Chapitre VIII : Chaud devant !
Journée shopping. Éva n'arrivait pas à comprendre comment elle avait pu se laisser embarquer là-dedans. Elle détestait faire les courses, sauf pour acheter de quoi manger. Et en haut de sa liste honnie, elle avait coché la case : « Tenues vestimentaires ».
— Je suis sûre que tu vas trouver.
Rita voulait l'habiller pour la soirée au Four Seasons. Éva s'en contre-fichait complètement. Rita lui avait demandé comment elle comptait s'y rendre. Éva possédait de jolies chemises dans sa garde-robe, elle portait des golf aux pieds et elle avait le choix entre une paire en cuir marron et une paire en nubuck vert. Des chaussures plus ou moins habillées selon les occasions, bien qu'à Alep le modèle le fut pour un homme, plus que pour une femme.
Quand elles s'apprêtaient, les Alepines se juchaient sur des talons aiguilles de quinze centimètres de haut. Et elles savaient marcher avec. Comme Rita qui se montrait aussi à l'aise en basket qu'en stilleto. Éva n'avait pas manqué de le remarquer, non qu'elle appréciât spécialement les filles en talons, mais parce qu'elle avait grandit à l'ombre des Grands Magasins, du Printemps et des Galeries Lafayette, qu'elle avait travaillé en extra au rayon accessoires pour hommes chez Brummel. Éva ne prêtait pas vraiment d'attention à sa mise, mais elle s'intéressait à la mode. Elle savait distinguer l'élégance et, en bonne Parisienne, elle vouait un mépris hautain au mauvais goût et à cette mode qu'elle qualifiait « de Province ».
— Tu vas t'habiller comment dimanche ? lui avait demandé Rita.
— Avec une jolie chemise.
— Et en bas ?
— Ben, je n'ai que des jeans. Je n'avais pas vraiment prévu de tenue de soirée en venant à Alep.
— Bon, si c'est comme ça, je mettrai aussi un jeans, déclara Rita.
Éva s'était alors laissée fléchir. Il était impensable que Rita se rendît à une soirée au Four Seasons en jeans. Elle y sacrifierait son amour-propre. Éva ne voulait pas être la cause de sa honte.
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Rita avait définitivement fini de la convaincre à s'habiller le matin.
Éva se montrait plus vulnérable quand elle reposait allongée sur son lit, nue, le souffle court, trempée des pieds à la tête, douce et attentionnée. Entièrement relâchée.
Rita avait posé sa tête sur son épaule, l'avait sensuellement embrassé dans le cou et... :
— On peut aller t'acheter une tenue cet après-midi.
— Mmm, grogna Éva sans manifester la moindre once d'enthousiasme.
— Une tenue qui te plaira.
Rita se souleva sur un coude.
— Qu'est-ce que tu en penses ?
Sans attendre sa réponse, elle se pencha sur Éva, ses lèvres effleurèrent sa bouche, musardèrent un instant. Éva lui crocheta la nuque, enfonça ses doigts dans ses cheveux. Rita incita doucement Éva à ouvrir les lèvres. Le bout de sa langue fit des merveilles. Le baiser devint plus électrique, plus sensuel. Les doigts d'Éva fouraillèrent dans les cheveux de Rita, son autre main se plaqua sur le creux de ses reins. Rita gémit. Le désir d'Éva s'intensifia.
Exactement comme Rita l'avait programmé.
Elle était mieux placée. Elle se colla à Éva et sa main vint jouer avec sa poitrine dénudée. Éva était incroyablement sensible. D'un côté plus que de l'autre. Son corps se arqua sous la caresse. Éva n'avait pas encore brisé le baiser, pas encore complètement perdu le contrôle. Elle ne tarderait pas. La main de Rita abandonna la poitrine descendit, se perdit dans les poils du pubis. Les doigts glissèrent plus bas. Éva rompit le baiser, bascula la tête en arrière et cria. Rita sourit et ses lèvres glissèrent le long de la mâchoire, de l'oreille. Nouveau cri d'Éva. Suivit du râle de son prénom.
Rita adorait quand Éva gémissait son nom. Il s'y mêlait supplication, remerciement, déclaration et offrande. Il exprimait le désir qu'Éva ressentait, mieux encore, son plaisir. Éva ne manquait jamais de soupirer son prénom quand elle basculait. Après les cris, les hurlements, le prénom de Rita tombait de ses lèvres dans un râle ou un gémissement ultime. Rita ne s'en lasserait jamais.
