Chapitre XIII : Bif-Baf, Aaaah !


Éva remplissait des seaux d'eau en prévision de la soirée. Aujourd'hui, l'eau serait coupée à midi. Deux pour les toilettes, un pour sa toilette du soir et toutes les gamelles et casseroles pour la cuisine. Elle avait l'habitude, et pour la toilette, que l'eau coulât ou pas au robinet ne changeait rien. Éva prenait sa douche à l'ancienne. Avec un seau et une casserole. Pour les cheveux, elle faisait bouillir de l'eau dans une gamelle et elle la mélangeait ensuite avec de l'eau froide. Elle se lavait à même le sol dans sa cuisine. Une contrainte qui ne la gênait pas outre mesure.

La sonnette de la porte d'entrée retentit. Elle ferma le robinet, posa son seau par terre et se dirigea vers la porte d'entrée. Un voisin peut-être. Elle croisa un cafard sur la petite terrasse couverte. Il faudrait qu'elle prît soin de ce problème. Elle pensait avoir repéré leur nid, n'en avait pas découvert d'autres ailleurs, il ne lui restait plus qu'à acheter du Bif-Baf et elle se débarrasserait définitivement de ces bestioles qui infestaient la ville et son appartement. Le Bif-Baf était mortel. Éva repoussait l'opération parce qu'elle avait mieux à faire le matin quand elle n'avait pas cours et qu'elle se trouvait rarement présente l'après-midi. Quant au soir, elle rechignait à l'idée de se coucher après avoir intenté un massacre. Les cafards laissaient échapper une atroce gelée jaunâtre quand on les écrasaient.

Elle ouvrit la porte.

Rita.

Rita et ses enfants.

— Bonjour.

— Bonjour, répondit Éva le visage fermé.

Les enfants saluèrent Éva et partirent en trottinant dans le salon.

— Tu frappes maintenant ? reprocha Éva à Rita.

— Anouar m'a confisqué tes clefs.

La colère brilla dans les yeux d'Éva. Rita entra et referma la porte derrière elle. Elle regarda Éva et se dirigea sans un mot dans le salon. Éva avait soudain envie d'un verre de Whisky et d'un cigarillo. Elle suivit Rita. Aucune des deux ne s'assit.

— On a fait l'amour après ton départ.

Génial.

— Ce n'était pas très bien, la détrompa pourtant Rita. Et avant de partir ce matin, il a voulu encore une fois.

Ouais, s'enthousiasma cyniquement Éva, toujours aussi silencieuse.

— Il ne veut plus que nous fassions l'amour toi et moi.

Éva attendait la suite.

— Éva, je lui ai promis.

Éva s'assit sur le sofa. Rita vint prendre place à côté d'elle. Paul s'approcha et tira sa mère par la manche. Elle ouvrit son sac et lui donna un biberon. L'enfant s'en saisit et détourna son attention des deux jeunes femmes.

— Éva...

Rita tourna la tête. Ce qu'elle vit la laissa muette de surprise. Éva pleurait. La jeune Française s'était affaissée sur elle-même et les larmes lui inondaient le visage.

— Éva, euh... je...

Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle pouvait lui dire et elle peinait à interpréter les larmes qui coulaient. À leur trouver une explication valable.

Éva ne savait pas trop non plus pourquoi la déclaration de Rita l'avait si durement heurtée. Qu'elle couchât avec Anouar après deux ans d'abstinence ne lui faisait ni chaud ni froid. Anouar pouvait baiser sa femme autant qu'il voulait du moment qu'Éva pût faire l'amour avec celle-ci tous les jours.

Une pensée infantile.

— Il ne s'oppose pas à ce que nous nous voyions encore, lui dit Rita.

— Je m'en fous de te voir, Rita.

— Nous resterons amies, je ne peux pas me passer de toi, il le sait, je lui ai dit.

— Nous ne sommes pas amies.

Éva posa sa tête sur l'épaule de Rita et laissa libre-court à son chagrin. Paul s'approcha, inquiet, et enlaça sa mère.

— Elle est triste, expliqua Rita à son fils.

Triste ? Rita était trop débile. Complètement aveugle, d'une mauvaise foi innommable.

— Éva... Euh... Il m'a demandé de choisir.

Éva se redressa. Elle s'essuya les yeux d'un revers de main et posa des yeux interrogateurs sur Rita.

— Si je veux, il me laissera partir. Je n'aurai qu'à lui demander mon passeport et il me le rendra.

— Il garde ton passeport ?

— Oui.

— Tu sais où il le garde ?

— Non.

Éva croyait rêver :

— Et tu acceptes ça ?

