E◇van

Au début de l'activité, quand j'ai remarqué que j'étais le dernier de la liste, j'étais heureux mais maintenant que c'était mon tour, j'ai commencé à stresser comme un enfant de six ans.

Je trouvais cela complètement fou qu'en moins de trois heures, l'état d'esprit d'une personne peut changer du tout au tout, comme si quatre années s'étaient écoulées.

Depuis que j'étais installé autour de cette table, je n'ai pas pris énormément la parole, trop préoccupé par la présence d'Adélaïde. Moi qui avais toujours eu l'impression que le professeur de géographie ne me supportait pas des masses, je considérais cela comme une confirmation.
Tout le monde savait pertinemment que j'avais été en couple avec la jolie blonde pendant une très longue période, même les profs qui ne m'avaient jamais donné cours. Lefebvre savait très bien que nous ne sortions plus ensemble et a quand même réussi à nous placer dans le même groupe. Je trouvais cette décision stupide et irréfléchie; ça aurait très bien pu mal tourner.

De plus, personne ne connaissait le secret auquel j'ai pensé lorsque Monsieur Lefebvre a expliqué les règles au tout début de la journée. Même Adélaïde n'avait jamais été mise au courant à ce propos. Premièrement parce qu'elle était en vacances au moment où ça s'est produit et deuxièment car nous n'étions pas en très bons termes; en effet, nous nous sommes séparés à peine deux semaines après cet événement désastreux de ma vie.

   -Je vois que les choses sont un peu à la traîne, a clamé Lefebvre en s'approchant de notre table.

Nos six regards se sont simultanément levés vers le quadragénaire qui venait de débarquer. J'ai été très surpris qu'il soit venu mais d'après Roxane, ma cousine qui avait fait la même activité deux ans plus tôt, il n'avait pas cessé de s'incruster dans leur conversation, donc je présume que nous étions encore chanceux par rapport à la première année.

Néanmoins, je ne parvenais pas à relativiser car la présence du professeur m'avait ôté le peu de courage que j'avais et il n'y avait alors plus aucune chance pour que je me mette à parler de ma vie tout haut. Mais j'ai tout de suite remarqué que je n'avais aucun soucis à me faire; il n'était pas venu pour curieusement écouter nos secrets mais plutôt pour paraître cool et impliqué dans sa propre activité.
Il ne s'est donc pas assis mais il était facile de se rendre compte, à sa façon de rester planté debout, qu'il prévoyait de rester un petit moment auprès de notre table.

   -Alors, c'est au tour de qui?, nous a-t-il tout de suite questionnés.

Cassandre m'a instinctivement montré du doigt tandis que je me suis contenté de lever la main, comme lorsque l'on souhaite poser une question au professeur, pour qu'il sache que j'étais la personne qu'il avait coupée dans son élan.
Pourtant, il ne m'a pas rendu la parole après s'être excusé, trop occupé à nous scruter chacun de ses grands yeux bruns. On aurait presque dit qu'il attendait que l'un de nous avoue quelque chose de mal qu'il avait fait dans son dos, sans aucune autorisation. Évidemment, c'était loin d'être le cas.

   -Ça a l'air de bien se passer, à la table numéro huit, a-t-il repris, tout sourire.

Aucun de nous six ne lui a rendu son sourire, le trouvant hypocrite et inapproprié. Certes, la plupart des secrets avaient été révélés et aucun réel problème ne s'était présenté mais lui montrer un minimum de sympathie reviendrait à lui faire comprendre notre joie de participer à ce genre de jeux et bizarrement, ce n'était pas le cas. Personne n'aimait parler de lui-même, révéler le pire de ses secrets enfuis dans les abysses de son être.
Ils auraient pu mentir quant à ce qu'ils nous ont révélés et j'avais encore le temps de rapidement inventer une histoire à deux balles pour éviter de raconter la vérité mais je n'en avais pas le courage.

   -Ça fonctionne, le binôme Adélaïde-Evan?, a fièrement demandé le professeur aux cheveux presque totalement gris.

La grande blonde s'est tournée vers moi, a posé ses beaux yeux bleus dans les miens- j'ai essayé d'avoir l'air le moins troublé possible- pour me faire comprendre quelque chose et d'un air entendu nous avons tous les deux regardé l'homme debout devant la table.

   -C'est vous qui avez formé les groupes?, a questionné mon ex petite amie.

La personne à qui elle s'était adressée a répondu d'un simple hochement de tête, attendant certainement une suite.

