Chapitre IX : Si chère Suzanne
Le serveur déposa le plat de kebbe* sur la table. Suzanne leva un sourcil dubitatif. Éva souriait. Avant de goûter, Suzanne n'avouerait jamais que les plats disposés sur devant elle pussent égaler un temps fût peu un plat libanais. Particulièrement quand on parlait de fattouche*, de taboulé* et plus encore de kebbé. Suzanne avait déjà consenti à apprécier les Marias, une entrée arménienne qu'elle n'avait jamais mangé. Elle n'irait pas plus loin pour l'instant. Elle avait accordé sa confiance à Éva pour le menu et celle-ci attendait le verdict qui, elle le savait, ne pourrait-être qu'appréciateur. Éva ne s'inquiétait pas et ce, pour deux raisons. D'abord, la cuisine servie au Sissi était l'une des plus réputée d'Alep, ensuite Suzanne ne jouerait pas la carte de la mauvaise foi avec elle. Elles se connaissaient depuis trop longtemps, depuis déjà dix ans.
Éva en savait plus sur Suzanne que n'importe qui d'autre et Suzanne n'éprouvait aucune réserve à son encontre. Éva était extérieure, extérieure à l'histoire, à la famille et à la vie de Suzanne. Une étrangère dans la plus belle acceptation du terme.
Dix ans auparavant, quand elle était venue vivre parmi eux, Éva avait fascinée la jeune Libanaise. Elles étaient devenues amies. Plus que ça. Suzanne lui vouait une confiance absolue. Éva ne jugeait jamais, Éva écoutait, attentive et respectueuse. Elle avait toujours su la rassurer, la conseiller. Elles avaient beaucoup rit ensemble et partager de nombreuses aventures.
Quand elles s'étaient rencontrées, la guerre avait pesé quinze ans sur le Liban. Il n'y avait pas eu de cesser le feu, la guerre avait simplement cesser. Sans véritables raisons. Par lassitude. Des régions entières avaient vécues isolées puis, elles avaient été occupées par des armées étrangères. Les Israéliens protégeait leurs frontières et les populations qui les avaient soutenus au Sud-Liban, la Syrie protégeait le reste du pays contre lui même. Officiellement. Officieusement, le plus proche port de Damas était Beyrouth. Avoir un pied au Liban ouvrait la Méditerranée à la capitale syrienne. Quand on creusait on trouvait bien d'autres raisons, par exemple que la Syrie contrôlait les sources de l'Oronte et qu'Israël surveillait le cours du Litanie. Deux des plus grands fleuves du Proche-Orient. L'eau excitait les convoitises.
La guerre, le virus des barrages routiers dressés aux abords des villes ou en rase campagne au moindre carrefour d'importance, avaient perturbé la circulation, empêché des milliers de jeunes gens à suivre des études à l'université. À vingt ans, Suzanne ne connaissait du Liban que quelques quartiers de Beyrouth, les rues de son village et des trajets longs et difficiles.
C'était tout ce que savait Éva de la guerre : barrages, occupations, morts, snipers fous, immeubles en ruine à Beyrouth ou ailleurs, publications savantes qui n'expliquaient jamais qu'un aspect de cette guerre fratricide. Personne ne racontait jamais rien, pas même Suzanne. Pas même à Éva. La guerre était tabou. En dix ans, Éva n'avait récolté que trois anecdotes : un assassinat sur la route de Aaley, le meurtre gratuit d'une jeune fille qui avait servie de cible à un sniper dans la région de Zahlé, et une conversation. Des jeunes gens de moins de vingt ans qui s'étaient vanté devant celle qui avait rapporté cette anecdote à Éva, d'avoir violé des jeunes filles, avec des bouteilles de coca. Pour ne pas être souillés. Souillés parce que les jeunes filles en question ne partageaient pas leurs convictions religieuses. Cette conversation avait brisé la femme. À jamais. Sans qu'Éva su vraiment pourquoi. Sans que la femme le lui eût dit.
Quoi qu'il en fût, aux yeux de Suzanne, Éva avait le calme, l'assurance et l'audace tranquille d'une aventurière.
