Chapitre IV : En route vers Palmyre, Robert !
Le 27 mars 2004
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Rita se pencha à l'oreille d'Éva.
— Qu'est-ce qu'on fait ici ? lui chuchota-t-elle
— Je ne sais pas, répondit Éva.
Un restaurant vide de clients. Des plats infects et chers. Une salle glaciale. Une ambiance pesante. Antoine avait réussi à lui seul cet exploit : mal manger en Syrie !
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Le voyage à Palmyre avait commencé sous les auspices de la bouffonnerie. Dès l'heure de rendez-vous. Rita plutôt volubile s'était à cette occasion fait très discrète. La grande taille d'Éva l'avait servie à merveille.
— Mais qu'est-ce que c'est que ce mini-bus ? pestait Antoine. Ce n'est pas celui que nous avions prévu. Et où est le chauffeur ?
Personne ne répondit encore moins le chauffeur qui ne comprenait pas un mot de français. Antoine cherchait vainement un traducteur. Rita enjoignit Éva a ne pas bouger.
— Ahlam !
La jeune professeur sursauta. Ni Éva ni Rita ne la connaissait.
— Traduis ! exigea Antoine.
— Euh...
— Où est le mini-bus prévu ? Où est le chauffeur ? demande lui !
Ahlam soupira. Éva la considéra d'un œil intéressé. Ahlam était très grande, très belle, avec de long cheveux noirs qui lui descendaient jusqu'au bas du dos. Une Française qui travaillait comme stagiaire au consulat. Elle engagea à contre cœur la conversation avec le chauffeur. Elle parlait très bien arabe.
— Le bus prévu est en panne et le chauffeur a été rappelé dans sa famille parce que sa mère est tombée malade, informa-t-elle ensuite Antoine.
— Quel menteur ! Dis lui que je ne crois pas un mot de son histoire.
Ahlam se garda bien de traduire le moindre mot. Le chauffeur posa une question.
— Il ne manque personne ? traduisit Ahlam.
— Si, grogna Antoine. La fleur exotique.
Tout le monde se regarda.
— Violette, précisa-t-il.
Personne ne savait à quoi il faisait référence. La plaisanterie tomba à plat.
Violette était une étudiante-stagiaire et elle n'avait rien d'exotique. Elle était aussi blonde, sinon plus qu'Éva, portait les cheveux très courts, des yeux bleu clair, et un teint de blonde. De ce genre de teint qu'Éva louait le ciel de ne pas l'avoir dotée à sa naissance. Violette arriva rouge d'émotion. Une épaule penchée vers le bas. Le pas précipité. Confuse.
— J'ai oublié de me réveiller, s'excusa-t-elle.
— Pff... souffla Antoine en gonflant les joues comme un enfant. Bon, ben, on y va maintenant ? Tout le monde est prêt ?
Éva trouva tout de suite Violette fort sympathique.
— Allez, allez, grognait Antoine en poussant impoliment ceux qui ne se pressaient pas assez à son goût dans le mini-bus.
Les passagers rentrèrent sans ordres et s'assirent au petit bonheur la chance. Éva se retrouva assise à côté de Violette. Elle ne vit pas Rita lui jeter un regard dépité et salua sa voisine.
— Salut, répondit Violette. Tu travailles au Centre ?
— Oui.
— Je suis stagiaire, je suis arrivée jeudi. C'était le bordel, je ne savais même pas où dormir. Heureusement Christian... Tu connais Christian ?
— Oui.
— Il est venu me chercher à l'aéroport. Je loge chez lui jusqu'à ce que je trouve un appart. Tu verrais, c'est génial chez lui, hyper grand et super bien placé. Ça fait longtemps que tu es là ?
— Depuis janvier.
— Je me demande ce que je fais ici, mais je suis super contente, déclara Violette avec enthousiasme.
Elle se plairait ici décida Éva.