— Quel est le problème ?

Furieuse, Éva se leva.

— Le problème, Rita ? Mais merde ! Il vit à tes crochets et il garde ton passeport !

— Il ne vit pas à mes crochets.

— Tu veux rire ! lui lança Éva d'un ton narquois. Vous habitez chez ta cousine, vous ne payez aucun loyer, tu m'as déjà dit que ta cousine voulait récupérer son appartement, que tu avais honte de ne pas accéder à sa demande, mais qu'Anouar ne faisait rien pour accélérer le déménagement. Tu rapportes vingt mille livres par mois à la maison, combien gagne Anouar ?

— Je ne sais pas, il gagne bien sa vie.

— En travaillant pour son copain à fabriquer des jouets en bois ? Raf'a gagne cinq mille livres par mois. Tu crois vraiment qu'il gagne plus qu'elle ? Il doit à peine se faire deux mille livres par mois.

— Tu crois ? Mais non, ce n'est pas possible, protesta Rita.

— Réfléchis !

— ...

— Rita !

— Tu... tu as peut-être raison, je n'y avais jamais pensé, balbutia Rita. Éva, qu'est-ce que je fais ? Je ne peux pas vivre sans toi. Je peux partir, nous irions en France. Je travaillerai, je peux faire n'importe quoi, des ménages...

Qu'est-ce que pouvait répondre Éva ?

Rita n'était pas heureuse. Sa vie n'était qu'un vaste gâchis d'intelligence et de sentiments. Mais qu'avait Éva à lui offrir ? Elle vivait depuis des années à l'étranger, passant d'un contrat annuel à un autre, jamais sûre de trouver un nouveau poste quand son contrat en cours s'achevait. Son parcours était plein de trou, elle ne gagnait pas beaucoup d'argent, elle ne possédait pas de maison en France, elle ne comprenait rien à la société française et comprenait encore moins bien comment fonctionnait son administration. Éva était une marginale qui amusait de ses récits les soirées familiales ou celles des rares amis qui lui restaient.

Éva se trouvait affligée d'un autre défaut. Elle était foncièrement honnête. Rita exigeait, plus qu'elle le ne demandait, qu'Éva prît une décision à sa place. Éva ne se laisserait jamais entraîner dans ce piège. Tout son être lui criait de conseiller à Rita de quitter Anouar, de se libérer du carcan de son mariage. De vivre avec elle. D'être heureuse avec elle. D'avoir d'autres enfants. Rita ne voulait plus en porter. Éva était prête à en assumer la conception. Rita n'était pas contre, du moment qu'Éva trouvât un homme, celui qui lui plairait, à une condition près : « Pas Anouar, l'avait-elle très sérieusement mise en garde. ». Éva pouvait lui déclarer, là maintenant : « Je veux vivre avec toi, Rita. Quitte Anouar, partons ensemble. ».

Rêver, mentir. Forcer sa décision.

Mais Éva ne se résoudrait jamais à prendre une décision à la place de quelqu'un d'autre.

À une époque de sa vie et dans certaines conditions, Éva avait connu l'ivresse du pouvoir. Elle avait découvert l'influence qu'elle pouvait exercer sur les autres. Sur des personnes de caractère, sur des gens supérieurement intelligents. Elle se plaisait parfois à prédire qu'elle incarnerait avec réussite la figure mystique d'une secte quelconque. Une prédiction à laquelle rien ne se serait opposé. Sinon la morale d'Éva. Son sens éthique. Son incapacité à mentir et à manipuler sans scrupule.

Il arrivait à Éva de manipuler ceux qui l'admiraient, mais dans un seul et unique but. Celui de les amener à prendre eux-même leurs décisions. Elle les voulaient libres, pas assujettis à sa personne, à d'autres personnes, à la morale ou n'importe quel mirage séduisant et trompeur. Seulement libres et conscients.

Même si elle devait le regretter, même si elle devait en souffrir plus tard, elle n'influencerait jamais d'aucune manière la décision de Rita :

— C'est ta vie, Rita. Je ne peux pas choisir pour toi.

Rita se pinça les lèvres.

— Il faut que je rentre, on se voit demain en cours ?

— Mmm.

Rita appela ses enfants. Gibraïl dévisagea Éva un moment avant de se détourner d'elle. Éva les raccompagna. Gibraïl sauta dans l'escalier. Il était déjà au troisième étage avant que Rita n'eût tourné le dos à Éva. La jeune Syrienne se pencha sur Éva et l'embrassa doucement sur les lèvres. Sous les yeux innocents de Paul.

