Chapitre XV : Fin de saison


Éva s'accroupit, plaça d'une main le pochoir sur le muret du parapet et secoua la bombe de peinture de sa main libre. Elle vaporisa. Retira précautionneusement le pochoir et se recula un peu. C'était parfait. Les lettres s'affichaient en noires, bien dessinées, pas trop grosses, pas trop petites. Elle se releva et admira son travail.

Elle avait récupéré des feuilles de Canson au CCF, acheté une bombe de peinture et un cutter au souk, puis elle était rentrée. Elle avait dessiné les lettres avec soin et les avait découpées avec encore plus de soin. Elle n'avait aucun don pour les travaux manuels, mais une seule feuille de Canson lui avait suffi.

Elle partirait en expédition ce soir. Elle connaissait la plupart des lieux que fréquentait régulièrement Rita. Partout où elle irait, Rita se confronterait à la déclaration d'Éva. Dans sa cage d'escalier, sur le mur à côté de son entrée d'immeuble, près de la boulangerie où elle achetait son pain, près de la crèche où elle emmenait Gibraïl et Paul tous les jours, près des magasins de vêtements qu'elle affectionnait, sur le chemin qui menait aux deux parcs où se promenaient Rita et ses enfants, près du bar à jus de fruit où elles avaient parfois partagé un verre en compagnie d'Élias et de Robert, sur le chemin du centre de cours.

Les passants désertaient les rues après une heure du matin, les familles et les couples de jeunes mariés abandonnaient le bitume aux pervers, peu nombreux, et aux cafards, nettement plus nombreux. Éva n'avait jamais autant vu de cafards dans sa vie. Dans certains quartiers, ils grouillaient jusqu'à en recouvrir, comme un tapis mouvant, les trottoirs. Un peu comme les crabes verts sur les digues de la Chaucre à l'île d'Oléron. Ils sortaient la nuit eux-aussi et fuyaient devant les promeneurs attardés. Elle l'avait su à cause du bruit à la Chaucre, et d'une torche allumée pour savoir ce qui le produisait. À Alep, l'éclairage public ne dérangeait curieusement pas ces blattes qui craignaient pourtant la lumière diurne, il fallait le martèlement d'un pas pour que le tapis noir glissât à l'abri d'une bouche ou d'un regard d'égout. Éva préférait les crabes. Depuis son massacre de cafard, elle avait développé un dégoût particulier à l'encontre de ces indésirables.

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Elle bomba ses trois mots partout où elle l'avait prévu sans rencontrer de difficulté particulières. Excepté au centre de cours. Le bruit de la peinture expulsée par l'air comprimé avait éveillé l'attention d'un noctambule. Elle avait bombé un premier mur, en face du centre, elle avait ensuite traversé la rue, bombé le mur à droite de l'entrée du petit jardin qui donnait accès au Centre, puis elle était passé au deuxième.

— Qui va-là ? avait crié une voix en arabe.

Oh... Éva s'était empressée de finir.

— Qui est là ?! avait répété la voix d'un ton menaçant.

Éva s'était bien gardé de répondre et elle s'était rapidement éloignée. Elle avait gardé le centre pour la fin.

Elle secoua la bombe. Il restait encore de la peinture. Elle en profita sur le chemin du retour pour poser son pochoir un peu partout au hasard. Elle remonta chez elle, jeta le pochoir et rangea la bombe dans la cuisine. Elle attrapa un cigarillo et partit le fumer sur la terrasse. Sa déclaration s'étalait en noir profond sur la blancheur crasseuse du parapet. C'était chouette et elle s'était bien amusée. Elle aurait bien bu une bière. Pas d'alcool, elle avait cours le lendemain matin.

Elle se coucha le cœur joyeux, hautement satisfaite de son initiative.

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Rita lui jeta un coup d'œil en entrant dans la salle de classe. Elle ne dit rien, mais leva les yeux aux ciel en secouant la tête. Elle avait vu. Difficile à vrai dire de ne pas voir. Les graffitis n'étaient pas un art très en vogue à Alep. Personne n'étalait sur les murs ses prétentions artistiques ou territoriales. Éva lui renvoya un immense sourire de fierté. Rita répondit par un soupir de dépit, mais Éva fixait ses yeux et elle découvrit au fond de ceux-ci des étoiles de joie qui dansaient une folle sarabande. Le sourire d'Éva s'agrandit encore. Cette fois-ci Rita le lui renvoya.

Firas entra. Voyant l'humeur joyeuse d'Éva, il osa lui poser la question que beaucoup de ses camarades n'osaient lui poser de crainte de se confronter à une vive déception.

— Éva, vous restez l'année prochaine ?

La joie d'Éva tomba.