Violette grimpa encore un peu plus dans son estime quand le bus fit son premier arrêt. Au bout du lac Assad. Une immense retenue d'eau construite sur le cours de l'Euphrate. Les Irakiens s'étaient opposé au projet. Hafez el Assad se moquait bien de ce que pouvaient penser les Irakiens. Le barrage fut construit, en 1973, donnant naissance au plus grand lac de la région. Il irriguait depuis, des hectares de cultures, régulaient les crues du fleuve et fournissait de l'électricité à une bonne partie du nord du pays. Mais le voyage ne prévoyait pas de se consacrer au tourisme industriel ou économique. Le barrage, son histoire et ses répercussions économique et géo-stratégiques n'intéressaient personne. Sinon Éva.
Le bus s'était arrêté au lac parce que, au bout de celui-ci, se dressait encore un château fort du XIIe siècle. Construit par Nour ed Din.
Éva hésita un moment à la porte du van. Le temps était maussade. Gris. Un vent glacial soufflait du nord, il avait repoussé la douceur du printemps vers le sud, lui avait signifié que son temps n'était pas venu et replongé les rives du lac en plein mois de février. Il ne manquait que la pluie. Éva remonta la fermeture éclair de son blouson et s'avança bravement dans l'hiver.
Le château était fermé. Nouvelle déconvenue. Antoine pesta contre le froid, le vent, la grisaille, les musées nationaux, les Syriens, le gouvernement, le chauffeur et repartit mettre au chaud sa mauvaise humeur dans le mini-bus. Ahlam et Hélène le suivirent. Congelées. Éva ne renonçait jamais.
— On va faire un tour ? proposa Violette.
— Ouais, accepta Éva. Rita, tu viens ?
— Oui.
Éva l'observa un instant. En jean, en baskets avec un manteau trois-quart en laine noir. Décontractée. Maquillée. Les yeux. Juste un trait d'eye liner et un léger de fond de teint, bien coiffée. Sans négligence. Violette voulait marcher pour le plaisir. Rita... Pourquoi Rita voulait-elle marcher ? Rita et Violette se trouvaient déjà à cinq pas d'Éva. Rita se retourna, l'air narquois :
— Tu laisses tomber ? ricana-t-elle.
Rita était bonne élève, Éva ne s'était pas fatiguée pour rien à faire jongler ses élèves d'un niveau de langue à l'autre.
— Tu me prends pour qui ? rétorqua-t-elle vexée.
Elles partirent à trois, sur les rochers. Rita surveillait ses pas. Le chemin était traître. Éva et Violette marchaient devant côte à côte. Elles discutaient. De cinéma et de littérature.
Elles se connaissaient à peine, mais Rita ne pouvait manquer de remarquer leur complicité. Violette glissa sur une pierre humide, elle se retint à Éva qui lui sourit en retour et puis, Violette sortit une plaisanterie ou se fendit d'une remarque, certainement spirituelle, que, même si elle l'entendit, ne comprit pas Rita. Éva rit et lui frappa familièrement l'épaule du plat de la main. Un geste que Rita connaissait bien. Qu'elle ne croyait réservé qu'à elle. Qu'elle avait vu Éva ne faire qu'avec elle. Après dix longues semaines de cours. Et cette Violette débarquait. De nul part.
Ce que Rita avait obtenu après dix semaines d'échanges, d'approches prudentes, après avoir marché des heures en sa compagnie dans les rues d'Alep, après avoir aidé Éva à trouver un appartement, après l'avoir invité plus d'une dizaine de fois déjà chez elle à déjeuner et à dîner, Violette l'obtenait après deux heures de route. Pourquoi ? Parce qu'elle était Française ? Parce qu'elle était blonde, jolie, fine ? Parce que Rita était brune, grosse, moche ?
Anouar se mourait de désir pour sa femme et Éva s'empressait auprès de Violette ?
— ... après c'est Salahaddine qui a unifié la région contre les Francs. Les Francs avaient profité de la division qui régnait au Proche Orient, Salahaddine a fait pareil un peu plus tard.