Dix ans auparavant, la jeune Française avait acheté une voiture d'occasion et elle avait sillonné les routes libanaises. Sans peur de se faire tirer dessus quand, la nuit, sur une route sans éclairage, elle n'avait pas vu un barrage syrien dépourvu de signalisation lumineuse, qu'elle était arrivée trop vite dessus, que sa voiture avait bondi sur ses suspensions inexistantes et le boudin de bitume qui barrait la route, que les freins avaient crissé. Les soldats ne tiraient plus à cette époque. Sans peur non plus des accidents, de la conduite virtuose et dénué de règles des Libanais, des nids de poules et des graviers qui dans les virages emportaient les voitures dans des ravins vertigineux.
À chaque vacances, elle avait piloté Suzanne à travers le Liban. Elles avaient visité ensemble tous ces sites historiques dont on parlait dans les livres de classes : Deir el Qamar, Anjar, la Qadisha, la Qornet el Saouda, les grottes de Fakra... Éva l'avait embarquée dans des randonnées sur deux ou trois jours, elles avaient dormi à la belle étoile en pleine nature, couchée sur des rochers, sous les frondaisons des oliviers rendus à l'état sauvages, dans des masures de bergers abandonnées au milieu de la montagne. Éva avait beau lui dire qu'elle ne se serait pas aventurée ainsi sans elle, Suzanne ne pensait pas moins qu'elle devait tout à Éva et qu'elle n'était pas la seule à le penser.
Éva n'avait pas conscience de l'influence qu'elle exerçait sur les gens ni des sentiments troubles qu'elle éveillait sur son passage. Quand Suzanne la taquinait à ce sujet, Éva haussait les épaules en la traitant d'abrutie.
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— Tu manques à Alexis. Elle te salue.
— Elle va bien ? demanda Éva.
— Elle est chiante.
Éva rit. Alexis et Suzanne entretenaient depuis qu'elles les connaissaient des rapports de sœurs ennemies.
— Tu dis toujours ça quand elle n'est pas d'accord avec toi.
— Elle est bornée.
— Ah, ouais ?
— Pff... tu sais bien comme elle est. Elle a la tête dure et l'esprit obtus d'une Homsié.
La franche hilarité d'Éva s'accentua. Suzanne et sa suffisance si typiquement libanaise ! Alexis était née près de Homs, c'était vrai, mais Suzanne savait pertinemment que traiter Alexis de Homsié contenait un double-sens. Le gens de Homs faisait souvent les frais des plaisanteries de la région, ils s'apparentaient aux yeux des Syriens et plus encore des Libanais aux Belges des Français.
— Personne n'a la tête plus dure que les gens de ton village ! répliqua Éva. Tu viens d'où déjà ?! demanda-t-elle l'air faraud.
Suzanne se renfrogna.
— Hi han ! persifla Éva la mine hautement réjouie.
— Ah, ah ! ricana Suzanne franchement irritée par la plaisanterie pourtant usée jusqu'à la corde.
Mais un sourire brillait déjà au fond de ses yeux et il gagna rapidement ses lèvres. Elle n'arrivait pas vraiment à se fâcher contre Éva. Cette Française s'était toujours amusée à torturer son amour-propre et elle n'avait jamais réussi à lui en vouloir. Elle lui lançait des piques en réponses, la traitait de sale Française seulement bonne à tout critiquer, à croire qu'elle avait toujours raison. Elle fustigeait l'arrogance légendaire des Français et accusait Éva de s'y complaire.
Ses attaques glissaient sans effets sur Éva. C'était rageant, d'autant plus qu'Éva faisait toujours mouche et que sa plaisanterie idiote sur Deir el Ahmar froissait immanquablement Suzanne. Le jeu de mot était facile et vraiment insultant*. Sauf que dans la bouche d'Éva... Suzanne passait outre. Éva ne mettait ni morgue ni méchanceté dans ses moqueries.
— On trinque ? proposa Éva.
Elle avait commandé un pichet d'arak.
— T'es chiante ? Tu sais ça ? grommela Suzanne.