— Je t'aime, souffla-t-elle en guise d'adieux.

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Éva ferma la porte.

D'abord se détendre. Elle fila dans sa cuisine, sortit sa bouteille de Whisky et se servit un verre à ras bord. Elle le leva à l'attention d'Anouar et le vida cul sec. Une grimace lui déforma les traits du visage. Elle détestait le Whisky. La boisson était trop amère à son goût, mais l'alcool lui brûlait l'estomac et lui libérait l'esprit. Elle se versa un autre verre et retourna au salon. Elle alluma un cigarillo et partit s'asseoir sur sa chaise bleue sur la terrasse. L'esprit vide.

Une demi-heure après, elle se précipita aux toilettes, s'enfonça les doigts dans le fond de la gorge et vomit tripes et boyaux. Elle se félicita que l'eau ne fut pas encore coupée. Elle s'aspergea le visage pour se remettre les idées en place et décida de s'occuper de ses cafards.

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C'était immonde.

Le nid se trouvait bien dans le chambranle de la porte qui séparait les toilettes de la cuisine. Éva vaporisait du Bif-Baf. Un grouillement suivait et un cafard apparaissait. Éva s'était installée sur un petit banc face à la porte, une chaussure à la main. Dès que le cafard touchait terre, elle écrasait l'animal. Elle répéta l'opération dans le même ordre. Vingt-sept fois. Elle acheva le massacre avec l'estomac aussi barbouillé qu'avec son mélange assassin d'alcool et de tabac. Elle ramassa les cadavres et les balança dans la courette crasseuse.

Et maintenant ?

Malgré le dégoût qu'elle venait d'éprouver et une nausée persistante, elle mourrait de faim. Elle descendit dans la rue et se rendit à la rôtisserie. Une fournaise digne de l'enfer de Dante. Le soleil dardait dehors et la température ambiante devait atteindre les quarante degrés. Les rôtissoires tapissaient l'un des murs de la boutique. Des forçats, torse nu, dégoulinant de sueur s'activaient devant les flammes. Éva étouffait debout devant le comptoir, comment ces types ne mourraient-ils pas ?

La rôtisserie ne donnait pas dans la demi-mesure. Chaleur, flammes, clients, poulets et frites, le tout en abondance. Éva se retrouva avec un plat assez conséquent pour nourrir cinq à six personnes. Elle remonta chez elle. Mangea de bon appétit et se demanda ce qu'elle pourrait bien faire de la si énorme quantité de nourriture qui lui restait. Elle ne possédait pas de réfrigérateur. Elle se relâcha sur le dossier du sofa, ferma les yeux. Des pensées noires l'assaillirent et des larmes vinrent lui piquer les yeux. Elle secoua la tête, rouvrit les yeux, empaqueta son poulet, regarda sa montra. Midi vingt.

Rita ne mangeait jamais avant deux heures.

Elle déposerait le poulet chez elle et passerait ensuite l'après midi au souk. Samir serait content de la voir.

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Elle frappa à la porte. Rita ouvrit.

— Éva, souffla-t-elle affolée. Tu...

— Tiens, j'ai acheté ça tout à l'heure, il y en a trop, je te le donne, la coupa Éva sans lui laisser une chance de continuer.

— Rita min on ? fit la voix d'Anouar dans le salon.

— Salut, dit précipitamment Éva en tournant les talons.

— Euh...

— Rita ? appela la voix contrariée d'Anouar.

Éva entendit vaguement Rita répondre à Anouar qu'Éva leur avait apporté à manger.

Elle attrapa un taxi dans l'avenue Slemanié. Elle se perdit dans les souks, visita des parties dans lesquelles elle ne s'était jamais rendu. Samir l'accueillit comme elle l'avait prévu avec joie et bonne humeur. Ils discutèrent et rire ensemble pendant plus d'une heure et demi. Puis, Éva prit congé, erra encore un peu dans le souk et décida de passer la soirée au CCF. Elle en profiterait pour lire et effectuer des recherches sur Internet.

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Rita vint au cours. Elle se montra plus silencieuse qu'à son habitude. Tout le monde le remarqua. Éva lui lança un coup de pied dans la semelle de ses chaussures au milieu de la leçon, parce que Rita semblait perdue dans ses pensées. Mirna fronça les sourcils. Elle avait déjà croisé Rita et Éva à onze du soir une nuit dans la rue. Elles revenaient de chez Éva. Rita avait déclaré à Mirna qu'Éva venait les visiter. Mirna lui avait fait remarquer que l'heure était tardive pour rendre visite à des amis. Rita avait acquiescé en riant. Mirna se posait parfois des questions sur les relations qu'entretenaient Rita et la jeune professeur de français.