La réunion au CCF n'avait pas été en son honneur. Antoine lui avait reproché les absences trop nombreuses de ses élèves en cours de débutants. Des étudiants inscrits à l'université d'Alep pour la plupart. Il lui avait aussi rapporté les avis extrêmement défavorables qui courraient sur son compte.

— Je n'ai jamais vu ça, avait-il dit contrarié devant tous les profs réunis.

Qu'aurait pu répondre Éva pour se justifier ? Rien. Les absences étaient réelles dans ce cours et elle n'avait pas spécialement une très haute opinion de ses compétences professionnelles. Éva s'apparentait à ses propres yeux à une dilettante. Être prof n'était qu'un passe-temps, un moyen de parcourir le monde et d'apprendre. Elle n'arrivait pas concevoir des programmes, ni à correctement évaluer le niveau de ses élèves. À les évaluer selon des critères précis qui ravissaient tant l'administration. Éva s'amusait bien en classe, ses élèves parfois aussi, mais elle considérait être un mauvais prof.

— Non, ils ne me gardent pas, répondit-elle à Firas.

Ces élèves du cours débutants lui avaient déjà posé la question. Ils avaient insisté pour connaître les raisons de ce refus. Éva leur avait expliqué pour les absences. Ils se récrièrent et accusèrent Antoine de commettre une injustice. Rim, la pédiatre, soutenue par son homonyme, gérante de l'un des plus grands hôtels d'Alep, lui expliquèrent que les étudiants étaient en pleine préparation d'examen. Ils ne payaient pas les cours ce qui ne les incitait pas non plus à venir. Elles lui assurèrent qu'elles iraient parler au directeur du CCF. C'était gentil, mais Éva doutait que cela servît sa cause.

Ses élèves du cours supérieur réagirent différemment. Aucun d'entre eux ne rataient jamais un cours. Mais ils connaissaient la réputation détestable d'Éva. Certains y avaient même contribué.

Mouna prit un air coupable. Elle se leva, contourna les tables placées en « u » et vint se mêler à la conversation. Éva expliquait à Firas que beaucoup d'élèves s'étaient plaint de son débit de paroles trop rapide et de ses cours en général.

— Je ne voulais pas être avec vous, lui avoua Mouna.

Elle exerçait la profession d'avoué. Elle suivait des cours de français pour des raisons extra-professionnelles. Mouna écrivait. Elle avait un jour raconté en cours qu'elle désirait écrire en français. La classe s'était étonnée. Elle s'était justifiée et avait développé une argumentation dont l'avait félicitée Éva. Une argumentation bien construite et surtout agrémentée d'exemples pertinents. Mouna avait évoqué la richesse de la langue française, la liberté qu'elle ressentait quand elle en usait. Son argumentation avait d'abord porté sur la linguistique avant d'aborder des thèmes beaucoup plus intimes. L'Arabe restreignait sa liberté d'écrire, maintenait, selon ses propres dires, son esprit enchaîné à des tabous et des considérations morales. Des tabous et des considérations dont elle s'affranchissait quand elle parlait ou écrivait en français.

— J'avais tant entendu parler de vous que, quand Antoine m'a dit dit qu'il m'inscrivait dans votre cours, j'ai refusé. Je lui ai dit que je voulais un autre professeur.

Les élèves la regardèrent sans dire un mot.

— Mais je m'étais trompée continua-t-elle très vite. Je ne vous connaissais pas. J'ai adoré vos cours. Je suis retournée voir Antoine au CCF pour lui dire que ce qu'on racontait sur vous était faux et que vous étiez un très bon professeur.

Éva remercia gentiment Mouna. Celle-ci se défendit de la moindre flagornerie. Elle avait parlé sans savoir et elle n'avait ensuite que corrigé l'injustice dont elle s'était rendue coupable envers Éva.

— On ira lui parler, déclara Firas. Lui dire ce qu'on pense de vous.

Éva se fendit d'une moue. Elle pensait la décision d'Antoine irrévocable. Violette avait postulé pour reprendre les cours en septembre. Sa demande avait été enregistrée, mais la jeune étudiante n'avait reçu aucune assurance d'être intégrée comme professeur à l'équipe du Centre culturel. Si Violette elle-même ne trouvait grâce aux yeux d'Antoine, Éva n'avait aucune chance.

Le cours n'en fut pas moins joyeux pour autant. Ses élèves estomaquèrent Éva par la qualité de leur prestation. Ils présentaient aujourd'hui, le travail de reconstitution qu'ils avaient effectué sur les statues antiques. Tout était brillamment exposé, argumenté et présenté.