— Les Francs étaient divisés ?
— Mmm, confirma Éva. Le plus marrant c'est que Salahaddine n'était même pas Arabe.
— Ah bon ?!
— Non, c'était un Kurde.
Elles continuèrent leur conversation. Rita jura. Deux littéraires. Voilà ce qui les séduisaient l'une chez l'autre.
Rita n'allait pas au cinéma. Les cinémas d'Alep était mal famés et on y passait que des films indiens et égyptiens. Les deux Françaises avaient parlé de films français et coréens. Coréens ! Où Rita aurait-elle pu regarder des films Coréens ? À la télévision, il ne passait que des fictions égyptiennes et des films américains débiles, elle n'aimait pas la télévision et elle n'avait pas le temps de passer des heures devant. Elle ne regardait que des clips vidéos. Quand aux livres... Et puis, se morigéna-t-elle contrariée de se sentir ainsi ignorante, Rita n'était pas une littéraire, c'était vrai. C'était une scientifique. Une dingue de mathématiques. Elle avait gagné un concours national au lycée. Son rêve était alors de remporter un jour la médaille Fields. Elle en avait les capacités. Un rêve resté sans lendemain. Ses parents s'étaient opposé à ce qu'elle entre en faculté de mathématiques.
— Ce n'est pas ainsi qu'on gagne de l'argent, lui avaient-il dit.
Sa sœur était devenue kinésithérapeute, Rita ne savait même pas si, elle-aussi, avait eu des rêves. Tout ce qu'elle savait, c'était que, elle, Rita, avait abandonné ses rêves et ses ambitions, et qu'elle s'était soumise aux désirs de ses parents. Elle était entrée à l'école de pharmacie. Elle y avait fait des études brillantes au cours desquelles elle s'était terriblement ennuyée. Puis, elle s'était mariée, elle avait eu deux enfants. Rita était une épouse modèle. Une fille modèle. Ses parents étaient très fiers de sa réussite.
Anouar aussi. Femme au foyer, elle ne faisait rien de ses journées et gagnait vingt mille livres par mois. Huit fois plus que ne rapportait à Raf'a son salaire de professeur. À peine passait-elle un ou deux jours par mois à faire acte de présence dans la pharmacie qu'elle était censé diriger dans un quartier de la banlieue sud d'Alep. Rita assumait avec sérieux sa fonction de prête-nom. De prête-diplôme.
— C'est dommage qu'on ne puisse pas rentrer, expliquait Éva à Violette. On aurait pu voir si les architectes de Nour ed Din étaient aussi bon que ceux du Krak des Chevaliers.
— Tu es déjà allée au Krak des Chevaliers ?
— Ouais, deux fois, c'est génial, un des fleurons de l'architecture militaire médiévale, il est très bien conservé et c'est la plus grosse forteresse encore debout dans le monde. Ce que j'ai adoré, c'est le génie militaire dont on fait preuve ses constructeurs. D'abord, il y a...
Rita s'assombrit plus encore. Comment Éva pouvait-elle connaître autant de choses ? Malgré elle, elle accéléra le pas. Pour profiter elle aussi de ses explications. Éva savait capter l'attention de ses auditeurs, toujours. Rita adorait cet aspect chez elle. Quoi qu'elle raconta, que ce fut dans le cadre d'un cours ou pas, Rita l'écoutait, fascinée. Violette avait elle aussi succombé à ses charmes d'oratrices. Mais contrairement à Rita, elle savait relancer Éva, l'encourager à parler, à développer ses idées, à étaler son savoir. Violette engageait avec elle une relation dynamique, un échange, là où Rita se montrait une auditrice entièrement passive.