   -Franchement, vous auriez pu faire un effort pour séparer les personnes ne voulant pas se voir, a continué Adélaïde. Je sais que nous ne sommes pas le seul groupe et qu'énormément de personnes se retrouvent dans le même cas et que ce n'est pas facile de faire plaisir à tout le monde mais c'est pourri de votre part d'avoir fait une chose pareille.

Il n'a pas répondu. Peut-être par manque de courage ou d'envie, je n'en savais rien mais il a laissé la belle Adélaïde sans réponse. En temps normal, cette situation m'aurait plus fait rire qu'autre chose mais à ce sujet, ce n'était pas le cas. J'étais dans le même état que la jeune fille et avais besoin d'explications aussi.

    -Oui, c'est vrai que je savais que vous aviez été en couple et que ça s'était mal terminé, sans en connaître la raison, a-t-il tenté de nous rassurer. J'ai fait exprès de vous placer ensemble pour que vous ayez la possibilité de discuter une dernière fois pour ne pas terminer la fin des secondaires en mauvais termes.

   -C'est bien gentil de votre part, Monsieur, mais nous n'avons plus rien à nous dire, ai-je répliqué.

Évidemment, je mentais. En effet, mon secret lui apprendrait de nombreuses choses quant à ce qu'il s'est passé durant les vacances d'été. Elle se calmerait certainement à mon égard mais je n'avais pas envie de dire devant le professeur que j'avais encore des choses à raconter à Adélaïde, comme il en était persuadé.

   -Je vais vous laisser tranquilles et vous viendrez me voir en fin d'année pour me prévenir si ça s'est amélioré entre vous, a-t-il insisté avant de faire demi-tour.

Lorsqu'il a disparu de notre champ de vision, ça a été un énorme soulagement pour chacun de nous. Rupert a enfin relevé les yeux de son carnet tandis qu'Andreï a soupiré de soulagement.

   -Vas-y, lance-toi, maintenant, Evan, a dit Nyl pour changer de sujet.

Je ne pense pas qu'elle ait prêté beaucoup d'attention à Lefebvre lorsqu'il est venu nous interroger et c'était bien la seule à être parvenue à ne faire aucun commentaire suite à cela. Je la respectais et l'enviais énormément par la même occasion. Je suis une personne incapable d'ignorer ce qu'il se passe autour de moi, surtout si ça me concerne directement ou plus indirectement.

J'ai fait de mon mieux pour oublier la conversation que nous venions d'avoir avec l'homme de certainement quarante-huit ans et ai essayé de recentrer mes pensées sur ce qu'il se passait autour de cette table. C'était à mon tour et je ne pouvais pas me permettre de me dégonfler maintenant, alors que les cinq autres étaient passés sans broncher, ou presque.

   -Vous me croyez si je vous dis que mon secret aussi est un secret familial?, ai-je souri à l'égard des lycéens assis à mes côtés.

Ça a de nouveau surpris Rupert, comme si c'était étrange que l'on soit plusieurs à contenir un secret au sein de sa famille proche. Pour ma part, je trouvais cela plutôt normal vu que l'on passe la plupart de son temps avec ses parents et sa fraterie. Certes, Andreï nous a parlés de son grand-père mais je considérais cela comme faisant partie des proches.

   -Ça a un rapport avec quel membre de ta famille, toi?, m'a interrogé Cassandre.

   -Mes parents.

La jeune fille aux cheveux épais et attachés a accepté ma réponse d'un hochement de tête et ensuite, elle s'est tue, comme pour me montrer qu'elle était prête à écouter avec attention mon histoire. J'ai souri après avoir compris ce sous-entendu mais ne me suis pas empressé pour autant de parler.

   -Qu'est-ce qu'ils ont fait?, m'a curieusement demandé Nyl.

Adélaïde ne me quittait pas des yeux, impatiente de savoir si je l'avais déjà mise au courant quant à cette histoire. Malheureusement pour elle, elle était dans le même bateau que les autres et ne savait rien.
Ça me déstabilisait un peu mais je n'avais aucune envie qu'elle le comprenne donc j'ai décidé que son regard soit ma force, soit ma motivation pour avancer.

   -Ça s'est produit durant les deux mois de vacances d'été de cette année, ai-je commencé par dire. C'était en début juillet, pour être tout à fait exact.

Ça a tout de suite interrogé Adélaïde car ça a été la période la plus difficile que nous avons vécue en tant que compagnons. Ça a été si difficile que notre couple n'en est pas sorti vivant. Nous nous étions beaucoup disputés durant le mois de juin et les premiers jours de juillet ont été l'apogée de nos embrouilles.
En fait, j'étais sur les nerfs à cause de ma famille mais elle n'en était pas au courant et j'ai certainement dit des mots qui ont dépassé mes pensées et qui ont été très mal pris.