Le groupe de Rami avait même réalisé une photo montage pour les besoins de leur exposé. Leur Vénus accroupie, sans tête et sans bras, possédait maintenant, une véritable tête et de véritables bras. Les autres avaient dessiné les membres manquants et les accessoires qu'ils avaient attribué à leur dieu grec.

Enthousiaste, elle leur proposa d'imprimer un petit livret qui rendrait compte de leur travail. Son idée fut chaleureusement saluée. Rami formula cependant quelques réserves. Sa fiancée avait servi de modèle à la reconstitution de leur Vénus. On distinguait parfaitement les traits de son visage tourné de profil selon l'exact position de la statue.

— Je veux juste tourner un peu plus sa tête pour qu'on puisse pas la reconnaître. Je vous rendrai la photo vendredi.

— D'accord, il n'y a pas de problème.

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À la fin du cours, Éva se retrouva seule dans sa classe. Raf'a et Rita l'attendait dehors. Elle se rembrunit. Elle aurait souhaité rester à Alep. Profité encore de sa douceur de vivre, de sa terrasse.

— C'est dommage si tu pars, lui dit Raf'a.

Éva haussa les épaules.

— Je sais, je suis déçue.

— Bah, répondit Rita. C'est la vie. Et puis trouveras facilement un autre poste. Tu partiras dans un nouveau pays et tu seras heureuse.

— Mouais, mais ça ne sera pas pareil et j'aime vraiment cette ville.

— Ce n'est jamais pareil.

Éva se demanda un instant si Rita ne se félicitait pas avec soulagement de son départ programmé et puis, Raf'a prit congé en réitérant ses regrets à Éva. Des regrets sincères. Rita n'avait pas exprimé la moindre contrariété à l'annonce qu'elles ne se reverraient jamais quand Éva prendrait l'avion pour Paris le 10 juillet.

— Il faudrait que je joigne mon propriétaire, déclara Éva.

— Pourquoi ?

— Je pars le 10 juillet, le contrat de location s'arrête le 30 juin, je voudrais savoir s'il serait d'accord pour je reste chez lui une semaine de plus.

— Je dirai à mon père de l'appeler et je te dirai.

— D'accord, merci.

Rita lui crocheta le bras et lui adressa une grimace.

— Tu sais que tu es folle ?

Éva lui lança un regard d'incompréhension. Rita désigna les graffiti du menton. La jeune Française prit un air mi-gêné, mi-fiéro.

— Anouar a lessivé toute la cage d'escalier et tout le couloir de l'entrée de l'immeuble ce matin. Il t'a vouée ila al shaïtan.

Éva s'esclaffa.

— Il n'a pas osé effacer celui dans la rue. J'en vu d'autres en venant et ceux-là ne sont pas discrets parce que les murs sont tous neufs. Tu en a mis beaucoup d'autres ?

— Tu verras bien.

Rita tentait vainement de paraître contrariée. Toute sa physionomie criait le contraire. Elle avait ri comme une folle quand Anouar l'avait appelée après avoir découvert le premier graf. Anouar n'avait pas compris la teneur du message, la signification des trois mots bombés à l'intérieur même de son immeuble. Mais il se faisait peu d'illusions sur le sens de la déclaration étalée impudiquement sur les murs.

Il avait tout de suite compris que seule Éva était susceptible de se rendre coupable d'un tel acte de vandalisme. Pour la bonne et simple raison que personne à Alep n'eût oser taguer un mur en ville. Elle avait dû opérer la nuit, tard. Parce que si un policier ou un membre des services de renseignements était tombé sur elle, le CCF aurait appelé Rita pour lui apprendre qu'Éva n'assurerait plus ses cours avant la saint Glinglin. Une étrangère, surprise avec un pochoir et une bombe de peinture à la main et qui laissait derrière elle des messages sibyllins ? Éva aurait fini assise sur une chaise inconfortable face à un bureau, éblouie par la lumière crue d'une lampe braquée sur elle. Et rien de ce qu'elle aurait pu dire n'aurait été cru. Qu'elle racontât la vérité ou pas.

Enfin, la vérité... Il espérait qu'elle ne raconterait pas qu'elle couchait avec une femme mariée, que le mari de cette femme les avait surpris en plein ébats et qu'elle voulait assurer cette femme de son amour ou de sa fidélité en laissant derrière elle des messages à la peinture noire sur tous les murs de la ville. Parce qu'il ne voyait pas trop ce que pouvaient vouloir dire ces trois mots à part cela. Rita avait confirmé ses doutes. Rayonnante de bonheur et de fierté. Pourquoi Éva avait choisi de lui déclarer sa flamme en chinois, cela Anouar n'en avait aucune idée. Rita si. Mais elle n'en dit rien à Anouar.