Anouar grognait quand il courait après son plaisir. Se fendait de mots vulgaires, de demandes et d'exigences impérieuses. Pas la première fois, mais ensuite, quand ils furent mariés, quand il expérimentait de nouvelles positions qui l'excitait. Une attitude qui concourait plus à éteindre le désir de Rita qu'à l'allumer, l'intensifier ou le relancer. Éva n'était jamais vulgaire, elle n'expérimentait jamais rien. L'amour avec elle était sain. Explosif. Autant pour Éva que pour Rita.
— Combien ? demanda doucement Rita.
— Un, haleta Éva.
Elle cria à la satisfaction de sa demande, puis sombra. Elle suait par tous les pores de sa peau. Rita aussi. La jeune Syrienne se déplaça sur elle. Multiplia les stimulations. Les mains d'Éva bougèrent sur la peau de Rita. Ses ongles courts se mirent à lui labourer les fesses, le dos. Rita cria. De plaisir. Elle voulait Éva, la sentir jouir sous elle. Elle accéléra le rythme. Éva commença à crier de longues plaintes. Rita l'encouragea dans le creux de l'oreille et enfin, son prénom s'échappa une dernière fois des lèvres d'Éva.
Rita se frotta à elle, alors qu'Éva n'en finissait pas de tomber et elle bascula à sa suite, la rejoignit, mêla son souffle au sien. La relança et se relança. Cette fois-ci elles mêlèrent leurs cris, s'accordèrent. Le cœur de Rita, gonfla, palpita, chavira. Reprit vie, assez pour que Rita reprît la main et emmenât Éva là où elle avait choisi de l'emmener, au rythme qu'elle avait elle-même décidé de suivre. Ce qui la dispensa pas de se retrouver entraînée là où Éva avait voulu l'emmener elle aussi, de se tendre, de sentir son corps lui échapper, ses pensées se diluer, disparaître, avant de se relâcher lentement sur Éva, paresseusement, pesant de tout son poids sur sa poitrine. Avant qu'Éva ne l'enlaçât et roulât sur elle, avant qu'elle ne l'emportât à son tour. Puis qu'elles repartissent autrement, ensemble ou pas, au gré de leur inspirations. Jusqu'à ce qu'elles abandonnassent. D'un commun accord tacite. Qu'Éva se laissât tomber sur le dos et que Rita se lovât contre elle.
Elles restèrent ainsi sans bouger, le cœur encore battant, les yeux fermés. Rita releva la tête un instant plus tard. Éva la regarda. Rita sourit, l'embrassa doucement.
— On va faire les magasins cet après-midi ?
— Si tu veux, oui.
Gagné.
Il lui avait fallu trois heures pour décider Éva, mais Rita n'eût pas eu l'audace de s'en plaindre. Elle se sentait comblée, heureuse, délicieusement en sueur, le nez envahi d'odeurs suaves. Elle se serra contre Éva et l'embrassa dans le cou.
— Je meurs de faim.
— Moi aussi.
— Il faut rentrer chez moi, on s'arrêtera à la boulangerie.
Une habitude depuis dimanche. La boulangerie se trouvait à deux pas de chez Éva. Une chance. Leurs ébats les laissaient affamées. Elles se rassasiaient alors de sfiahs et de fatayers. En grande quantité. Cela amusait beaucoup Rita. Cette fringale après l'apaisement de leurs sens.
***
Gibraïl les accompagna dans les magasins. Il était de bonne humeur et suivait sa mère en babillant, la main glissée dans la sienne. Il se montrait parfois jaloux. Il avait brisé le réveil d'Éva, le soir des Rameaux. Les deux jeunes femmes ne s'étaient pourtant pas encore engagées dans une relation très intime. Gibraïl avait trois ans, il voyait parfois d'un mauvais œil la présence d'une étrangère auprès de sa mère. Mais il était plus calme depuis quelque temps. Moins angoissé. Et si Éva se trouvait seule avec lui, il se montrait joyeux et gentil. Il n'aimait pas partager sa mère.
— Tu ne veux pas essayer ça ? proposa Rita en décrochant un cintre.
Un ensemble en lin noir. Un haut simple, sans manches, avec une broderie noire autour du décolleté et un pantalon large. Éva essaya. L'ensemble était confortable. Elle se regarda dans une glace. La vendeuse s'extasia. À ses yeux, Éva avait tout d'un mannequin. Ou presque. Éva ne le pensait pas, mais elle apprécia le reflet que lui renvoya d'elle le grand miroir.
— C'est vraiment bien, apprécia Rita.