En classe, ses initiatives et ses interventions ne dépendaient pas d'elle, réalisa Rita. Elle ne répondait qu'aux désirs d'Éva. C'était Éva qui provoquait son désir de parler, d'intervenir, de réfléchir. Éva et elle seule. Rita ne participait activement en classe que depuis qu'elle avait Éva comme professeur, avec Hélène, elle intervenait rarement, trop timide pour parler. Éva avait balayé ses hésitations, ses peurs, sa honte. Avec elle, Rita n'avait peur de rien. Avec elle, Rita était prête à tout. À tout défier. Le regard des autres, leurs jugement ? Tout l'indifférait si Éva se tenait à ses côtés.
Elles descendirent sur la grève, s'approchèrent de l'eau.
— Dommage qu'il ne fasse pas plus beau. C'est déprimant ce temps, se désola Violette.
Elle claquait des dents.
— Tu as froid, on devrait rentrer, fit Éva. De tout façon si on reste trop longtemps, Antoine va piquer une crise. Il est tard déjà et il veut déjeuner à Raqqa.
— Mouais, approuva Violette en croisant les bras sur sa poitrine pour vainement tenter de se réchauffer.
Éva retira l'écharpe en laine bleue qu'elle portait, fit face à Violette, et la lui enroula autour du cou, puis elle défit un bouton de son pardessus et croisa l'écharpe dessous avant de gentiment refermer le manteau.
— Merci, mais toi ? lui dit Violette touchée par son attention.
— Je crois que je suis moins frileuse, dit Éva en remontant le col de son blouson.
Rita voua Violette et toutes les Françaises à Satan. Éva était sympa, mais où avait-elle jusqu'à présent cacher autant d'attention, de gentillesse et... ce qu'elle identifiait sans peine à de la tendresse ?
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Le déjeuner était interminable. Antoine avait retrouvé une étudiante qui n'avait aucune envie d'être là, que personne ne connaissait et qui avait eu la bêtise d'inviter Antoine à venir la voir à Raqqa. Invitation de principe que, malheureusement, Antoine, peu au fait des usages de la région, avait pris au pied de la lettre.
Il était ridicule. La fille devait avoir dix-huit ans, il en avait cinquante et quelques, qu'attendait-il avec son air idiot, fat et content de lui ? Personne ne parlait sinon lui et la fille. Même Éva semblait touchée par un mauvais sort. Assise entre Rita et Violette elle ignorait complètement ses deux voisines, plongée dans un silence morose. Elle avait froid et la bouffe était dégueulasse, Antoine l'énervait et l'étudiante avait l'air d'une pintade. C'était nul. Elle était venue pour visiter les sites difficilement accessibles de la vallée de l'Euphrate, pas pour se morfondre au fond d'un restaurant déprimant dans une banlieue pourrie et servir de bougeoir à un crétin.
Rita écarta les jambes, légèrement, et son genou entra en contact avec celui d'Éva. La jeune Française ne réagit pas. Elle n'exerça aucune pression supplémentaire et ne se soustraya pas au contact. Rita n'était même pas sûre qu'elle en fut consciente. Il n'y avait rien à faire. Son esprit entier se focalisa sur le contact de son genoux avec celui d'Éva. Chaud. Intime. Troublant. Elle se mit à jouer avec ses mains, à tapoter des doigts sur la table. Elle avait envie de passer sa main droite dessous. De la poser sur le genou d'Éva, sur sa cuisse. Elle se pinça les lèvres. Mais qu'est-ce qu'elle racontait ? Comment Éva pouvait-elle autant la troubler ? Violette autant l'énerver ? Elle était jalouse. Voilà pourquoi. De leur complicité, des attentions d'Éva pour la jeune Française, de son intérêt pour elle. Mais pourquoi ? Éva n'avait jamais tenté ou même esquissé de geste équivoque, elle n'avait jamais laissé entendre qu'elle aimait spécialement les femmes et encore plus spécifiquement Rita.
Oui, mais elle abordait parfois des sujets qui lui avait laissé penser que, peut-être... Rita tourna lentement la tête vers Éva. Elle portait ses lunettes en serre-tête et arborait un air franchement hostile. Dieu qu'elle était séduisante pensa Rita en soupirant de frustration.