Je pensais ne jamais mettre la grande blonde au courant de cette histoire et n'avais nullement prévu que l'on nous demande de venir une journée complète au lycée sans un seul stylo.
Évidemment, j'ai été pris par surprise et ai énormément prisé mes méninges lorsque Lefebvre nous a expliqués les règles du jeu pour essayer de trouver, dans le fin fond de mes pensées, un autre secret plausible qui aurait pu remplacer le premier auquel j'ai pensé. Je n'avais réellement aucune envie d'en parler devant des inconnus et encore moins devant Adélaïde, que je connaissais mieux que ma poche.

   -Mes parents sont très jeunes, ai-je repris. Ils m'ont eu à l'âge de seize et dix-huit ans donc ils ont entre trente-quatre et trente-six ans.

Andreï a été le plus étonné lorsque j'ai dit tout haut l'âge de mes parents. Je comprenais sa réaction car seize ans est quand même trop jeune que pour être capable d'éduquer un bébé. Nous avions le même âge et étions certainement tous incapables de nous imaginer avec des enfants en bas âge.

   -Ils étaient jeunes mais c'était de bons parents, ai-je continué. Maman s'occupait beaucoup de moi et Papa m'emmenait trois fois par semaine à la piscine et passait du temps avec moi dès qu'il le pouvait.

Personne n'a réagi à ces paroles, ce qui n'était pas plus mal parce que je n'étais pas prêt à répondre à une attaque avec le sourire. Cette histoire était encore beaucoup trop fraîche que pour que je parvienne à en rire, à accepter toutes réflexions à ce sujet.

   -Mais si tout est si bien avec tes parents, que s'est-il passé?

Rupert m'a curieusement posé cette question, probablement perdu entre le début de mon récit et ce qui a suivi directement après. Je comprenais sa réaction mais j'aurais aimé qu'il réussisse à imaginer par lui-même l'entièreté de l'histoire. Je savais pertinemment que ça en était impossible mais ça m'aurait tant facilité les choses.

   -Mes parents sont jeunes mais n'ont jamais vraiment eu d'adolescence, alors ils rattrapent le temps perdu maintenant, ai-je raconté.

   -De quelle manière?, a voulu savoir Nyl.

Adélaïde ne disait rien, ne posait aucune question et ne me regardait plus vraiment. Elle était certainement impatiente de connaître toute l'histoire mais parvenait à ne piper mot.
J'ai fait de mon mieux pour ne pas poser mon attention sur elle mais plutôt sur Nyl et les trois autres intéressés.

  -Ils sortent à peu près trois fois par semaine, fument de l'herbe et boivent à outrance, ai-je dit sans filtre. Ils baisent partout où ils peuvent même dans la chambre de ma petite soeur qui n'a que trois ans.

   -Ha merde, ils ont un enfant si petit!, s'est exclamé Andreï.

J'ai affirmé en hochant de la tête à plusieurs reprises, tout aussi outré que lui par ce genre de comportement.

  -Un jour, après qu'un voisin ait prévenu les autorités que nos parents étaient irresponsables, nous avons eu la visite d'une dame qui a décidé de nous envoyer tous les deux, ma soeur et moi, dans une famille d'accueil.

Adélaïde a été étonnée et s'est tue davantage. Elle ne connaissait rien à ce sujet étant donné que je ne l'avais jamais mise au courant. J'avais honte du comportement de mes parents et de ce qui était advenu de notre famille.

   -Ma soeur a été adoptée par une famille très bien et très bourge alors que j'ai été envoyé dans un centre pour jeunes garçons, ai-je repris. Là-bas, je suis considéré comme étant un délinquant alors que si mes géniteurs étaient un peu plus responsables, je ne serais jamais allé là-bas.

J'ai remarqué que la seule blonde assise autour de la table a levé les yeux vers moi et ne m'a plus quitté du regard avant un petit moment. Elle semblait très surprise et interrogative.
Peut-être qu'elle s'intéressait à nouveau à moi lorsque je disais cela.

  -Depuis le mois d'août, je n'ai plus vu mes parents, ai-je expliqué. Au début, ça ne me dérangeait pas vraiment mais maintenant que ça fait une demi année et qu'aucun d'eux ne s'est encore inquiété de l'endroit où j'étais ou si j'allais bien, ça me rend malade.

   -Les visites sont peut-être interdites, a argumenté Rupert.