— Ouais, grimaça Éva toute contente.
Éva avait toujours admiré la facilité avec laquelle Suzanne maniait les registres de langue. Une maîtrise que lui aurait envié ses cinq profs d'Alep. En revanche, Suzanne aurait pâlit devant leur maîtrise de la grammaire et de la syntaxe. Suzanne était un génie, mais elle ne se débarrasserait jamais des erreurs qu'elle traînait depuis la maternelle, faute d'avoir eu des professeurs bien formés. La jeune Libanaise avait suivi sa scolarité au sein des écoles publiques. L'État libanais ne se montrait pas très attentifs aux élèves et aux professeurs dont il avait pourtant la charge. Ceux qui en avaient les moyens plaçaient leurs enfants dans des écoles privées, de préférence chrétiennes, tenues par des prêtres ou des religieuses, peu importait la religion à laquelle appartenaient les familles.
Elles trinquèrent et Éva invita Suzanne à goûter les plats posée sur la table. La jeune Libanaise se servit avec parcimonie. Éva patienta. Après quelques minutes de silence et de dégustation, le verdict tomba :
— Je n'ai jamais mangé une si bonne kebbé, avoua Suzanne admirative.
— Je te l'avais dit, rétorqua Éva avec suffisance. Le Sissi n'est pas juste un beau décor.
— Non, mais tout est bon et le fattouche...
Suzanne avait un faible pour le fattouche.
— Tu sais, je suis venue avec Boulos, annonça soudain Suzanne sur un ton neutre.
— Mmm.
— Il est mignon.
Éva leva le nez de son assiette. Suzanne avait aussi un faible pour les garçons.
— Mignon ? répéta Éva l'esprit en alerte.
- Oui, tu sais... Euh...
Éva s'attendait à la suite. Suzanne se mit à rire.
— On est arrivés tard, hier soir. Tu n'as pas le téléphone, alors on a cherché un hôtel. Il était moche et vétuste. On a prit deux chambres parce qu'on ne pouvait pas partager une chambre ensemble tous les deux. C'est illégal si on n'est pas mariés.
— Ouais.
— Il y avait de tout petits balcons.
— Mmm...
— Il est fou ! Il est passé par les balcons. Il aurait pu se tuer ! rit Suzanne. J'ai eu si peur quand il a frappé à ma fenêtre.
— Mouais.
— Il est reparti avant le lever du jour.
— Mmm.
— On a dormi ensemble. C'était génial. On a pas, parce que, euh... enfin, tu sais...
Ah, Suzanne n'avait pas sauté le pas, pas encore, malgré toutes ses aventures.
— Il ne veut pas. Mais c'était bien quand même.
Éva ne chercha pas à en savoir plus. Suzanne n'en dit pas plus.
— Tu dors où cette nuit ? demanda Éva
— Au foyer du père Hannah, pas très loin de chez toi, je crois. Tu habites bien à Slémanié ?
— Oui.
— C'est à un quart d'heure, même pas.
Éva avait déjà dormi là-bas. Le foyer proposait des chambres spartiates et des sanitaires communs.
— Si tu veux, passe me voir là où je donne mes cours, proposa-t-elle à Suzanne. Je te donnerai mes clefs. Si tu n'as rien à faire, tu seras mieux chez moi que dans une chambre toute nulle au foyer. Tu seras plus tranquille aussi. C'est calme et il y a une grande terrasse. On se retrouvera chez une de mes élèves vers six-heures. Elle t'invite à dîner.
— Elle est sympa ?
— Mouais, assez sympa... pour une Syrienne, grimaça Éva.
Suzanne s'esclaffa, ravie de la plaisanterie. La conversation s'orienta ensuite sur l'enseignement des langues, la pédagogie, elles partagèrent leurs expériences personnelles, Suzanne lui parla de ses cours à à la faculté de pédagogie de Beyrouth, Éva des siens à la faculté des Lettres de Poitiers. Elles ne s'étaient pas vues depuis six ans et elles prirent plaisir à échanger sur des sujets qui n'intéressaient personne d'autres qu'elles dans leur entourage. Suzanne souffrait de n'avoir jamais pu partager son intérêt pour les études qu'elle suivait, Éva aussi. Depuis très longtemps.