Éva l'entendit. Elle se méprit sur les raisons de son soupir. Elle se pencha sur Rita.
— Il est vraiment con... lui murmura-t-elle à l'oreille.
Rita ne put s'empêcher de rire. De l'autre côté de la table, Antoine lui jeta un regard furibond, peut-être conscient du ridicule de la situation et de sa bêtise. Où peut-être pas. L'étudiante en profita pour inventer une excuse, invoquer ses devoirs filiaux et mettre fin à l'épreuve de ce déjeuner.
Un retour au bus précipité. Soulagement général. Adieux niais et promesses échangées de se revoir entre Antoine et la pintade.
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Prochaine étape : Rasafé. En plein désert.
Une ville byzantine en ruine. Un site admirable et romantique. Des remparts, des murs, quelques arches, deux niveaux qui avaient survécu dans la basilique Saint Serge. Éva s'y perdit. Une visite en forme d'errance. Violette, de son côté, subjuguée par l'ampleur de la ville morte et la lumière blonde qui surgissait de partout, se laissa porter par ses pas.
Rita ne sut trop où aller. Elle avait perdu Éva de vue, et au loin, Violette marchait seule, la tête en l'air. Ahlam surgit à côté d'elle et elles s'enfoncèrent ensemble dans les ruines.
Des cris enthousiastes rappelèrent les égarées. Des voix caverneuses. Éva se dirigea à grandes enjambés, sans se presser, vers l'endroit d'où surgissaient les cris. Elle ne trouva personne. Elle balaya les environs du regard. Où étaient-ils tous ?
— C'est incroyable, s'exclama une voix.
À sa façon de rouler les « r », Éva reconnut Rita. La voix venait de sous terre. Éva chercha un accès, trouva un escalier, très étroit, l'emprunta et se retrouva dans une immense cathédrale de pierre. Une citerne. Monstrueuse. Magnifique. Elle resta saisie par la beauté de l'endroit, par le génie et le travail que des hommes, quatorze siècles auparavant, avaient déployé pour leur permettre de vaincre le désert. Jamais elle n'eût imaginé une citerne aussi grande, aussi majestueuse. Violette impressionnée et ravie, poussait des cris qui résonnaient d'un bout à l'autre de la citerne. D'immenses piliers soutenaient encore la voûte. C'était magique. Autant que Chartres, décida Éva subjuguée. Une lumière douce et dorée éclairait par endroit les murs clairs et les piliers, participant un peu plus à la beauté envoûtante du lieu.
— Tu aimes ?
Une épaule contre la sienne.
Rita.
— Ouais, souffla Éva.
Rita s'alourdit un peu plus sur Éva. Ses doigts touchèrent les siens, s'insinuèrent dans sa main. Éva encore une fois ne réagit pas. Jusqu'où devrait aller Rita, pour que son professeur se troublât, esquissât une réponse ? Rita n'en sut rien. Elle allait glisser ses doigts entre les siens, les entrelacer quand l'écho répéta à l'infini son prénom :
— Rita ! Rita ! Na ! Na, na...
Antoine et sa voix geignarde.
— Par Dieu ! sursauta-t-elle. Qu'est-ce qu'il veut ?
— Chais pas, répondit distraitement Éva. Va voir. Ou reste ici.
Cette fille était imperturbable, pensa Rita en rompant à regret le contact de leur deux corps. Éva la laissa partir. Violette remplaça Rita à ses côtés et elles continuèrent ensemble à explorer la citerne.
Quand elles débouchèrent à l'extérieur, Antoine vitupérait. Un type, armé, exigeait... Qu'exigeait-il se demanda Éva en tendant l'oreille ?
De l'argent. Il se prétendait le gardien du site. Il n'y avait personne à leur arrivée. Le gars devait dormir. Il n'y avait pas non plus d'affiche qui annonçait le moindre prix d'entrée à payer et Antoine avait lu que l'accès à la ville en ruine était gratuit. Il avait oublié de lire que le gardien des lieux demandait une obole.