Rita s'attarda à la fin du cours. Quand elle se retrouva seule avec Éva, elle l'invita à rentrer à pieds avec elle à Slémanié

Il existait deux chemins pour se rendre du centre des cours à Slémanié. L'un passait par le jardin public, c'était celui qu'empruntait toujours Éva le matin, quand elle était seule. L'autre, plus long, passait par Mar Gergiès et des avenues larges et désertes.

Rita entraîna Éva sur cet itinéraire.

— On a encore fait l'amour, déclara-t-elle après un long moment de marche silencieuse. Hier matin, j'avais été avec toi pendant la nuit. Il a cru que je le désirais. En fait, je ne ressens rien. Avant si, même si je n'aimais pas trop, mais maintenant... Il a acheté du gel.

Éva restait toujours sidérée par la propension qu'avait Rita de lui parler de sa vie sexuelle. De lui raconter ses ébats avec Anouar, de détailler ce qui ne lui plaisait pas, de comparer ce qu'elle ressentait quand Anouar lui faisait l'amour avec ce qu'elle ressentait entre les bras d'Éva. C'était déstabilisant et tellement bizarre qu'Éva s'était toujours contentée d'écouter sans commenter ni protester que cela ne la regardait pas. Rita ne manifestait aucune pudeur quant à ce genre de sujet. Elle se complaisait même à en parler sans cesse. À se féliciter, à se rengorger, à s'étonner d'éprouver autant de plaisir avec Éva, à tenter d'analyser tout ce qui différenciait Éva d'Anouar, ce qui faisait qu'elle l'aimait tant et pourquoi quand elle faisait l'amour avec elle, leurs ébats lui paraissaient si purs.

— Je lui ai expliqué comment c'était bien avec toi. Comment j'avais l'impression que faire l'amour avec toi, c'était propre et sain.

Ah... Éva n'était pas la seule à bénéficier des analyses et des remarques de Rita. La jeune Syrienne disserta sur ce sujet tout au long du trajet, sans s'inquiéter du silence d'Éva. Elles se séparèrent à l'angle de l'avenue qui menait à l'appartement de Rita.

— Salut, dit sobrement la jeune Française.

— Pff... souffla Rita. J'espère qu'il ne va pas encore vouloir faire l'amour toute la nuit. Ça m'ennuie.

— Bonne soirée, répondit Éva sans relever la déclaration de Rita.

— Oui, merci, à demain.

Demain ? s'étonna Éva.

Rita lui avait tourné le dos avant qu'Éva pût lui demander des éclaircissements.


***


Des coups à la porte. Éva regarda sa montre. Neuf heures cinquante et quelques. Elle reboucha son stylo plume, ferma son carnet de voyage et se leva pour aller ouvrir.

Rita.

— Bonjour, lui dit la jeune Syrienne apparemment d'excellente humeur.

— Salut.

Rita entra, Éva ferma la porte.

— Tu veux un thé ou un café ? proposa Éva.

— Un café, tu veux que je le prépare ?

— Ouais, vas-y.

Éva appréciait le tour de main de Rita. Elle préparait d'excellents cafés. Le dosage, la cuisson. Éva trouvait toujours les cafés de Rita meilleurs que les siens. Moins amers, moins brûlés. Elle avait essayé divers dosages, divers temps de cuisson, des feux plus ou moins vifs, mais immanquablement, elle n'arrivait pas égaler Rita dans ce domaine. Elle en avait fait la remarque à Rita et elle n'oubliait jamais de la complimenter quand Rita lui préparait un café.

Elle partirent dans la cuisine, Rita alluma la gazinnière, remplie la petite cafetière en émail bleu, la posa sur le feu, attrapa le paquet de café moulu et l'ouvrit. Elle huma son contenu en fronçant le nez.

— Oh, tu as acheté un mélange café-cardamome ?

— Je mets toujours trop, ou pas assez de cardamome moulue, au moins là, le mélange est équilibré.

— Je préfère faire la mélange moi-même.

— Faire le mélange moi-même, corrigea Éva

— Faire le mélange moi-même, répéta Rita par habitude.

— Ouais, mais je ne t'ai pas sous la main à chaque fois que je veux me préparer un café.

Rita lui jeta un coup d'œil malicieux.

— Je te manque ?

— Ah, ah ! se contenta de ricaner Éva.