Elles commandèrent un café à la fin du repas.
— C'est très joli ici, apprécia Suzanne en s'appuyant contre le mur.
Le Sissi s'était installé dans une ancienne demeure traditionnelle organisée autour d'une cour centrale, sur deux niveaux. Il ne manquait ni les pavements en marbre, ni la fontaine, ni le diwan. L'ameublement avait été choisi avec soin, certainement acheté dans des magasins d'antiquités. Deux ou trois établissements offraient les mêmes prestations dans le quartier, Le Yasmine et le Khalil entre autre, mais Éva préférait le Sissi. La cuisine y était meilleure, la cadre plus agréable et la clientèle d'habitués plus discrète. Les touristes ne venaient pas dîner au Sissi et on n'y rencontrait que très rarement des étrangers.
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— Tu veux que je te raccompagne ? demanda Éva après avoir payé l'addition.
— Mon garde du corps, plaisanta Suzanne.
Éva sourit.
— Je n'ai jamais peur avec toi, affirma Suzanne. Tu es aussi forte qu'un homme et les gens ont peur de toi. Tu es comme Xena... en un peu plus habillée quand même !
Ah, Xena ! Dans les années quatre-vingt dix, la série avait fait un carton au Liban. Éva n'avait pas vu toutes les saisons. Au Liban, la série passait sur LBC en version originale sous-titrée en arabe et elle n'avait pas supporté le doublage en français, le changement de nom de l'héroïne non plus*. C'était l'un des rares programmes qu'elle avait regardé durant son séjour dans la région dix ans auparavant. Les gens se passionnaient à l'époque pour les soaps-opéras vénézuéliens ou mexicains. Éva détestait ces histoires à dormir debout, ces personnages riches, propres sur eux, leurs dents Ultra-brite, la pauvre orpheline, bonne à tout faire dans une propriété tarte à la crème, qui tombait amoureuse du riche héritier, jeune et séduisant, et qui, immanquablement, était la fille disparue, enlevée, cachée, cela dépendait des versions, d'un magnat des finances, et se révélait donc, aussi riche que son chéri. Pour arriver à l'heureuse conclusion, les coups de théâtre plus improbables les uns que les autres se succédaient pendant des mois et des mois, parfois des années. C'était à mourir d'ennui. Éva avait néanmoins regardé parce qu'elle s'était aperçue que les séries de LBC constituaient l'une des rares cultures que ses élèves de collège partageaient. Elle n'avait pas utilisé des épisodes d'Estrelita ou de Mercedes en classe, mais de Xena, oui. Pour illustrer ses cours sur les récits narratifs. Xena lui avait aussi servi de prétexte et de support pour familiariser ses élèves avec la civilisation et la mythologie antique. Après tout, ceux-ci avaient beau n'étudier que l'Histoire arabe du monde Arabe, l'Histoire du Liban et de la région n'avait pas commencé au Ie siècle de l'Hégire. N'en déplaisait à certains.
***
Rita semblait anormalement nerveuse. Elle s'était montrée dissipée en classe, avait entraîné Éva dans une bagarre amicale à la sortie des cours et s'activait fébrilement dans la cuisine depuis qu'elle était rentrée chez elle.
Elle coupait nerveusement des tomates, les sourcils froncés, les lèvres pincées et les épaule tendues. Éva s'approcha et l'enlaça par derrière. Elle l'embrassa dans le cou, remonta lentement jusqu'au coin de la mâchoire, s'attaqua à son oreille. Rita gémit. Éva la retourna entre ses bras et fondit sur sa bouche. Ses mains se firent intrusives.
— Éva... protesta Rita en essayant de se dégager.
Éva la plaqua contre l'évier, approfondit encore un peu plus le baiser. Rita se débattit, recula la tête.
— Les voisins, urgea-t-elle en riant. Les voisins peuvent nous voir par la fenêtre. C'est un scandale !