Antoine avait réussi à coincer Ahlam et Rita et il les tenait par le bras. Ahlam profita de la distraction occasionnée par l'arrivée d'Éva et de Violette pour se dégager et s'enfuir, sourde à tout rappel. Rita lançait des regards alarmés au gardien, à sa vielle Kalachnikov. Figée par la véhémence dont faisait preuve le directeur du CCF. Le gardien l'avait prise à partie, mais elle s'était prudemment gardée de lui répondre. Antoine avait certifié au garde qu'elle était Syrienne, celui-ci n'en avait pas cru un mot et Rita n'avait pas cherché à le détromper.
Antoine interpella Éva :
— Parle-lui.
— Moi ?!
— Je ne veux pas payer, explique-lui que nous vivons ici, que je fais partie de l'Ambassade et que nous sommes des invités de Rita.
Le garde se tourna vers Éva. Elle prit l'air complètement abrutie lui tourna le dos et s'en fut, non sans avoir attrapé la main de Violette pour la tirer à sa suite. Rita allait la tuer.
— Ne lui dis pas que tu es Syrienne, lui lança Éva par-dessus l'épaule.
— Éva ! essaya de la rappeler Rita.
La Française lui fit un vague signe de la main, lui signifiant qu'elle n'avait qu'à se débrouiller.
— Rita, explique lui, exigea Antoine à la limite de l'hystérie. Pourquoi il ne veut pas te parler ?
Rita se résolut à jouer les médiatrices. Le gardien ne voulut rien savoir. Il refusait toujours de la croire sa compatriote. Le ton monta. Chacun cherchant à dominer l'autre. Le gardien demanda à voir ses papiers. Elle les lui montra. Ses yeux passèrent de la carte au visage de Rita une dizaine de fois. Il n'en revenait pas qu'elle fût née à Alep, qu'elle portât un nom arabe. Était-ce bien elle sur la photo ? Oui. Il se lança alors dans une longue diatribe. Rita hochait la tête, approuvait ses dires par des grognements. Le gardien était un fonctionnaire et il portait en bandoulière, un argument de poids, à l'épaule. Mieux valaient ne pas trop jouer avec l'autorité.
Les étrangers devaient payer. Antoine dut mettre la main au porte-monnaie. Il revint en maugréant au mini-bus, traitant le gardien de bandit.
Une punition. Personne ne le remboursa.
Parce que ses aventures avec la pintade les avaient retardés et qu'ils ne virent que les ombres de Halabyah se dessinant à contre-jour sur le crépuscule. Qu'ils entendirent, plus qu'ils ne virent, l'Euphrate gronder au fond de la gorge qu'il creusait dans la plaine depuis des siècles.
Le chauffeur décréta une halte. Il avait soif, il était fatigué et il avait envie de fumer. Éva courut l'aventure dans le noir au risque de tomber dans un trou, elle ne renonça que quand les dernières lueurs du jours s'éteignirent sur le faite des murs ruinés. Une promenade solitaire. Violette dormait à moitié dans le mini-bus, affalée sur son siège, Rita avait renoncé à suivre Éva après s'être tordu une cheville et qu'Éva l'eût renvoyée au mini-bus, les autres étaient bien trop pusillanimes. Ahlam seule s'était avancée au limites de la gorge pour tenter de surprendre les eaux noires de l'Euphrate habituellement si bleues à la lumière du jour. Elle n'en avait saisi que de vagues reflets métalliques.
Un décor d'Apocalypse. De près-Apocalypse.
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Le mini-bus les emporta ensuite à Deir ez Zor. Ils dînèrent frugalement dans un petit restaurant de quartier, sans s'attarder, des sandwichs, chich taouk pour tout le monde, sauf pour Éva qui adorait les falafels. Ils regagnèrent ensuite rapidement l'hôtel, puis, leur chambre. Chacun sa chambre.