Elle demanda l'avis de son fils :
— Gibraïl ? Hyé heloué ?
— Ktir, confirma l'enfant d'un air grave et important.
— Éva, tu en penses quoi ?
— C'est pas mal, fit la Française en haussant légèrement les épaules
— Pour les chaussures, je t'en prêterai.
Éva se décomposa.
— J'ai des vernis noirs à talons plats, décida de ne pas la taquiner Rita. Tu ne peux pas mettre tes chaussures, ce ne sera pas beau.
— D'accord.
Éva ne le crierai pas sur les toits, mais l'ensemble lui plaisait beaucoup.
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Éva pensait en avoir fini avec sa préparation. Mais après l'ensemble en lin, elle avait dû suivre Rita dans un magasin de lingerie. Éva portait des brassières, elle avait besoin d'un soutien-gorge noir et plus discret qu'une brassière. Rita choisit pour elle un sous-vêtement en dentelle. Avec des baleines. Le genre de truc qu'Éva n'aurait jamais pensé porter de sa vie. Elle avait soupiré de soulagement quand elles étaient rentrées chez elle poser les paquets. Son calvaire s'achevait enfin.
Elle se trompait. Les épreuves n'étaient pas finie.
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Le dimanche de Pâques, quand il rentra chez lui, Anouar découvrit Éva étendue sur un matelas, seulement vêtue de son pantalon et de sa brassière noire, et Rita installée sur ses hanches, à cheval. Penchée sur la Française.
— Bonsoir, Anouar, le salua Rita en se redressant.
— Bonsoir, vous faîtes quoi ?
— Je l'épile.
Anouar décida de laisser les femmes entre-elles et disparut dans la chambre de Paul.
Après lui avoir lissé les aisselles, Rita s'attachait à affiner les sourcils d'Éva. Les Alepines arboraient des sourcils bien dessinés, plutôt fins et très arqués au-dessus de la paupière. Éva ne souhaitait pas leur ressembler, Rita le savait, mais Éva ne s'épilait pas les sourcils et Rita avait insisté pour au moins lui dégager le regard. Elle avait appuyé ses arguments à l'aide de baisers malicieux, délicatement posés du bout des lèvres, et la promesse d'un regard magnifique. Éva s'était laissé convaincre d'accepter une nouvelle séance d'épilation.
Si Éva prenait soins de ses jambes et de ses aisselles, elle ignorait le reste. Elle ne s'était épilée sérieusement les sourcils qu'une seule fois, elle ne se rappelait plus pour quelle occasion. Elle avait ensuite tenté de les entretenir, mais avait vite laissé tomber. Tant pis pour le regard qui s'éclairait, le bleu de ses yeux qui s'amplifiait. Éva s'en moquait. Le résultat ne justifiait à son avis ni la peine, ni la douleur, ni la perte de temps passé à s'épiler les sourcils. Mais si Rita voulait s'en charger, pourquoi le lui refuser ? Pourquoi refuser de lui plaire ? De briller à ses yeux ? Éva aimait voir son regard se charger d'admiration ou de désir quand elle arrivait chez elle le matin, quand elle passait la porte de sa salle de classe et que ses yeux se posaient sur elle.
Elle commençait à connaître les goûts de Rita sur le bout des doigts, et le matin, elle s'habillait aussi bien en fonction de ses envies qu'en fonction de ce qu'elle savait qui plairait à Rita. Chaque jour, Éva restait suspendue au regard de Rita qu'elle espérait appréciateur. La surprendre détailler sa mise, parcourir son corps de la tête au pieds. Recevoir un compliment, même muet, la comblait de fierté et illuminait le restant de sa journée
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Rita peaufina son travail. Elle vérifia ensuite qu'aucun poil oublié ne vint gâcher le résultat. Elle lissa d'un doigt les sourcils d'Éva, puis se redressa et s'abîma dans une contemplation pensive. Elle se mordit les lèvres, resserra inconsciemment ses genoux sur les flancs d'Éva, bascula doucement le bassin.
— Tu es vraiment belle, murmura-t-elle.
Éva en doutait, mais, comme à chaque fois qu'il se manifestait, le regard admiratif de Rita chatouillait agréablement sa vanité. La position de son corps sur le sien, le désir qu'elle lisait dans ses dent plantées dans la pulpe de ses lèvres... Elle posa les mains sur ses genoux et les remonta fermement le long des cuisses, les pouces suivant la couture intérieur du jeans. Très haut. Jusqu'à l'entre-jambe. Humide, même à travers le tissus épais. Éva prit un air faraud. Dédia un sourire malicieux à la jeune femme si ostensiblement en proie au désir.