Elle repoussa Éva. Planta son regard dans le sien. Dieu ! Si elle s'écoutait, elle l'entraînerait sans tarder dans le salon.
— Il faut que je prépare le dîner, assura-t-elle en essayant de contrôler sa respiration.
— Ouais ?
— Oui, soit tu m'aides et tu es sage, soit tu vas lire dans le salon, mais tu ne me sautes pas dessus.
— Non ?
— Non.
— Tu n'as pas envie ?
— Si, mais c'est non.
Éva se fendit d'une grimace.
— D'accord.
Elle tourna les talons.
— Si ton amie arrive, ouvre lui, lui lança Rita.
Le ton employé fit se retourner Éva. Elle se rappela que Rita avait réagi bizarrement quand elle avait apprit qu'Éva avait cédé ses clefs à Suzanne. Elle fronça les sourcils. Rita s'était détournée, elle avait repris son couteau et ses tomates. L'air contrarié. Elle n'était pas jalouse ? Si ? Elle savait pour Suzanne, même si Éva ne lui avait pas tout raconté. Rita savait qu'elle n'avait rien à craindre.
Rita avait bombardé Éva de question à propos de sa vie amoureuse ou plutôt, de sa vie sexuelle qui semblait bien plus l'intéresser que sa vie amoureuse et Éva s'était confié à elle sans défiance, d'autant plus si elle s'était adonnée au plaisir et qu'elle reposait la tête sur l'épaule de Rita.
Elle ne voyait donc pas trop de quoi Rita pouvait être jalouse. Suzanne n'était qu'une amie et le désir ne venait plus, depuis très longtemps, s'inviter quand elles se voyaient. Éva ne chercha pas à clarifier la situation. Rita n'avait aucune raison d'être jalouse parce qu'elle ne pouvait douter qu'Éva fût complètement et exclusivement tournée vers elle.
Contrairement à Rita, lui soufflait régulièrement à l'oreille une petite voix qu'Éva se refusait à écouter.
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Elle lisait depuis une demi-heure quand Suzanne frappa à la porte. Son impérieux désir s'était évanoui sitôt qu'elle s'était plongée dans lecture de son livre. Le roman n'avait pourtant rien de très folichon. Elle aimait bien Zola et elle avait trouvé L'Œuvre à la bibliothèque du CCF. Zola pouvait écrire des romans à l'eau de rose, des romans légers, des thrillers ou des drames puissants. Éva ne connaissait pas L'Œuvre. Elle avait juste été tenté par l'aventure. Le roman commençait par une amourette un peu niaise, mais après ? L'Œuvre l'avait captivée. Le contexte, la folie créatrice, la folie perfectionniste, l'amour absolu dans ses pires travers. L'aveuglement terrifiant de Christine. Zola pouvait être ridicule. L'Œuvre était un chef d'œuvre. Achevé, contrairement à la toile de Claude Lantier, le héros du roman.
De plus, Zola ramenait souvent Éva dans les rues et les quartiers de Paris de son enfance, des lieux familiers qu'elle avait fréquentés un siècle après les personnages. Le roman racontait aussi la création du premier Salon des refusés en 1863, exposition qui inspira par la suite la création du Salon des indépendant en 1884. Le Grand Palais. Les centaines de toiles accrochées qu'elle avait découverts avec les yeux curieux d'une enfant de huit ans. Les romans de Zola la plongeait dans ses souvenirs d'enfance.
Éva referma son livre avec regret et se leva pour aller ouvrir. À Suzanne. Anouar avait ses clefs, il était peu probable qu'il frappe avant de rentrer chez lui. Elle tomba sur une Suzanne épanouie et toute frétillante de gaieté.
— Oui.
— Installez-vous dans le salon, j'arrive.
Éva retourna son attention sur Suzanne.
— Tu as passé une bonne journée ? demanda-t-elle en levant un sourcil.
— Oh, oui, soupira Suzanne d'un air ravi.
Elles passèrent au salon.
— Ton lit grince... fit Suzanne en fronçant comiquement le nez
— Euh...