Dans son lit, Éva regrettait l'arrêt manqué à Halabyah et se repassait la visite de Rassafé. Les arches qui subsistaient dans la basilique Saint Serge, les sculptures décoratives, la citerne. Elle avait adoré. Elle imagina la journée de demain : Doura Europos, Mari peut-être, et Palmyre. Elle avait déjà visité Palmyre. Le genre d'endroit où elle reviendrait sans hésiter tous les ans, tous les six mois, à chaque fois que l'occasion se présenterait. Pas le plus beau site qu'elle eût vu, loin de là, mais doté d'un charme qu'elle eût été stupide d'ignorer. Un lieu poétique. Chargé de beauté et d'Histoire. Un lieu séduisant. Propre et sauvage. Silencieux.
Elle se félicita aussi de la présence de Violette, de la chance qui lui avait échu de la rencontrer. La jeune étudiante lui plaisait. Ahlam était sympa. Hélène l'indifférait, Antoine l'énervait. Sa propension à penser que Rita était sa traductrice attitrée lui déplaisait. Rita était venue pour le plaisir, pas pour servir les caprices de cet imbécile. Ni pour travailler pour lui. Gratuitement.
Elle s'endormit en repensant à la mine catastrophée et contrariée de Rita quand elle l'avait retrouvée crochetée par Antoine à la sortie de la citerne. Elle se mit à rire sous ses draps.
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Deux chambres plus loin, Rita combattait sa frustration. Elle s'était bien amusée durant cette journée. Antoine confirmait ce que tout le monde pensait de lui à Alep, du moins ce que pensaient les élèves inscrits aux cours de français du CCF, il était parfaitement ridicule. Le trajet en mini-bus lui avait plu. La basilique en ruine de Saint Serge l'avait émue. Elle reflétait le sort souvent échu aux chrétiens d'Orient, massacrés et opprimés depuis des siècles. En Syrie, ils étaient protégés, mais ils avaient souffert au Liban, en Irak et ils fuyaient par milliers la région chaque année. Une hémorragie que rien ne semblait devoir arrêter. Une hémorragie à laquelle elle comptait bien elle-même participer. Pour l'avenir de Gibraïl et de Paul.
Elle avait aussi aimé la promenade au bord du lac Assad. Cette impression de liberté. Le vent qui soufflait, l'absence de chemin. La présence d'Éva.
Éva qui discutait avec Violette. Leur discussion.
Rita n'avait jamais abordé les sujets que les deux Françaises avaient abordés ensemble, avec personne. Sinon avec Éva. Mais Éva quand elle était avec elle, parlait seule. Rita mesurait à ses côtés l'étendu de son ignorance, de sa vacuité et aujourd'hui, plus que tout autre jour, elle avait regretté de ne pas posséder une once de culture, parce que si elle avait eu, elle aurait depuis longtemps échangé avec Éva comme Violette avait échangé avec elle. Violette lui avait montré ce cela pouvait être que de partager une véritable complicité avec Éva.
Elle se retourna dans son lit. Y écrasa deux larmes dans son oreiller. Elle s'endormit avec devant les yeux cette image d'Éva et Violette discutant à bâtons rompus. D'Éva. De son sourire, de ses cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules et de ses yeux bleus brillant de plaisir.
Si seulement elle n'avait pas tant aimé les maths, si seulement elle...
Elle dormait avant d'avoir pu formuler son désir.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Rasafé, crédit photo inconnu.
Halabiyah : fondée en 266 par la Reine Zénobie.
Rasafé : fondée au IX sc av. JC, Saint Serge, officier dans la Légion Romain, y subit son martyr en 303 après avoir été dénoncé comme chrétien. La basilique a été construite sur sa tombe et la ville avait été rebaptisé en son honneur Sergiopolis.
Chich taouk : poulet mariné.
Falafel : croquette de pois-chiches frits.
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