— Jamais personne ne m'a fait cet effet, murmura Rita. Il suffit que tu approches pour que je dégouline de désir.
Éva n'était donc pas la seule à se troubler ainsi. Les trois heures qu'elles passaient chaque jour à s'ébattre dans le lit d'Éva ne suffisait, ni à l'une ni à l'autre, à faire taire leur désir. Il surgissait dès qu'elles se trouvaient en présence l'une de l'autre. Si elles se trouvaient seules, elles y succombaient, parfois où qu'elles se trouvassent, mais le plus souvent, quand il leur restait assez de raison pour ne pas se mettre en danger, elles partaient rapidement rejoindre l'appartement et le lit d'Éva.
Rita venait tous les matins où Éva ne partait pas en cours. Quatre jours par semaine. L'interphone ne fonctionnait pas, mais elle trouvait toujours un voisin compatissant pour lui ouvrir. Éva avait décidé de lui donner un double de ses clefs.
Quand Éva avaient cours, celui que suivait Rita était le dernier. Il finissait à dix-huit heures. Rita la raccompagnait chez elle. Rita l'invitait tous les soirs à passer la soirée chez elle, à dîner en famille, à rester dormir. Si Éva acceptait de coucher chez eux, elle la rejoignait au cours de la nuit. C'était moins bien, moins satisfaisant parce qu'elles devaient prendre leur plaisir en silence. Mais passer la nuit dans les bras d'Éva, simplement dormir à ses côtés dans le même lit, rachetait sans peine la gêne de ne pouvoir s'ébattre, libres de toutes contraintes, avec elle pendant des heures.
Parfois, le désir ne s'était pas invité quand elles dormaient ensemble, pourtant, le matin, Rita s'était levée aussi heureuse et comblée que si Éva lui avait fait l'amour toute la nuit.
Huit jours que cela durait.
Éva ne manifestait aucun penchant pour l'exhibitionnisme. Elle s'était toujours montrée extrêmement discrète et très pudique. Elle n'avait jamais embrassé personne en public. Rarement tenu une main dans la sienne, sinon la nuit dans des rues désertes. Elle ne changea pas d'attitude avec Rita, malgré l'appel impérieux de son corps à jouir du sien, à jouir de sa peau, de ses mains, de ses baisers, de ses étreintes.
Pour peu qu'elle fût sobre.
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Raf'a et Élias avait invité beaucoup de monde au Four Seasons. Plus d'une vingtaine de personnes. La soirée avait lieu en extérieur, dans une grande cour fermée. Un orchestre et des chanteurs animaient la soirée, une piste de danse accueillait les clients. Éva ne repéra pas une seule personne en jeans. Les femmes portaient des robes de soirée, évidemment des talons hauts, leurs yeux étaient soulignés de khôl, leur bouches agrémentées de rouge à lèvres, leurs cheveux disciplinés. Les hommes portaient le costume. Sans cravate. Une assemblée élégante, moins sophistiqué qu'au Liban, moins exubérante aussi, plus austère.
Les talons plat d'Éva passèrent inaperçus, elle dépassait naturellement d'une demi tête toutes les femmes présentes dans la salle, quelques fût la hauteur de leur talons. Son statut d'étrangère la gardait des jugements qu'eussent pu lui attirer sa tenue, ses cheveux lâchés, à peine disciplinés par un coup de peigne que Rita avait tenu à lui passer avec de partir, son absence presque total de maquillage. Rita lui avait quand même arraché, sans trop de peine, l'autorisation de tracer une discrète ligne de khôl sur le bord de ses paupières.
Éva se retrouva assise à côté d'un grand gars. Un ami d'Élias. Un joueur de l'équipe nationale de basket. Élias rayonnait de bonheur. On ne servait pas de vin, mais de l'arak. Il y en avait à profusion. Éva ne buvait pas beaucoup, mais quand elle se retrouvait en joyeuse compagnie, avec de l'alcool à portée de main, elle ne résistait pas à la tentation et elle buvait parfois plus que de raison, même si elle se méfiait de ses réactions à l'alcool. Elle avait parfois été malade et le lendemain, elle s'était réveillée avec d'embarrassants trous de mémoire. Le phénomène s'était accentué depuis qu'elle voyageait. Les périodes sans la moindre consommation d'alcool, sinon une bière occasionnelle, l'avait rendue, dans certaines conditions, extrêmement sensible à l'ivresse.