Éva sentit le cœur lui manquer. Son lit, il était vrai, grinçait horriblement. Il semblait avoir un malin plaisir à multiplier par deux le bruit que faisaient Éva et Rita quand elles se retrouvaient engagés dans des ébats passionnées. Elles en avaient souvent ri, Rita plus qu'Éva qui s'en moquait un peu et trouvait le fait plus embarrassant qu'amusant.
— Boulos est venu, chuchota Suzanne à Éva. Il est insatiable ! Je n'en pouvais plus à la fin.
Décidément, cet appartement s'ingéniait à offrir un refuge aux histoires les plus scandaleuses.
— On ne s'est pas déshabillé, mais ça ne changeait rien, affirma Suzanne.
Elle n'avait toujours pas sauté le pas. C'était bizarre. Éva avait du mal à comprendre. Elle n'aurait jamais pu se contenter de se frotter toute habillée à quelqu'un qui excitait ainsi son désir. Elle invita Suzanne à s'asseoir sur le sofa.
— Il est où ?
— Il passe la soirée avec des amis. C'était génial chez toi. Merci, lui fit Suzanne des étoiles dans les yeux.
— Vous y êtes restés longtemps ?
— Toute la journée, nous avions acheté de quoi faire à manger avant de monter.
— Et vous avez eu le temps de manger ? demanda Éva d'un ton goguenard.
Suzanne la traita gentiment de conne et lui assura qu'ils avaient eu le temps, mais qu'ils n'en avaient trop perdu quand même à manger.
— Mmm, se contenta de répondre Éva avec une moue amusée.
Suzanne s'étendit alors sur le sofa et posa la tête sur les genoux de la jeune Française.
— Je suis fatiguée, lui dit-elle en guise d'excuse.
— Tu repars demain à Damas ?
— Oui, demain matin. C'est dommage, on a pas eu beaucoup le temps de se voir. Tu vas venir au Liban ?
— Mouais, peut-être.
— Viens, si tu as le temps. On pourra aller se promener et faire du feu et du café. Tu sais que tu es toujours la bienvenue chez nous et Alexis sera contente de te voir. Elle veut organiser un pèlerinage fin mai, elle compte sur notre présence à toutes les deux, mais si tu ne viens pas, elle annulera, elle ne partira pas sans toi.
— Si je peux, je viendrai.
— Super.
Rita arriva, elle marqua un temps d'arrêt à l'entrée du salon. Pâlit sensiblement. Se pinça les lèvres assez fort pour qu'Éva les vit blanchir sous la pression exercée.
— Bienvenue, Suzanne, dit-elle, ses yeux noirs plantés dans ceux d'Éva.
La jeune Française alourdit sa main sur l'épaule de Suzanne. Quoi que celle-ci comprit, elle ne se releva pas. Elle bascula simplement la tête en arrière pour regarder Rita et répondre à son aimable salutation. Éva se fendit d'un petit sourire narquois.
Rita crevait de jalousie.
Sans quitter Éva du regard, elle s'installa dans un fauteuil et s'ingénia à tenir le rôle de la parfaite maîtresse de maison. Suzanne ne remarqua rien. Elle se tourna sur le côté, plaça une main sur le genou d'Éva et engagea la discussion sans remarquer la contrariété de son hôtesse, ses yeux qui ne quittaient pas Éva, son attitude rigide.
Éva jugea Rita ridicule. Et tellement mignonne. Ses traits trahirent ses pensées car le regard de Rita se chargea de ressentiment. En réponse, sans savoir vraiment ce qui la motivait à ainsi la provoquer, celui d'Éva se remplit de malice et elle posa une main caressante sur le front de Suzanne. Rita eut soudain l'envie d'étrangler la jeune Libanaise bien trop sympathique à son goût et de soumettre sur son cadavre Éva à son désir. De lui faire ravaler son petit air si imbue d'elle-même dans des gémissements de plaisir.