   -Premièrement, c'était ce à quoi je pensais mais je me suis lié d'amitié avec un garçon qui a été envoyé Là bas à cause de la bipolarité de sa mère. J'ai appris que cette dernière venait le voir une à deux fois par semaine.

   -Merde!, a laissé entendre Adélaïde.

Je n'ai pu m'empêcher de sourire à sa réflexion. Cette dernière n'avait rien de spécial mais elle venait de mon ex petite amie qui m'en voulait à mort et ça, c'était prodigieux. C'était l'équivalent d'une approche de sa part et ça me faisait atrocement plaisir.

   -J'ai fini par accepter mon sort mais j'en veux d'une façon inexplicable à mes parents, ai-je appuyé sur cela avec rage.

   -Mais tu ne crois pas qu'ils se sentent coupables et ont changé?, a proposé Nyl.

Son hypothèse aurait pu tenir debout et j'aurais aimé que ça soit le cas mais malheureusement, ça ne fonctionnait pas de cette manière chez les Van Hessett. Il faut toujours qu'il y ait une difficulté ou une merde qui vienne tout gâcher et compliquer les choses.

   -Je crois surtout qu'ils profitent du fait d'être seuls pour être encore plus débauchés, ai-je révélé.

   -C'est possible mais dans ce cas, ce ne sont pas de bons parents, a ajouté Rupert.

   -Ce sont des bons parents, a commenté Adélaïde, leur seul problème est qu'ils n'ont pas eu d'adolescence. Ils la vivent donc maintenant.

Je lui ai laissée la parole parce que, après tout, elle connaissait plutôt bien ma famille et peut-être que je pensais la même chose qu'elle. En effet, je me rendais bien compte qu'ils n'avaient pas eu le temps de profiter à fond mais malgré tout, ça m'insupportait de les savoir si peu inquiets pour leurs propres enfants. Un vrai parent doit toujours être au taquet pour savoir dans quel état se trouve sa progéniture et doit être prêt à réagir à n'importe quelle situation.

   -Et qu'est-il advenu de ta soeur?, s'est demandé Andreï.

   -Elle est toujours dans la famille, qui est vraiment parfaite pour elle, ai-je raconté. Je suis allé lui rendre visite deux ou trois fois et à chaque fois, je suis accueilli comme un roi. Elle ne se rend pas compte de ce qu'il se passe mais son père adoptif m'a déjà raconté qu'elle m'avait réclamé plus d'une fois.

   -Ma pauvre petite Sélène, a chuchoté Adélaïde avec sincérité.

Ensuite, quelques secondes de silence ont fait surface, comme pour rendre hommage à ma petite soeur.
J'ai décidé de me remettre à parler, comme pour conclure.

   -Quand j'y pense, j'ai honte d'avoir des parents pareils et que cette histoire ait gâché tant de choses de ma vie qui fonctionnaient plutôt bien, ai-je fait référence à mon couple que je formais avec Adélaïde.

Cette dernière semblait avoir compris le sous-entendu, ou du moins, c'est ce dont j'ai cru comprendre à travers son regard.
Durant quelques instants, j'ai presqu'eu envie de la prendre dans mes bras mais heureusement, Monsieur Lefebvre s'est mis à parler dans le micro juste à ce moment.

Il a conclu l'activité en nous remerciant d'avoir participé sans râler et a laissé entendre qu'il espérait que ça nous avait été bénéfique.
Mademoiselle Kaling nous a prévenus des conséquences que ça aurait si l'un des secrets révélés lors de cette matinée venait à faire le tour du lycée.

Lorsqu'ils n'avaient plus rien à dire et que nous étions  autorisés à nous lever pour quitter le réfectoire, Nyl nous a remerciés plusieurs fois avant de nous serrer dans ses bras chacun à notre tour.

   -Merci de m'avoir permise de parler de cette chose que je trouve si honteuse et injuste à mon sujet, a répété la douce Nyl.

Personne ne lui a vraiment répondu par autre chose qu'un sourire sincère et radieux.
Après cela, nous nous sommes tous embrassés pour nous saluer avant de nous séparer.

Alors que Roxane, qui était venue me rechercher, me posait de nombreuses questions à propos du déroulement de l'activité qu'elle avait eu la chance de faire aussi en 1989, je ne cessais de repenser à Adélaïde et aux cinq secrets qui avaient été avoués autour de cette table.

Peut-être que cette matinée avait vraiment été bénéfique.

🔵E V A N🔵

____
Voilà l'avant-dernier chapitre. J'espère que vous le trouverez pas trop bâclé.
J'ai hâte de poster le dernier.
[3.03.2017]

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