Il y avait heureusement abondamment à manger. Éva jugeait qu'Alep proposait la meilleure cuisine du Proche-Orient. Au contact de différente influences, la cuisine syro-libanaise s'était enrichie des apports turques et arméniens. Les plats étaient fins et variés. Bien plus qu'à Damas, bien plus qu'au Liban. Elle attendait impatiemment la visite de la fière Suzanne pour le lui prouver.
L'orchestre jouait sans discontinuer. Quand résonnèrent les premières notes du dernier succès d'Elissa, la tablée entière se leva. Avec force gestes, Élias et son voisin invitèrent Éva à danser. Danse orientale. Éva n'aurait jamais accepté si la soirée s'était tenue au Liban. Les Libanaises dansaient très bien. Trop bien pour qu'elle se sentît pas complètement ridicule à tenter de les imiter. Par contre, les Syriennes, et plus encore les Alépines, dès qu'elles abordaient une autre danse que la dabké, bougeaient comme des porte-manteaux. Éva n'éprouvait donc aucuns complexes à se trémousser en leur compagnie. D'autant moins, qu'elle était déjà grise. Assez en tout cas pour user de ses charmes sur Rita. Sans se soucier aucunement du regard des autres. Effleurements, sourires charmeurs, caresses plus qu'esquissées. La retenue dont faisait toujours preuve Éva en public avait sombré dans les vapeurs d'alcool des verres d'arak blancs comme de la chaux. De l'arak syrien, de la marque Al Rayan. L'un de ses araks préférés, avec le Fakra.
Rita, consciente du danger, abandonna la piste de danse. Éva était complètement folle. Si elle restait encore, la jeune Française serait capable de lui passer les bras autour du cou et de l'embrasser. Sur les lèvres. Elle se montrait entreprenante et très troublante. Rita avait été contrariée de se voir placée loin d'elle à table. Elle louait maintenant le ciel et Raf'a de cette heureuse initiative.
Éva remarqua sa fuite, sans réagir. Elle continua à danser avec Raf'a, Élias et le joueur de basket. Il s'appelait Robert. Elle l'aimait bien. Pour son prénom, sa simplicité et sa modestie. Ils furent rappelés à table pour la suite du dîner. La conversation s'engagea et dévia rapidement sur les voyages d'Éva. Ils se portèrent des toasts. Robert suivait en riant.
— Vous savez comment trinquent les Chinois ? demanda tout à coup Éva.
— Non, répondirent bien évidemment ses interlocuteurs.
Éva se lança dans une longue explication, pleine de verve et d''anecdotes réjouissantes. Remplies de chinois en costume, de chinoises en tailleurs, qui braillaient comme des ivrognes, abandonnaient toute dignité et n'hésitaient pas à trinquer avec n'importe qui, à peu prêt n'importe quoi et n'importe comment. L'alcool lui déliait la langue, son arabe coulait, non sans fautes, mais sans heurt. Elle contournait avec aisance les écueils lexicaux et syntaxiques, reformulait, offrant à ses interlocuteurs, grâce à sa griserie déjà bien avancée, un discours clair et précis, non sans s'interdire parfois de mimer ce qui échappait à ses connaissances linguistiques. Ils l'écoutèrent, rirent beaucoup et s'ébaudirent des usages chinois si éloignés de leurs règles de bonne conduite.
— Ils boivent cul-sec ?! Tout le temps ?! À chaque fois ?! s'écrièrent ses compagnons de tablée.
— Oui, et là où j'habitais, la tradition voulait qu'on retourne son verre sur la table pour montrer qu'on n'avait pas triché. Chacun porte un toast à chaque convive autour de la table et ensuite, chaque convive retourne tous les toasts qu'on a put lui dédier.
Tout le monde rit et quand Éva les invita à se conformer à cet usage si particulier, même au cœur de la Chine, ils la suivirent. Par défi. Parce qu'Éva montra d'abord l'exemple en remplissant son verre, puis en criant « Kempé ! » et en l'avalant cul-sec avant de le retourner bruyamment sur la table. Les garçons s'ébahirent, impressionnés. Éva enchaîna les toasts. Ils réclamèrent leur verre plein à grand cris. Ils l'imitèrent. La bouteille se vida très vite. Robert en commanda une autre. Raf'a, passa derrière son frère en courant, elle s'arrêta et interpella Éva.
— Viens danser !
Raf'a n'avait pas besoin d'alcool pour s'amuser. La jeune professeur n'avait jamais paru si extravertie. Éva la suivit, promettant aux garçons de vite revenir vider encore quelques verres en leur compagnie. Ils lui assurèrent en riant qu'ils l'attendaient. L'humeur d'Éva s'égaya encore un peu plus en rejoignant la piste de danse.