L'expression, aux dire d'Éva, était peu inusité en Chine et seulement dans le cas d'un amour entre deux personnes. En arabe ou en français on utilisait le même verbe pour tout et n'importe quoi. On aimait aussi bien les carottes que se promener, le coucher de soleil que sa mère, son collègue que l'amour de sa vie. L'anglais possédait deux verbes, l'espagnol trois, mais ils s'étaient galvaudés avec le temps pour ne pas prendre plus de sens qu'en français ou en arabe.

Que ce fût vrai ou pas, Éva considérait que les Chinois n'avaient pas émoussé le sens du verbe destiné à l'amour avec un grand A en l'utilisant à tout bout de champs. C'était l'une des raisons pour laquelle Éva avait choisi le chinois. Le pinying, pas les caractères trop difficiles à découper sur un pochoir.

Rita relut les trois mots. Ils sonnait mieux qu'en arabe. Mais pas mieux qu'en français. La même expression en français s'apparentait à un soupir, elle l'avait exhalé au sommet de son plaisir avec délice et volupté, et il avait raisonné à son oreille comme une confession divinement sensuelle. Rita regrettait porter son prénom. Le i, le t, brisait tout le charme de la première consonne roulée. Elle s'en était plainte à Éva. Elle détestait son prénom. Éva avait protesté, mais Rita savait que la jeune française butait sur la deuxième syllabe quand elle gémissait de plaisir ou de désirs impatients. Éva était un prénom parfait, il s'accordait à la déclaration.

Elle reporta son regard sur Éva. Leva un sourcil narquois. Éva prit une mine embarrassée. Rita la fixa d'un regard accusateur. La jeune Française commença à se dandiner d'un pied sur l'autre. À rougir peut-être, elle avait le teint hâlé et Rita n'aurait su dire si elle rougissait réellement.

Éva...

La jeune Française s'abandonnait à une passion débridée quand elle se trouvait seule avec Rita, quand elles s'étaient déjà engagées loin dans leurs échanges, mais le reste du temps... elle évitait les contacts physiques, les démonstrations d'affection et les grandes déclarations. Une attitude qui n'était certainement pas étrangère au choix qu'elle avait fait de bomber sa déclaration en langue chinoise. Une forme de pudeur. Parce que personne, à part elle et Éva, ne comprendrait le message.

Éva se dégagea de son bras. Rita ne se trompait jamais en ce qui la concernait.

— Tu es vraiment folle, lui dit-elle amusée.

— Ouais, je sais, murmura Éva.

— Tu m'accompagnes au parc avec les enfants ?

Comme si Éva allait refuser.

Elles relevèrent tous les graffitis sur le chemin, sans rien en dire. Aussi fièrement l'une que l'autre.

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Le mois de juin passa très vite sans qu'Éva sût comment elle avait pu survivre deux mois sans toucher Rita. Comment avait-elle pu supporter son absence tous les matins où elle n'avait pas cours, ses nuits toujours solitaires ?

Elle oubliait chaque matin qu'elle avait survécu à son absence le jour précédant parce que, chaque matin à son réveil, elle pensait à elle et qu'elle se levait en espérant partager ne serait-ce qu'une heure en sa compagnie.

Et puis, la vie continuait, Éva donnait ses cours et Alep n'avait à ses yeux perdu aucun de ses attraits. Elle avait même trouvé des câpriers dans les jardins d'un bâtiment abandonné. Elle en avait récolté les fleurs pour les mettre au vinaigre après les avoir abondamment rincées à l'eau claire.

Elle passa plus de temps au CCF, pour préparer ses cours, pour ses recherches, pour jouer ou pour répondre à des annonces et envoyer à tour de bras CV et lettres de motivation.

Rita se rendit à son entretient au consulat du Canada. Elle y était allée détendue parce qu'Éva l'avait entraînée sans beaucoup la ménager et qu'elle était prête à affronter n'importe qui. Anouar l'avait accompagnée, mais il n'intervint pas, il se contenta simplement d'être présent.

La réussite de leur entrevue n'avait toujours dépendu que de Rita. Sur ses épaules reposait l'avenir de ses enfants. Elle était ressortie heureuse du consulat.

L'après-midi, elle avait vu Éva et toute à sa joie, elle l'avait embrassée sur les lèvres. Furtivement. Rapidement, avant qu'Éva ne trouva le temps de réagir et de refermer les bras sur elle. Éva avait tenté ensuite un mouvement, Rita lui avait posé les doigts sur les lèvres et l'avait enjointe à rester sage. Son regard pétillait de joie. Elle se projetait déjà au Canada et Éva l'aimait toujours autant.