Rita n'insista pas et se concentra sur la préparation du café. Éva avait toujours aimé assister à ce rituel oriental. Les mouvements de la cuillère, la mousse qui se formait, la mouture qui bouillonnait, l'odeur qui doucement montait de la cafetière et envahissait l'espace. Le mélange café-cardamome rendait le moment encore plus sensuel. Éva goûtait aussi bien l'odeur de la cardamome que sa saveur. Rita tourna l'arrivée du gaz.

— C'est prêt.

Elle posa une petite coupelle en bambou sur la cafetière, Éva attrapa deux tasses qu'elle posa sur un plateau, et elle repartirent au salon. Rita fit le service. Éva porta la tasse à ses lèvres. Elle ferma un bref instant les yeux.

— Il est bon ? demanda Rita.

— Comme d'habitude. Il est excellent

Elles dégustèrent tranquillement leur café. La première tasse, puis Rita leur en servit une deuxième. Des gestes banals, réconfortants, paisibles. La tension qui subsistait entre elles s'affaiblit peu à peu. Rita tourna la tête et embrassa Éva sur la joue.

Il ne fallait rien de plus.

Éva se tourna vers elle, lui caressa doucement le visage, les yeux fixés sur ses lèvres. Elle releva le regard un instant. Lu un sourire dans celui de Rita. Une permission et une invitation. Elle esquissa un léger mouvement vers l'avant. Rita vint à sa rencontre. Immédiatement. Le baiser fut doux et tendre, puis la main de Rita trouva la taille et de la peau nue sous la chemise d'Éva. La jeune Française se cambra. Son baiser devint plus brouillon. Rita en profita pour l'approfondir. Cette fois-ci, Éva gémit. Elle passa une main sur la nuque de Rita, l'autre vint lui malaxer la cuisse.

Rita se recula, consciente du désir qu'elle avait éveillé chez la jeune Française, consciente du désir qui coulait à flot de son propre corps, de son emprise, d'une emprise à laquelle elle ne pourrait plus échapper si elle continuait ainsi.

— Éva, je...

Éva se leva, tira Rita à elle. La jeune Syrienne se retrouva collée contre elle. Éva passa ses mains sous sa chemise, l'une resta plaquée sur ses reins, l'autre remonta dans le dos. Ses lèvres se posèrent sur son cou, musardèrent le long de la jugulaire, trouvèrent l'oreille, cherchèrent et obtinrent un soupir, un encouragement, retournèrent sur la bouche, la retrouvèrent entre-ouverte, impatiente et affamée.

Rita l'enlaça et se perdit. Éva retira ses mains, Rita la serra contre elle, mais Éva sans briser leur baiser se recula légèrement, assez pour se ménager un accès à la chemise de Rita. La respiration de la jeune Syrienne s'accéléra un peu plus à chaque bouton délicatement dégagé de sa boutonnière. Elle s'accrocha aux épaules d'Éva et bascula la tête en arrière quand les mains d'Éva parcoururent ses flans dénudés, passèrent comme un souffle sur sa poitrine et désengagèrent lentement ses épaules du vêtement dans une caresse enivrante, la prolongeant, sur ses deltoïdes, ses biceps et ses avant bras. Rita lâcha Éva, laissa tomber ses bras et la chemise chut à terre. Leurs mains se caressèrent. Rita gémit.

— Éva...

La caresse des doigts d'Éva sur la paume de ses mains suffit à la rendre folle. Elle exigea sa bouche. Éva lui accorda, tandis que ses mains remontait dans son dos.

— Éva, Éva, Éva... psalmodiait Rita éperdue de désir.

Son soutient-gorge sauta, rejoignit la chemise au sol et puis, Éva se mit en mouvement. Elle tira doucement Rita vers le lit, sans abandonner un instant les caresses et les baisers.

Dieu ! C'était tellement parfait pensait Rita pantelante. Un sursaut de conscience la heurta quand ses cuisses butèrent sur le matelas du lit d'Éva. Elle repoussa fébrilement la jeune Française.

Éva s'arrêta immédiatement, attentive à ses besoins, ses humeurs, ses restrictions. L'amante parfaite réalisa Rita.

— La porte, Éva, va mettre le verrou intérieur.

Le verrou qui ne se manipulait que de l'intérieur. Rita avait peur d'Anouar.

Éva hocha la tête. Elle ouvrit la porte entrebâillée du salon et claqua la porte d'entrée avant de tourner le verrou, puis elle revint vers Rita qui l'attendait toujours debout et torse nu devant son lit. Éva la contempla un court instant.

Elle aimait le regard de Rita, son sourire. Mais le reste ? Rien n'aurait dû l'attirer chez elle, la troubler. Éva n'avait jamais vraiment eu de type. Particulièrement chez les femmes. Elle en avait connu des grandes, des petites, des blondes, des brunes. Certaines possédaient des yeux bleus, d'autre marrons ou noirs. Par contre, toutes avaient été minces, sportives.