Mais Suzanne avait un don. Celui de transformer n'importe quelle ambiance, la plus glaciale qu'elle pût être, en ambiance chaleureuse et rieuse. Bientôt, Rita oublia sa jalousie et Éva son malin désir de la provoquer. Suzanne se redressa et la conversation continua de la plus joyeuse des façons. Elle continua quand Anouar rentra et qu'ils passèrent à table après que Rita eût fait dîner les enfants.
Rita se détendit sensiblement. À un moment, son pied trouva celui d'Éva sous la table et elle le caressa durant le reste du repas. Le pied d'Éva tressautait parfois sous la stimulation. La jeune Française s'efforçait de pas perdre le fil de la conversation et d'ignorer le flot intarissable qui lui trempait l'entre-jambe. Elle surprit à un moment la petite grimace suffisante que lui destina Rita. Rita savait et elle se rengorgeait sans vergogne du pouvoir qu'elle exerçait à son encontre.
Soudain, Rita inspira de l'air par la bouche, plissa les yeux. Une expression obscène se peignit sans qu'elle le voulut sur son visage. Un petit sourire sardonique releva les lèvres d'Éva. Rita ne valait pas mieux qu'elle. Elle croyait mener le jeu. Elle ne menait rien du tout, aussi soumise à son désir que l'était Éva.
La jeune Française se rasséréna et passa une excellente soirée. Rita avait préparé un succulent repas qu'appréciait visiblement aussi bien Suzanne qu'Anouar. Elle bénéficiait de la présence, de la conversation et de l'esprit d'une amie à qui elle tenait et le pied de Rita stimulait agréablement ses sens. Elle savait que tôt ou tard elle pourrait s'y abandonner sans contrainte, sans peur des regards et exploser sans retenu, qu'elle finirait par jouir encore et encore à en mourir sous les mains et les lèvres de Rita et qu'elle pourrait lui arracher en retour des cris et des gémissement qui la ravirait autant qu'elle lui donnerait du plaisir.
Les pensées de Rita suivait le même chemin, habitées pas la certitude exaltante que personne ne pouvait aimer Éva comme elle l'aimait, que personne ne pouvait la faire hurler de plaisir comme elle savait la faire hurler de plaisir. Rita souhaitait presque qu'Éva ne restât pas dormir. Pour le plaisir de prolonger l'attente. Et d'y céder le lendemain matin. À l'heure qu'elle aurait choisi. Les clefs qu'Éva lui avait fait faire de son appartement ne quittait jamais son sac ou la poche de son pantalon.
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Éva ne dormit pas chez Rita. À vingt-deux heures passées, les trois jeunes femmes partirent avec les enfants au parc. Il faisait déjà si chaud en cours de journée que les landaus et les poussettes n'envahissaient les rues et les jardins publics qu'après vingt-et-une heures trente. À minuit, on voyait encore des familles entières se promener et rentrer chez elles d'un pas nonchalant.
Rita et Éva raccompagnèrent ensuite Suzanne jusqu'au foyer où elle logeait, pas très loin de chez elles, près de l'église Mar Gergiès, puis elles reprirent leur route d'un pas tranquille. Gibraïl se plaignit d'avoir sommeil. Rita tergiversa un moment.
— Je prends Paul si tu veux, lui proposa Éva.
— Ça ne te dérange pas ?
— Non.
Éva enleva Paul dans ses bras et le posa sur sa hanche. L'enfant somnola très vite les bras passés autour de son cou. Gibraïl s'endormit cinq minutes après s'être assis dans la poussette à la place de son frère. Rita s'inquiéta pour Éva qui lui assura que Paul ne pesait pas dans ses bras. Elles rentrèrent sans presser le pas, sans parler non plus. Profitant de la soirée et de la présence de l'une de l'autre.
Rita brisa leur échange silencieux et paisible au moment de se quitter :
— Tu l'as fait exprès, bougonna-t-elle.
— Quoi ?
— Sur le sofa...
- ...
— Tu l'aimes beaucoup.
— Mmm... C'est vrai. Tu es jalouse ?
— Oui.
Éva s'épanouit. Rita arbora un air extrêmement sérieux.