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Le propriétaire d'Éva refusa qu'elle restât dix jours de plus dans son taudis. Quand elle l'apprit, Violette l'invita à demeurer chez elle. Elle partait le 7 juillet, elle avait demandé à son propriétaire si Éva pourrait loger chez elle durant trois jours et il avait accepté.

À force d'envoyer des CV, Éva trouva un poste. Un poste piège. En Thaïlande, dans une université. La rentrée universitaire s'effectuait en avril, les vacances semestrielles avaient lieu en octobre. Un prof avait donc planté l'université. Le pays était agréable, le salaire pas trop mauvais, les heures de travail plus que raisonnables. Éva soupçonnait un problème, certainement humain. Tant pis. Elle irait remplacer son prédécesseur au pied levé. Elle n'avait pas envie d'attendre, pas envie d'avoir du temps pour elle.


***


Rita ne se présenta pas au dernier cours. Un cours festif. Soigneusement préparé par Éva.

Pourtant la jeune Syrienne avait été chargée par ses camarades de trouver un cadeau pour leur professeur. Les deux jeunes femmes s'étaient rendues ensemble au souk. Elles avaient une fois encore, peut-être pour la dernière fois, parcouru les rues couvertes et animées du marché. Main dans la main. Les doigts entrelacés. Rita avait demandé à Éva ce qu'elle souhaitait. La jeune Française collectionnait les couteaux et les poignards. Pliants ou pas. Une collection commencée quand elle avait huit ou neuf ans. Elle n'en possédait pas beaucoup. Quelques modèles anciens, un cran d'arrêt en corne de Châtellerault, un petit couteau pliant en forme de poisson de Tchéquie, des couteaux publicitaires en nickel, un couteau d'apparat écossais, un poignard norvégien que lui avait cédé un ami, un étrange couteau-huppe acheté au Liban. Le reste n'avait pas trop d'intérêt. Éva voulait un poignard syrien. Même si les lames ne valaient rien, elle aimait les manches en métal ouvragés.

Rita poussa de haut-cris :

— Ça ne va pas ! protesta-t-elle vivement. On ne peut pas t'offrir un couteau. Ça ne se fait pas !

— Ben, pourquoi ? s'étonna Éva.

— Éva, c'est non, fit Rita d'un ton définitif.

Rita ne plierait pas. Éva abandonna pour cette fois ses rêves de poignard. Elle détestait les cadeaux, elle n'avait jamais besoin de rien, que pourrait-elle bien demander ?

— Bon, d'accord, on laisse tomber le poignard, concéda Éva.

— Tu veux quoi ?

— Ben...

La jeune Française soupira.

— Des housses de coussin ?

Éva lui montra des housses fabriqués dans les ateliers qu'elle avait visités avec Violette.

— Non, pas ça, je t'en ai déjà acheté.

Elle était vraiment chiante...

— J'en sais rien, Rita.

— Allez, il est tard, il faut te trouver quelque chose avant que tout ne ferme.

Éva regarda autour d'elle. Elle ne vit rien d'intéressant. Rien qui lui plût. Un instrument de musique, pensa-t-elle soudain ? Ouais, ça, c'était une bonne idée. Un tambourin tendu d'une peau de chèvre et recouvert de marqueterie. Elle en avait remarqué de très beaux dans certaines boutiques qui ne se trouvaient pas à proximité de l'endroit où elles se promenaient. Il était tard, elle avait perdu beaucoup de temps et elles achetèrent le premier tambourin qu'elles trouvèrent.

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Éva avait bâti son cour sur une histoire. Un roman. Michel Strogoff. Une course à travers la Sibérie, semée d'embûches et d'épreuves. Prétextes à des exercices divers qui allaient de la course aux conjugaisons en passant par un jeu de définition, la création d'un mythe pour charmer une sorcière ou l'élaboration d'une élégie destinée à prouver que le groupe était bien constitué d'un ambassadeur.

À la fin du cour, Raf'a sortit le tambourin que Rita était venu lui apporter le jour précédant. Le cadeau choisi déplut. Pas l'objet en lui-même, mais la qualité de ses finitions, de la marqueterie.

Nour, une des cinq profs, s'empare du tambourin, frappe dessus. En apprécie le son, mais grimace à la vue de la colle qui dépasse d'un peu partout, des languettes de bois mal coupées ou déjà décollées. Quelques mots en arabe s'échangent rapidement entre les profs, fustigeant le choix indélicat de Rita. Éva ne pouvait vraiment leur donner tort. Mais elle s'en moquait, elle aimait l'instrument et la gentillesse de ses élèves. Leur intention à son égard. Leur volonté de ne pas la quitter sans lui témoigner leur affection.

— On chante ?! proposa Nour en démarrant un rythme du bouts des doigts.