Rita lui plaisait, mais elle était grasse. Un aspect qu'elle avait toujours pensé devoir la rebuter. Vu comme elle se consumait de désir rien qu'en sa présence, remettait ses certitudes en question. Les bourrelets qui débordaient de la ceinture de son jean, lui donnait surtout envie de planter gentiment ses dents dedans et de les serrer à poings fermés au summum de sa jouissance.

Éva n'avait pas de type. Juste des désirs.

Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l'objet de tous ses fantasmes actuels et l'emmena sur le lit. Rita referma ses bras et ses jambes sur elle en gémissant.

Un baiser voluptueux et Éva décida d'accélérer les choses.

Pas besoin de demander. Rita se détacha d'elle au moment même ou Éva bougea. Elle lui ouvrit le passage. Éva descendit. S'attarda de longues minutes sur les seins. Les mains de Rita se perdirent ses cheveux, ses pieds se crochetèrent sur ses jambes, son dos se souleva.

Une pression sur le haut de son crâne et Éva abandonna la poitrine, pour le ventre, la taille. Ses dents s'enfoncèrent dans la chair généreuse. Pas pour faire mal, simplement pour accentuer les sensations, tandis que les doigts de sa main droite dégageait la ceinture, puis le bouton qui retenait le jean de Rita sur ses hanches. La fermeture éclair glissa. Un bruit excitant. Les mains d'Éva filèrent sur les hanches. Les enveloppèrent, avant d'en remplacer une par sa bouche.

Rita râlait, maintenant. Au rythme de sa respiration.

Éva se retrouva les narines envahies de son odeur. Elle inspira profondément, tira un peu sur le jeans sans laisser la possibilité à Rita de soulever les hanches. Couchée sur elle. Rita prit appui sur ses pieds, décolla le bassin. Éva l'embrassa juste au dessus du pubis, passa les mains derrière son dos et tira sur la ceinture du jeans, découvrant une partie des fesses et du pubis. Emportant la culotte avec.

Elle frotta son menton sur le pubis, puis sa joue. Rita se rasait. Son pubis n'était jamais lisse, toujours rêche et piquant. Éva aimait bien. Elle posa ses lèvres à la base du pubis, très bas. Rita cria. Éva descendit encore. S'insinua. Pernicieusement. Une supplique suivit : les jambes qui tentaient de s'écarter, les mouvements désordonnés du bassin. Éva s'agenouilla et libéra Rita de ses vêtements. Quand elle revint vers Rita celle-ci passa ses jambes au-dessus de ses épaules et elle croisa ses pieds dans son dos. Éva s'allongea doucement, ses mains allèrent s'égarer sur le torse de Rita. Sa bouche resta sur l'intérieur de ses cuisses. Rita gémissait sans discontinuer, les mains plaquées sur les draps. Éva releva le regard un moment. Rita avait la tête rejetée en arrière, les yeux fermés. Éva sourit. Avant de plonger. De se noyer dans le désir de Rita, les oreilles écrasées par ses cuisses puissantes.

Rita haletait, criait, gémissait et puis, elle se relâcha subitement, au moment où, après l'action combinée de la main d'Éva sur sa poitrine et de sa bouche entre ses jambes, elle sentit sa deuxième mains sur sa hanche, sur sa cuisse. Elle se cambra légèrement. Éva comprendrait. Éva comprenait toujours.

Elle gémit longuement. Éva avait comprit, accédé à son désir, répondu à son appel. Tout son corps se tendit. La paume de sa main si douce, sa langue agile, ses doigts vigoureux. Douceur et puissance, tendresse et passion, retenue et fébrilité. Un mélange explosif.

Rita perdit très vite le fil de ses pensées, le contrôle de son corps et de sa voix. C'était... Et elle l'aimait tant. Elle hurla, plusieurs fois, entendit Éva mêler ses gémissement à ses cris et soudain, elle explosa, sans qu'Éva y prêtât attention. Sans qu'Éva ne lui accordât le moindre répit. Rita bascula une nouvelle fois. Une fois encore. Elle s'abandonna jusqu'à ce qu'elle désirât ses lèvres. Elle se laissa emporter une fois encore, puis incita Éva à remonter. À l'embrasser.

Éva vint, Rita la serra entre ses bras. Gémit sous ses lèvres, promena ses mains, bas sur ses reins, releva une jambe. Éva lâcha ses lèvres et se arqua sur elle. Rita lui attrapa la tête, reprit ses lèvres. La retourna sous elle. Se concentra sur le baiser.