La chanson... L'artiste déclarait clairement sa flamme à son chéri. Il utilisait toutes les expressions et tout le vocabulaire si typiquement attachés aux chansons d'amour arabes. Quelle bande d'hypocrites ! Tout le monde faisait mine de l'ignorer, feignait d'y voir une déclaration d'amitié et le titre concurrençait celui de Nancy Aajram dans les rues d'Alep.
À son retour, les garçons n'étaient plus là. Anouar non plus. Quand Éva s'inquiéta de leur disparition auprès de Rita, celle-ci haussa les épaules.
— Je n'ai pas fait attention.
Éva s'était assise à côté d'elle, elle se leva et retourna à sa place. Elle avait faim. Elle avait soif, une bouteille d'arak au deux tiers vide l'attendait devant sa place. Rita la rappela :
— Éva ?
— Oui.
— Tu vas où ?
— À ma place, pourquoi ? Fi shi ?
— La, ma fi shi.
Éva sourit et regagna sa place.
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Élias et Anouar réapparurent une heure plus tard. Élias se laissa tomber sur une chaise en face d'Éva. Rita vint aux nouvelles, rejointe par Raf'a. Elles enjoignirent les hommes à leur expliquer pourquoi ils étaient partis. Et d'ailleurs, où était Robert ?
— Robert ? Le pauvre ! Éva l'a tué, s'esclaffa Élias sous le regard discrètement goguenard d'Anouar.
Éva se récria et assura tout le monde de son innocence. Élias maintint son accusation, Raf'a le morigéna, Rita le flatta, se tourna vers Anouar, tenta de lui arracher une explication. Anouar renvoya la balle à Élias. Celui-ci, hilare, consentit enfin à raconter les déboires du champion.
Après le départ d'Éva, Robert avait quitté la table pour se rendre aux toilettes. Il n'en était jamais revenu. Élias s'était inquiété. Il avait retrouvé son ami écroulé dans un coin. Ivre mort. Il était revenu dans la salle et avait appelé Anouar et deux amis à la rescousse. Robert mesurait plus d'un mètre quatre-vingt cinq. Il avait dû le porter sur leur épaules. Jusqu'à chez lui. Sa mère avait levé les bras au ciel et s'était arraché la moitié des cheveux en découvrant son fils dans cet état.
— Robert ne bois jamais d'alcool, expliqua Élias à Éva.
Le basketteur avait avalé cul-sec au moins six verres d'arak. Coup sur coup. Il avait beaucoup rit, mais il se souviendrait certainement très longtemps de cette Pâques 2004. De la Française et de ces usages chinois si amusants. Élias riait de bon cœur, amusé que son professeur eût conduit son meilleur ami, habituellement si sage et si sobre sur les chemins de la perdition.
La soirée dura encore longtemps. Éva la passa avec Élias et Raf'a. Rita avec des amis d'enfance. Anouar s'était amusé des frasques de Robert. Il en avait conçu une considération nouvelle pour Éva. Il ne savait pas trop quoi penser d'elle, mais sa personnalité lui plaisait. Comme elle plaisait à Élias, comme elle avait plu à Robert, comme elle plaisait, d'après ce que lui avait raconté Rita, aux garçons qui suivaient ses cours. Éva était différente des filles d'ici. Plus simple, plus forte, moins coincée.
Sa femme lui paraissait aussi plus joyeuse, plus vive, depuis qu'Éva fréquentait leur maison. Les enfants avaient eux-aussi, comme leur mère, adopté la jeune Française. Il avait cru Gibraïl contrarié de devoir une fois encore partager sa mère avec quelqu'un d'autre. Il y avait eu Paul et maintenant Éva ? Mais ce matin, l'enfant s'était mis à parler et ni Anouar ni Rita n'y avait rien compris.
— Gibraïl, qu'est-ce que tu racontes ? lui avait demandé Rita après avoir échangé un regard étonné avec Anouar.
— Je vous parle, avait clairement répondu le petit garçon en arabe.
— On ne comprend rien, lui avait avoué Anouar.
— Maman comprend, avait rétorqué l'enfant avec fierté.
— Ah bon ? s'était étonnée Rita.
— Oui, je parle français.
Éva ne prenait pas seulement de la place dans l'esprit et dans le cœur de Rita.