Proposition acceptée.

À l'unanimité.

Nour arborait des airs de mémère de cinquante ans, mais c'est une diablement bonne percussionniste et après des chansons populaires, après l'inévitable Feïrouz, vint la dabké. Joyeuse et endiablée.

Éva adorait ses élèves.

C'était son dernier cours. Son ultime cours à Alep. Plus que le tambourin, ils venaient de lui offrir un souvenir qu'elle garderait à jamais dans son esprit.

Elle n'était pas toujours très à l'aise quand elle endossait son costume de professeur. Il la gênait aux entournures. Elle aimait régner sur sa classe, échanger, rire avec ses élèves, les emmener plus loin, les pousser à réfléchir, les manipuler, mais elle angoissait de ne pas se montrer à la hauteur de sa fonction. Le métier de professeur, cette occupation comme elle l'appelait, impliquait une grande solitude. Elle préparait seule ses cours et elle ne savait jamais réellement s'ils étaient adaptés à son public, s'ils se montraient pertinents ou utiles. Éva savait que ses objectifs n'avaient rien de pédagogiques et elle n'avait jamais réussi à élaborer ou à suivre le moindre programme.

Mais, il arrivait parfois qu'à ses yeux, le cours parfait se profilât, se matérialisât. Que l'échange entre elle et ses élèves atteignît les sommets. En cela, sa classe de S1 avait été particulièrement gratifiante parce que ses élèves répondaient aux stimuli au-delà de ses attentes, qu'ils attrapaient au bond les balles qu'elles leurs lançaient, qu'ils inventaient. Réagissaient. Les cours se déployaient à partir d'une base et de documents qu'elle avait prévus et s'enrichissaient d'eux-même, intervention après intervention, d'une idée, d'une opinion, d'une remarque. Ses élèves donnaient naissance à une œuvre.

En Chine, Éva avait passé une année intense avec sa seule et unique classe de troisième année de licence. Parce qu'ils étaient isolés sur un campus perdu au milieu des rizières, parce que les étudiants étaient dotés d'une imagination fertile, d'une culture héritée des âges anciens, parce qu'ils savaient se montrer curieux et que certains avaient profité au maximum du privilège que leur avait accordé Éva : celui de bénéficier d'une porte ouverte permanente chez elle. Ses étudiants chinois avaient additionné rapports académiques et rapports personnels. Les cours s'en étaient ressentis.

Au Liban, elle avait surtout passé d'excellent moments en dehors de ses heures de classes. Elle s'étaient mieux entendu avec les enfants qu'avec les élèves.

À Alep, elle avait fait face à des adultes. Les échanges avaient été différents, mais non moins enrichissants. Éva n'avait jamais regretté un seul instant d'avoir accepté son contrat avec le CCF. Elle aimait la Syrie avant d'emménager à Alep, depuis longtemps. La pertinence de son amour un peu étrange pour ce pays et pour ses habitants n'avait jamais été remise en doute au cours de ces six derniers mois. Son amour s'était confirmé, raffermi. Déployé.

Fatima attrapa la main d'Éva et l'arracha à la table sur laquelle la jeune Française était assise. Firas entrelaça ses doigts aux siens. Zahra se mit à rire, Sharmine cria. La voix de Nour s'amplifia et ses doigts s'agitèrent plus rapidement sur le tambourin.

Éva regrettait l'absence de Rita, mais elle ne bouderait certainement pas son plaisir avec les autres. Elle regarda les pieds de Firas qui la précédait dans la chaîne de la dabké et se cala dans le rythme. En tête, dansait Rami, un chapelet à la main. Il bondissait comme un cabri, Ahlam suivaient derrière aussi vive et légère que lui.

Éva oublia Rita.

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Le lendemain, elle boucla son sac. Elle plia les draps que lui avait prêtés Rita, balaya la pièce du regard. Elle n'avait rien envie de laisser à son propriétaire. Elle rassembla sa chaise hideuse, les draps, les fournitures d'école qu'elle n'emmènerait pas. Elle partit avec sous le bras et les déposa sans frapper sur le palier de l'appartement de Rita.

Elle se dirigea ensuite vers la rue des bijoutiers. Elle y était venue plusieurs fois en reconnaissance. Comparer les prix, les modèles. Elle avait trouvé ce qu'elle voulait. Une idée qui la taraudait depuis longtemps. Se déplacer seule au Proche-Orient lui occasionnait beaucoup de propositions plus ou moins honnêtes.