Éva avait donné un sens particulier aux baisers. Rita y avait pris goût, elle avait découvert avec la jeune Française tout ce qu'on pouvait exprimer comme sentiments dans un simple baiser. Éva lui avait appris à les moduler, à s'en servir pour éveiller le désir, pour le ralentir, pour l'amplifier. À le transformer en un moment unique d'échange, de douceur et de sensualité. Si elle le désirait. Et si elle brûlait de s'adonner à des plaisirs plus pointus, à une étreinte brûlante, à un renversement total de ses sens et de ceux d'Éva, à lui imprimer la promesse d'une jouissance certaine, sans cesse renouvelée, baiser après baiser, un avant-goût de la passion qui les dévorerait, qui les dévorait déjà. Exactement ce à quoi elle aspirait maintenant.

Elle planta les ongles de sa main droite dans le haut des épaules de la jeune française et la griffa jusqu'au sang en descendant lentement sur ses deltoïdes. Les ongles de sa main passée derrière la nuque d'Éva se plantèrent aussi durement dans ses chairs. Un acte réfléchi.

Éva exhala un gémissement, qui butât sur la langue et les lèvres de Rita. Qui repartit, d'où il était venu, au fond de sa gorge.

Ses mains crispées dans son dos, ses pieds qui se crochetaient sur les mollets de Rita, le mouvement qui lui ouvrait les cuisses, le bassin qui basculait.

Rita releva la tête. Éva chercha ses lèvres, les yeux fermés. Rita recula encore un peu. Éva ouvrit les yeux. Interrogateurs, désespérés.

— Baddi yeki, prononça Rita d'une voix sourde et chargée de désir.

— Rita, râla Éva.

— Tehbiné ?

— ...

Question piège.

Rita plongea dans son cou. Éva se tendit. La main sur sa nuque resserra son emprise, l'autre trouva le sein. Le plus sensible. Éva haleta, gémit, râla. Rita se frotta sur elle, entre ses jambes. Éva cria.

Rita releva une nouvelle fois la tête :

— Tehbiné ?

Éva hocha la tête.

— Oulilé, demanda Rita.

— ...

— Éva, souffla Rita en l'embrassa doucement sur les lèvres. Oulilé.

Nouveau baiser. Doux. Nouvelle friction. Appuyée. Nouveau cri. Nouveau regard. Mi-suppliant, mi-exigeant. Conquérant. La prudence d'Éva qui croulait, comme les murs de Jéricho, sa volonté vaincue :

— Oui, gémit Éva.

— Oui, quoi ? insista Rita. Oulilé.

— Ana Behbik.

Rita fondit sur elle.

.

Trois heures plus tard, leurs deux corps, luisants de sueurs, glissaient encore l'un sur l'autre, en totale harmonie, étrangers au monde, au temps, à la chaleur torride de ce début d'après-midi, aux grincements furieux du lit, au danger qui pesaient sur l'avenir de leur passion, à leur folie, à leur soif et à leur faim, à la fatigue. Leurs corps seulement avides de fusion et de plaisir, de partage. Avides l'un de l'autre, de se fondre l'un sur l'autre, l'un dans l'autre.

Éva se retrouva une fois encore emportée dans un même rythme lent et puissant. Elle se sentait planer. Rita interprétait la même symphonie, d'une voix différente de la sienne, une voix qui s'accordait parfaitement avec sa propre partition. Leurs deux voix s'accordaient parfaitement. Elles s'alliaient pour s'embellir et s'enrichir l'une par l'autre.

— Éva, chanta Rita sous elle.

Un long gémissement en forme de répons.

La tentation de tout précipiter, de prendre un sein dans sa bouche et de le sucer pour accélérer la chute, de briser l'harmonie.

Résister. Pousser juste un peu plus loin, mais s'écouter, ne pas se décaler, ne pas rater une seule note, un seul soupir, respecter les reprises et les codas. Continuer. Patienter.

Et se laisser tomber.

Enfin.

Vertigineusement.

Mourir.

Reposer enfin, l'esprit en paix, les sens apaisés, reprendre contact avec la réalité. Une réalité emprunte de douceur, de l'odeur familière et mêlée de leurs deux corps, de leurs peaux nues.

Éva reposait bas sur le ventre de Rita, la joue sur son pubis. Rita abandonnée sur le dos avait une main passée dans ses cheveux et lui massait doucement le cuir chevelu. Éva grognait parfois en se frottant sur les poils durs.