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Il observa la jeune française assise de l'autre côté de la table. Elle était renversée sur le dossier de sa chaise, elle écoutait les conversations autour d'elle sans y prendre part. Peut-être ne les comprenait-elle pas. Un sourire dansait sur ses lèvres. Rita lui jetait de fréquents coups d'œil qu'Éva ne remarquait pas. Rita se détournait alors et reprenait sa conversation avec des amies qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps. Des amies qu'elle n'avait plus eu envie de voir malgré les encouragements d'Anouar.
Les deux dernières années avaient été difficiles. Anouar avait épousé une jeune fille mince et pleine d'entrain, volubile, sensuelle et très sociable. Gibraïl était né, puis dans la foulée, elle était tombé enceinte de Paul. Une nouvelle qui l'avait bouleversée. Rita n'avait plus alors été que l'ombre d'elle-même. Elle avait pris vingt kilos, elle ne sortait plus, ne voyait plus d'amies, ne riait plus et refusait systématiquement ses avances.
Et si il n'y avait eu que ça ! Jamais il n'avouerai à personne ce dont elle souffrait, ce qu'elle avait fait juste après avoir appris qu'elle était une nouvelle fois enceinte, ce qu'un jour, après qu'il se fût montré insistant, elle lui avait proposé. Jamais. Il espérait qu'Éva eût ouvert une porte, eût atteint Rita et qu'il retrouvât bientôt la femme qu'il aimait passionnément. Grâce à Éva.
Rita avait déjà retrouvé son sourire et sa joie de vivre. Même les enfants s'en étaient rendu compte. Il leva discrètement son verre à l'intention de la jeune Française. Pour la remercier, sans oublier de remercier Dieu d'avoir mis ce professeur si atypique sur la route de sa femme.
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Éva dormit chez eux. Elle était encore grise quand elle se retrouvât prête à s'endormir, si bien que quand Rita vint la rejoindre sous les draps, elle accueillit avec enthousiasme ses caresses et ses baisers, et elle les lui rendit avec ferveur. Sans même prendre la peine se débarrasser de leurs tenues de nuit. Leur ébats furent courts, ils durèrent le temps qu'elles satisfassent leurs désirs. Peu de mouvements, des gémissement étouffés et des murmures à peine audibles. Et enfin, après la tension extrême, les corps qui se relâchent, se détachent et s'abandonnent au sommeil.
***
Le temps n'atténua pas l'attirance qu'elles ressentaient. Le désir qui dégoulinait dès qu'elles se retrouvaient proche l'une de l'autre. Rita confirma à Éva qu'elle souffrait des mêmes symptômes qu'elle. Avant même qu'Éva ne la touchât elle était prête. Tout préliminaire était inutile. Elles en usaient, pour le plaisir, par goût. Elles en abusaient. Rita en abusait. Éva était si sensible. Rien n'arrêtait Rita si elle avait l'assurance de sentir sous doigts Éva frémir de plaisir, l'assurance de l'entendre gémir, l'assurance de la voir bouche ouverte ou les incisives refermées sur sa lèvre inférieure, le corps arqué. Offerte. Offerte à ses désirs, à ses mains, à ses doigts, à ses lèvres et à sa langue.
Comme ce soir.
Elle étaient seules dans la pièce où Éva dormait quand elle passait la nuit chez Rita. Assises sur le canapé transformable. Elles avaient commencé par s'embrasser. Longuement. Rita avait attendu qu'Éva atteignît le point de non-retour, celui où elle se retrouvait incapable de lui opposer la moindre résistance. Elle l'avait alors tirée sur elle. Éva s'était assise sur ses genoux. Rita avait passé ses mains sous sa chemise. Elles avaient parcouru son ventre, chaudes et légères. Éva s'était accrochés à ses épaules quand les doigts étaient remonté le long de sa cage thoracique, qu'ils avait effleuré la bande élastique de son soutien-gorge. Elle avait plongé la tête dans le creux du cou de Rita quand ils avaient touché ses mamelons durcis à travers le tissus, qu'ils avaient insisté, toujours aussi légers. Rita avait ensuite remplacé ses doigts par la paume de ses mains et Éva s'était soumise.
Elle avait très vite sombré dans un état de demi-conscience où n'existait plus que les mains de Rita sur ses seins. Son esprit surnageait à peine, entièrement focalisé sur les sensations qu'éveillaient les mains de Rita sur sa peau, qui la maintenait à la limite extrême de son plaisir, sans qu'elle ne basculât jamais. Elle n'arrivait même pas à analyser ce qu'elle ressentait. C'était comme courir sur une crête effilée sans jamais tomber. Aussi longtemps que Rita l'avait décidé. Éva était prête à s'abandonner à la sensation pendant des heures, durant toute la nuit s'il le fallait. Jamais elle n'avait éprouvé autant de plaisir. Comme si son désir enflait sans fin, s'intensifiait sans fin. Simplement provoqué par les mains douces de Rita sur sa poitrine. Prolongé à l'infini.