— Personne ne t'a jamais aimée et ne t'aimera jamais autant que moi, lui dit Rita d'un ton convaincu. Tu ne sais pas ce qu'est l'amour. Tu n'as vraiment aimé qu'une seule personne dans ta vie. D'ailleurs, tu l'aimais encore en arrivant ici...
Éva s'était peut-être confiée plus qu'elle n'eût dû à Rita. Rita avait surtout mis le doigt sur une vérité, sur une blessure qui tourmentait Éva depuis dix ans. Une blessure qui avait miraculeusement guéri quinze jours auparavant.
— Mais tu dois savoir une chose, Éva, c'est que malgré ce que tu crois ou ce que tu voudrais croire, personne ne t'a jamais réellement aimée. Moi, je t'aime.
Rita attendait peut-être une réponse. Elle n'en obtint pas.
Éva n'était pas très à l'aise avec les déclarations. On lui avait forcé la main la première fois. Elle s'était trouvée stupide, elle s'était sentie manipulée et elle avait eu la désagréable impression d'être tomber dans un piège. Depuis, elle se sentait toujours aussi idiote quand elle avouait son amour, parce qu'elle n'y croyait pas et que se fendre d'un mensonge lui laissait un goût amer en bouche. Parce qu'aussi, elle rechignait à s'engager envers qui que ce fût.
Mais depuis cette première fois, en plein ébat, elle avait du mal à ne pas tomber dans le piège et il lui avait été difficile de ne pas répondre à la passion de Rita, à l'amour qu'elle lui assurait ressentir à son égard.
Rita se moquait d'avoir ce soir une réponse à sa déclaration. Elle l'aurait demain matin. Elle chercherait à effacer la peur qui l'étreignait parfois à l'idée qu'Éva se détournât d'elle un jour. Elle retrouverait l'assurance de posséder son corps, son âme et son cœur. Exclusivement. Pour elle seule. Pour elle toute seule.
Éva lui appartenait et si elle avait proposé à Anouar, tout en l'assurant de sa sincère bénédiction, de prendre une maîtresse pour combler ses besoins sexuels, jamais elle n'accepterait qu'Éva trouvât son plaisir ailleurs que dans ses bras.
Mais Éva partirait, peut-être même en juin, dans à peine deux mois. Rita l'avait toujours su.
À moins... à moins qu'elle ne trouvât une solution. Une solution qui lui permît de garder Éva auprès d'elle sans pour autant remettre en question son couple et sa de famille.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Aperçu de la cour intérieur du restaurant Sissi, photographiée en 2010, crédit photo Douce Cahute
Deir el Ahmar : Village maronite de la Béqua nord, situé à quelques kilomètres au nord-ouest de Baalbeck. La plaisanterie d'Éva est un jeu de mot linguistique qui s'appuie sur la proximité phonétique entre deux mots :
ahmar (qui signifie rouge en arabe) et himar (qui signifie âne en arabe). Traiter quelqu'un d'âne au Liban équivaut à le traiter de sombre crétin obstiné.
La chanteuse pop Elissa (dont le nom a été évoqué lors de la soirée au Four Seasons) est originaire de ce village tout comme la chanteuse lyrique Marie Keirouz (pour ceux qui connaissent).
Xena : On prononce [xena] en français, mais [zina] en anglais et en arabe. Un traumatisme pour Éva !
La Kebbe : plat de viande de bœuf ou de mouton, pilé avec du boulghour. Le pilonnage donne un aspect filandreux à la viande. La quantité de viande définit la qualité du produit. Peu assaisonné, on la sert avec un filet d'huile d'olive et on la mange avec du pain libanais.
Fattouche : salade agrémentée de pain libanais frit.
Composition : salade, tomates, persil, menthe, oignons, pourpier, hysope, ail, sel, sumac, vinaigre rouge, huile d'olive.
Tabboulé : salade composée (contrairement aux recettes françaises) à 90% de persil, agrémenté de tomate, de menthe, de jus de citron, d'oignon, d'huile d'olive et d'une quantité infime de boulghour. La réussite de la salade tient d'abord à la qualité de la coupe du persil et à l'assaisonnement (parfois agrémenté d'un ingrédient secret...).
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