Il n'y avait pas eu que ses trois demandes en mariage et porter une alliance ne lui éviterait pas toujours les invitations libertines. Quand elle s'était rendu au Liban fin mai, elle s'était retrouvée en pleine nuit à la frontière. Il n'y avait ni mini-bus ni service. Elle avait repéré une plaque d'immatriculation de Zahlé et elle avait demandé au chauffeur s'il pouvait la déposer sur le chemin. Il avait accepté, mais, durant le trajet, il avait lourdement insisté pour qu'elle l'accompagnât jusqu'à Beyrouth. Pour s'amuser et boire du Whisky toute la nuit. Éva avait d'abord protesté qu'elle devait partir le matin très tôt pour marcher dans la montagne, il lui avait assuré qu'elle serait revenu avant cinq heures du matin. Elle avait parlé d'un pèlerinage. Sans plus de succès. Elle avait alors, en désespoir de cause, invoqué un mari et deux enfants. Son chauffeur n'en avait eu cure. Il avait continué à la supplier de passer la nuit avec lui. Sa déception avait été si vive quand il avait finalement compris qu'Éva ne se laisserait jamais corrompre que la jeune Française avait craint un moment ne pas pouvoir à temps récupérer ses affaires déposées sur la banquette arrière de la voiture.

L'alliance ne la sauverait pas des séducteurs, mais elle tiendrait à distance les moins entreprenants d'entre eux. Elle clamerait aux yeux de tous qu'Éva n'était pas libre.

L'anneau en or rouge était strié de deux lignes en or brossé. Discret et élégant à la fois. Le prix était raisonnable et Éva y fit graver sur la face interne de l'anneau le nom de la ville et une date. En arabe.

Elle retourna ensuite chez elle, jeta son sac sur une épaule, passa la bandoulière de sa guitare sur l'autre, fit une dernière fois le tour de l'appartement dans lequel elle avait vécu ces trois derniers mois. En revenant dans le salon, ses yeux s'arrêtèrent sur le matelas dénudé. Sur le lit qui grinçait scandaleusement.

Elle avait été heureuse ici. Dans la pièce, sur la terrasse, comme dans ce lit.

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Violette n'était pas chez elle quand Éva sonna à sa porte pour s'annoncer. La jeune étudiante lui avait donné un jeu de clefs. Elle lui avait recommandé de s'installer sans crainte de la déranger et de faire ce que bon lui semblait.

Le lit était fait. Violette était adorable. Elle possédait aussi une très belle salle de bain et une machine à laver. Rita avait continué de laver et de repasser le linge d'Éva même après qu'Anouar les eût surprises au lit, même après qu'il se fût opposer à ce que les deux jeunes femmes se vissent trop souvent, mais Éva avait accumulé du linge sale depuis que Rita lui avait rendu sa dernière lessive et elle n'avait plus une seule chemise propre à se mettre.

Elle trouva un sac de lessive ouvert dans un placard. Elle remarqua une bombe de Bif-Baf entreposé dans le même placard. Violette devait se battre elle-aussi contre les cafards.

La machine à laver lui rappela les modèles qu'on vendaient en Chine. Éva connaissait. Elle lança la lessive et décida de prendre un bain. Le premier depuis bien longtemps. Et comble de luxe, l'appartement de Violette était équipé d'un chauffe-eau. Cet appart avait tout du vrai palace se délecta Éva en se détendant dans l'eau moussante.

Un cafard montra ses antennes et entreprit une exploration du bord de la baignoire. Éva, alertée par la présence du Bif-Baf avait prévu sa visite. Elle s'empara de la bombe qu'elle avait posée derrière elle, se releva brusquement et vaporisa l'immonde bestiole. Le cafard se figea, fit prestement demi-tour, s'affola, courut sur le mur, fut secoué d'un soubresaut et décrocha soudainement. Éva se pencha par-dessus le bord de la baignoire. La bestiole agonisait sur le dos en agitant frénétiquement les pattes.

Bien fait ! pensa-t-elle méchamment.

Elle se rallongea. Elle le jetterait par la fenêtre après son bain.

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Quand Violette rentra, Éva lui annonça, en guise d'excuse et de permission à posteriori, qu'elle avait profité de sa baignoire, utilisé son Bif-baf pour mettre fin aux jours d'un affreux cafard qui hantait sa salle de bain et qu'enfin, elle avait pris la liberté d'utiliser sa machine à laver. Violette resta un instant sans voix.

— Euh... Violette ? s'inquiéta Éva.

— Tu as tué un cafard ?

— Euh, oui, mais je l'ai jeté par la fenêtre.

— Et tu as trouvé le Bif-Baf chez moi ?

— Oui. Dans le placard à côté de la machine à laver. C'est un super produit. Bon, il est vrai que tu t'empoisonnes en même temps que les cafards quand tu en vaporises des tonnes pour être sûre de les tuer, mais comme tu es un peu plus grosse que lui, tu te bousilles juste les poumons quand lui meurt définitivement, ironisa Éva en grimaçant.