Rita jubilait, de son pouvoir, du plaisir crûment affiché sur les traits d'Éva, de ses mains pesant sur ses épaules, de sa soumission totale. Éva ne bougerait que si Rita le lui permettait, l'y incitait. Rita la voulait immobile. Pas de baisers échangés, pas de caresses, pas de frottements. Elle n'avait même pas besoin de demander ou d'exiger qu'Éva se conformât à ses désirs. Éva se conduisait exactement comme Rita le souhaitait.
Rita la garderait ainsi sous son contrôle, éperdue de plaisir et de désirs insatisfaits, jusqu'au lendemain matin. Ou bien, peut-être, finirait-elle par vouloir l'entendre râler son prénom. Ou peut-être pas. Les halètements d'Éva, sa respiration laborieuse et irrégulière, ses gémissements à peine esquissés, aussitôt étouffés, lui plaisaient plus encore que la voir jouir sous ses doigts. La garder des heures ainsi, frémissante et suffoquée de plaisir, l'enflammait de puissance. Éva était si belle, si solide. La tenir sous son contrôle, pantelante et soumise, la ravissait. Elle l'emmènerait aussi loin qu'elle pouvait, aussi longtemps qu'Éva résisterait.
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Le bruit sourd d'une porte qu'on ouvrait coupa court à leurs attentes. Éva se rassit prestement aux côtés de Rita. Réajusta sa brassière et sa chemise. Rita souriait. Le cœur d'Éva battait la chamade, cognait durement dans sa poitrine, encore sous le coup des caresses prolongées pendant plus d'une heure. L'esprit complètement confus. Rita se pencha à son oreille.
— C'est Anouar, lui chuchota-t-elle.
Anouar qui sortait de la chambre dans laquelle dormait Rita et Gibraïl. La pièce qui se trouvait derrière le mur contre lequel était adossé le canapé. Le mur qu'Éva avait regardé cette dernière heure quand elle n'avait pas eu les yeux fermés, chavirés de plaisir.
Comme la pièce où elles s'étaient adonnées à leur désirs, la chambre de Rita s'ouvrait sur le salon, elles entendirent la porte se refermer, des pas claquer sur le parquet, décroître dans le couloir qui menait à la chambre de Paul.
— Gibraïl fait des cauchemars, il a dû finir par s'endormir, expliqua Rita d'un ton neutre.
— Tu savais qu'Anouar était à côté ? s'éberlua Éva à voix basse.
— Oui.
— Mais t'es complètement tarée !
— On n'a pas fait de bruit. Tu n'as pas fait de bruit, sourit Rita visiblement amusée par la situation. Tu devrais peut-être rentrer chez toi. Tu n'aimes pas dormir ici quand tu as cours le lendemain.
— Hein ? Heu, oui...
Rita lui attrapa le menton, lui tourna la tête vers elle et l'embrassa. Éva oublia immédiatement l'imprudence de Rita, sa folie, leur folie. Il ne resta que son désir de la tenir contre elle, de l'embrasser, de frotter son corps nu contre le sien. Elle relégua dans les tréfonds de son esprit ce qui empoisonnait sa relation avec elle, ces petites piques désagréables qui venaient jeter de l'ombre sur la joie de sa passion.
— Il faut que tu rentres, murmura Rita sous ses lèvres. On se voit demain.
Demain.
Les cours, l'après-court, peut-être un détour chez elle. Une promesse de plaisir. Renouvelée à l'infini, toujours tenue.
Un dernier baiser volé à Rita sur le pas de la porte. Les protestations de Rita. Et puis...
Une déclaration :
— Je t'aime, souffla Rita avant de refermer la porte d'entrée sur Éva.
Le genre de déclaration qu'Éva détestait entendre. Qui lui remplissait le cœur de glace et d'allégresse trompeuse.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
L'arak Al Rayan est un arak distillé à Suweida dans le sud de la Syrie.
L'arak el Fakra est un arak libanais distillé à Kfardebian dans le district de Kesrouan.
Les deux lieux possèdent un riche patrimoine antique... D'où peut-être l'étrange préférence dont fait preuve Éva à l'égard de l'arak qu'on y produit.
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