Rita ouvrit les yeux sur le plafond sale, les détourna pour regarder Éva. La contempler. Ses longs cheveux blonds emmêlés, étalés sur son ventre et sur ses hanches. Ses épaules dorées, Son dos osseux, sa taille fine. Et puis, toutes ses sensations : le poids de son corps sur elle, sa tête, sa jambe, ses doigts qui couraient sur ses cuisses. Le sentiment chaud et doux que ressentait Rita. Le confort né de la présence d'Éva sur elle, avec elle.

La paix, la sérénité.

Pourquoi le sexe était-il tellement emprunt de perfection avec elle ? Parce qu'elle l'aimait ? Parce que Éva l'aimait ? Anouar l'aimait, mais cela n'avait jamais suffit pour que Rita prît plaisir à s'ébattre avec lui, pour qu'elle aimât ensuite reposer sur son épaule ou pire, qu'elle appréciât qu'il reposât sur elle. Elle détestait ça. Il l'étouffait, il l'écrasait. Elle se sentait sale. Elle le sentait sale. Depuis qu'il les avait surprises elle et Éva, elle exigeait qu'il prît une douche avant de la toucher. Cela ne changeait rien.

Elle caressa le front d'Éva. Un gémissement de contentement répondit à son geste. Le cœur de Rita gonfla. Elle lui tapota l'épaule. Éva se souleva et tourna la tête vers elle.

— Viens m'embrasser.

La jeune Française remonta.

C'était tellement doux.

Éva releva la tête, les sourcils froncés :

— Pourquoi tu souris ? demanda-t-elle.

— Je t'aime tellement, personne ne t'as jamais aimée et ne t'aimeras jamais comme moi.

Une déclaration récurrente. Éva n'y croyait pas. Elle ne pensait pas avoir déjà vraiment aimé quelqu'un, elle doutait d'aimer vraiment Rita, de la connaître assez pour cela et elle savait inconsciemment que Rita ne sacrifiait jamais sa vie de famille pour elle. Qu'elle ne quitterait jamais Anouar. Peut-être parce que Rita aimait son mari, peut-être parce qu'elle lui appartenait et qu'il lui appartenait. Rita évoquerait certainement ses enfants. L'argument serait imparable, mais Éva à travers les discours de Rita et ce, malgré ses déclarations enflammées, n'avait jamais réussi à savoir quels sentiments Rita éprouvait envers Anouar. Si l'épouse soumise et la mère qui se voulait exemplaire suffisaient à expliquer sa jalousie, son incapacité d'accepter qu'Anouar pût un jour coucher avec Éva. Rita désirait Éva pour elle seule, mais elle ne renoncerait jamais à Anouar.

Éva le savait, Éva s'en foutait. La présence de Rita suffisait à abolir chez elle la moindre pensée rationnelle.

À travers ses caresses soudainement plus précises, Rita décela le désir renaissant de la jeune Française.

— Éva... la mit-t-elle en garde.

— Encore, chuchota Éva à son oreille.

Rita se rappela qu'elle gardait une question urgente en réserve depuis qu'Éva avait claqué la porte de son appartement. Elle ouvrit la bouche pour parler, un râle s'en échappa. Elle remisa la question à plus tard.

Encore.

Un mot si tentateur, si plein de promesse. Un mot qu'elle râla un quart d'heure plus tard, dévorée de désir.

.

— Éva ? l'appela Rita, la tête logée confortablement dans le creux de son épaule.

— Ouais ?

— La porte tout à l'heure ?

— Mmm ?

— Tu l'as claquée ?

— Mmm, confirma Éva.

— Elle était ouverte ?

— Euh... oui.

Rita se mordit un coin de la lèvre inférieure. Éva paressait. Immensément détendue.

— Il était là, souffla Rita.

— Mmm.

— Anouar, il était là.

— Tu crois ? demanda Éva pour la forme.

— Tu avais fermé la porte derrière moi.

— Il n'y avait personne.

— Il a dû m'entendre te demander de fermer la porte.

— Mouais.

— On n'avait rien fait, chercha à se rassurer Rita.

— Non.

— J'étais torse nu, remarqua quand même Rita.

— Mouais, c'est vrai.

Rita se tut. Pourquoi gâcher un moment si parfait dans les bras d'Éva ? Éva continua à lui caresser lentement le dos du bout des doigts.

Sans le savoir elles partagèrent la même pensée, née de la même félicité. Elles avaient trouvé l'amante parfaite. Peut-être pas l'amour parfait, mais le partenaire idéal, certainement.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Blattes américaines, Fulton street, New york, août 2016, Dotpolka (compte Flickr)

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