveille et qu'il se décroche de la chaîne d'abattage, nous y sommes habitués, mais que l'un d'eux soit capable de détruire le bras-robot de son caisson d'accouchement, puis un drone de sécurité, d'échapper à notre surveillance vidéo, à nos gardes, ou encore d'atteindre l'une de nos salles de conditionnement au risque de souiller nos plus jeunes spécimens pour ensuite semer le trouble dans l'une de nos boutiques, ça...

Arrivant au bout de cette trop longue phrase dite d'un seul tenant et qui l'a presque faite s'étouffer, la femme se coupe d'elle-même. Marquant un temps avant de continuer comme ci ce qu'elle s'apprêtait à concéder était pire qu'un blasphème, elle se remet à parler :

— Ça, et bien, ce n'est plus acceptable.

Faisant encore une pause dans son argumentaire la maintenant bien nommée responsable du contrôle qualité des viandes reprend de plus belle dans une terrible confidence :

— Heureusement que la sécurité vous a arrêtée à temps dans ce magasin. J'ose à peine imaginer le préjudice que cela aurait pu causer à l'entreprise si vous étiez entrée en contact avec l'un de nos consommateurs.

Encore un temps, mais cette fois-ci, l'énigmatique blonde paraît songeuse. Elle finit par s'animer et se déplace pour apparaître dans le champ de vision très restreint de Julia qui, immédiatement, la dévisage.

— Quoiqu'il en soit, je me doute que mes arguments purement personnels et corporatistes ne vous convaincront pas de me parler et, en attendant que le sérum de vérité que je vous ai injecté ne fasse effet, peut-être qu'un peu d'Histoire vous intéressera ?

Après ce préambule qui ne laisse rien présager de bon, la responsable aux cheveux tirés en arrière par sa queue de cheval retourne dans le dos de Julia. Tentant de suivre ses agissements, l'adolescente se trouve une fois encore confrontée au fait que, de la tête aux pieds, le moindre de ses mouvements est très solidement entravé.

D'une pression du pied sur un déclencheur du fauteuil, la responsable déverrouille le frein des roues et, saisissant un simulacre de guidon, fait faire à sa prisonnière un demi-tour avant de la pousser comme le ferait un médecin avec son patient. Ce faisant, elle conduit Julia vers le mur qui se trouve le plus près.

Le court trajet durant lequel un silence absolu s'est installé laisse à Julia le temps de loger dans son esprit une terrifiante rengaine : peut-être aurait-elle dû coopérer pour rendre moins difficiles des aveux qui, elle en avait maintenant la certitude, lui seraient arrachés tôt ou tard. Mais alors qu'elle aurait pu trouver une façon de se manifester pour tout raconter de sa fuite, elle n'en fait rien, trop curieuse à présent d'apprendre ce que cette femme à l'air strict et impitoyable a de si important à lui révéler.

À quelques mètres de la paroi de mur parfaitement laquée d'un blanc si pur qu'il en est devenu aveuglant, la responsable du contrôle qualité des viandes stoppe son avancée. D'une action sur le mécanisme du fauteuil, elle en bloque les roues avant de se diriger vers un panneau de commande qui, fiché dans la cloison, vient d'apparaître. Appliquant sur le dispositif de vérification la paume d'une main, elle déverrouille une installation en deux volets qui, à mesure qu'ils s'écartent lentement, laissent voir dans le mur une épaisse surface de verre transparente : celle délimitant un immense aquarium dont l'eau pourtant claire renvoie des reflets verts.

Julia qui, contrairement à sa geôlière, découvre la construction qui impressionne par sa démesure, peut y voir évoluer tels de véritables prédateurs marins des dizaines de poissons aux proportions étranges. Très proches de l'apparence que pourrait avoir le saumon d'Atlantique, les créatures de ce bassin, avec leur peau écaillée d'un gris tacheté de blanc renvoyant des échos nacrés, semblent avoir été fabriquées à partir d'un simple et unique moule.

Le corps de ces « poissons » mesure exactement deux mètres de long, leur queue ainsi que leurs nageoires sont anormalement atrophiées et, en comparaison, leur mâchoire est aussi haute et large que leur tête. Mais ce sont leurs yeux intégralement rouges et percés d'un noyau noir qui attirent particulièrement l'attention de Julia.

À la vision de ce stigmate qui lie à présent espèce humaine et espèce animale, l'adolescente se décompose dans son fauteuil -l'énigme qu'elle n'était jamais parvenue à élucider allait enfin connaître un dénouement auquel elle ne pouvait pas s'attendre.

— Si l'on exclut l'Homme, commence la responsable, ces saumons sont la dernière espèce vivante sur Terre. L'héritage d'une époque depuis longtemps révolue, celle où nous cohabitions encore avec la faune et la flore pour nous en nourrir.

Dans l'aquarium, les « poissons » nagent toujours très calmement jusqu'à ce qu'un mécanisme s'enclenche et que par une trappe, plusieurs cadavres d'adolescentes ayant atteint un stade plus ou moins avancé de putréfaction tombent dans le bassin.

En un instant, ce qui contraste avec leur paresse apparente, les créatures aquatiques se ruent sur leur repas à la manière d'une meute de loups affamés.

Julia, toujours immobilisée dans son carcan de métal, est devenue admirative devant la performance de ces « poissons » qui, dans une danse carnassière accompagnée d'une effusion de sang colorant de rouge leur environnement marin, se nourrissent des dépouilles humaines.

— Magnifique, n'est-ce pas ? lance à sa prisonnière la responsable d'un ton toujours aussi impassible.

Dans l'eau de l'aquarium qui a pris une teinte marron, les restes osseux des cadavres d'adolescentes nettoyés de toute chair coulent maintenant lentement vers le fond. Ils rejoignent des centaines de milliers d'autres débris humains qui, avec le temps, ont été recouvertes d'une fine pellicule de vase.

— J'avoue tout, lâche soudain la blonde d'un ton toujours aussi monotone, mais dont le sarcasme semble ici mêler fierté et euphorie. C'est moi qui ai insisté pour qu'on les conserve. C'était l'évidence même. Après tout, ce sont ces créatures qui ont permis à l'espèce humaine de révéler son plein potentiel de prédateurs sans foi ni loi.

-

Merci beaucoup d'avoir lu ce cinquante-deuxième chapitre. J'espère que vous l'avez aimé autant que les précédents. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et à cliquer sur la petite étoile pour voter :) La suite ce dimanche. Bises à toutes et tous.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top