— J'ai peur des cafards, fit Violette sans réagir à la plaisanterie d'Éva. La première fois que j'en ai vu un, j'ai hurlé comme une folle, j'étais tétanisé de terreur dans ma baignoire. Et depuis, à chaque fois que je prends un bain, je suis prête à m'enfuir en courant. C'est vraiment bien le Bif-Baf ?

— Ouais, génial. J'avais un nid de cafards chez moi. Après un seul traitement, je n'en ai plus jamais vu un seul.

— Pff... depuis six mois je m'angoisse à cause de ces cafards. Je ne savais même quoi acheter pour les tuer, j'ai toujours entendu dire que les produits étaient inefficace contre les cafards.

— Ouais, en France peut-être, mais ici, nous sommes en Syrie, le principe de précaution n'existe pas.

— Je suis nulle, se rembrunit Violette.

Elle était surtout très mignonne, pensa Éva en s'efforçant de ne pas sourire.

— Si je trouve le nid, je peux m'en charger, lui proposa-t-elle.

Violette s'illumina :

— Tu ferais ça ?!

— Oui, fit Éva en haussant une épaule.

— T'es géniale ! s'enthousiasma sincèrement Violette.

— Merci.

— Mais euh... une autre chose... hésita Violette. La machine à laver... ?

— Oui ?

— Elle marche ?

— Oui, très bien.

— Tu n'as pas rencontré de problèmes pour la mettre en route ?

— Non, j'ai juste mis la lessive dans le tiroir et lancé la programmation.

— C'est pas vrai... dit lentement Violette d'un air qui dénotait qu'elle n'en croyait pas ses oreilles.

— Ben... si.

— Tu peux me montrer, s'il te plaît ?

— Si tu veux.

Éva ferma le hublot de la machine, ouvrit le robinet d'arrivée d'eau et lança le programme.

— Mais comment tu as fait pour tourner le bouton de programmation ? s'étonna Violette. Je n'ai jamais réussi à le bouger.

— Il faut le tirer avant de le tourner.

Éva lui montra.

— Ce que je peux être débile, se désola Violette. Je croyais qu'elle ne marchait pas. Depuis janvier, je me ruine en pressing.

Éva évita de s'esclaffer bruyamment, mais elle arborait une mine tellement hilare que Violette le remarqua.

— Idiote, je suis idiote, reconnut la pauvre Violette d'un air consterné.

— Ouais, acquiesça Éva d'un air goguenard. Mais une ravissante idiote !

Violette connaissait le film avec Brigitte Bardot. Elle sourit.

— Ne te fous pas de moi, protesta-t-elle sans aménité.

— Sans rire, là, c'est difficile, rit cette fois Éva.

Violette rougit jusqu'aux oreilles et accorda à Éva qu'elle avait raison.

.

Les deux jeunes Françaises cohabitèrent une semaine ensemble. Sereinement.

Violette appris à Éva qu'Antoine ne lui avait toujours pas donner de réponse pour septembre. Elle ne savait toujours pas si elle reviendrait à Alep ou pas. Il lui avait déclaré qu'il attendait de recevoir les CV et les lettres de motivation de tous les candidats avant de se décider.

— Ouais, en gros, s'il trouve mieux, il te jette, en conclut Éva.

— Oui.

— Quel connard ! Et pour l'appart comment tu vas faire ?

— Mon propriétaire est sympa, il m'a promis d'attendre de mes nouvelles et de ne pas le louer avant.

— Tu as la côte...

— Vu le prix que je paye...

Violette payait onze mille livres de loyer.

La jeune étudiante passa beaucoup de temps avec Jérôme qu'elle n'était pas sûre de revoir après son départ. Elle ne rentra pas toujours la nuit et Éva ne la vit en fin de compte que très peu, mais elle découvrit, en la fréquentant, lorsque Violette était présente, qu'elle pouvait très bien s'accommoder d'un colocataire pourvu qu'il ressemblât à Violette.

Elles ne se génèrent jamais.

.

Et puis, Violette, un matin, prit un taxi pour l'aéroport.

— Salut, dit-elle à Éva qui lui avait descendu son sac et avait attendu le taxi avec elle.

— Salut, répondit aussi sobrement Éva. Et merci pour l'appartement.

— Pas de problème, lui répondit sincèrement Violette en montant dans le taxi. Tu seras toujours la bienvenue si on se revoit. En Syrie ou ailleurs, ce sera toujours un plaisir.

— Ouais, pareil.

Voilà pour les adieux à Violette.

Restait Rita.


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