Chapitre III : Visites et pieds sains
Un appartement pour réfugiés. Encombrés d'une dizaine de lits. Entreposés dans toutes les pièces, les uns à côtés des autres. Il était presque impossible de bouger. De se déplacer. Un endroit déprimant.
L'immeuble était pourtant bien situé, les fenêtres donnait sur un rond-point et la lumière entrait à flot. Dévoilant encore un peu plus le manque d'espace.
— C'est difficile de trouver un appartement en ce moment. Beaucoup de gens viennent d'Irak. Le mouvement va s'accélérer. Neuf mille livres, c'est un bon prix.
L'homme faisait sa réclame. Éva se pinça les lèvres. Rita perçut sa contrariété.
— Ce n'est pas très adapté à ses besoins, déclara-t-elle au propriétaire.
— C'est un bon quartier. Vous ne trouverez pas mieux, répondit-il en se tournant vers Éva.
— C'est trop cher, déclara la Française en guise d'excuse.
Elle étouffait. L'espace. Elle avait un terrible besoin d'espace. Elle ferma les yeux. L'espace. Être ailleurs. Être d'ailleurs.
— Éva ?
Éva rouvrit les yeux, un instant confuse. Parfois, elle se sentait... différente et à cette pensée, un gouffre lui semblait s'ouvrir sous ses pieds. Elle se sentait si peu à sa place chez elle en France. Si seule. Si isolée. C'était sans doute pour cela qu'elle aimait tant être ailleurs. Toujours ailleurs. Simplement parce qu'elle n'avait jamais trouvé sa place nulle part.
Rita la regarda curieusement. Elle détailla son regard perdu, ses sourcils froncés, la canine qui tourmentait les lèvres, son air buté, glissant peu à peu vers la mélancolie. Ses cheveux blonds, ébouriffés, indisciplinés. Le jeans droit, coupe 501, la chemise. Une chemise d'homme, à col boutonné. Éva affectionnait les chemises. Rita ne l'avait jamais vu porter autre chose en cours.
— On s'en va, décréta Rita.
— Oui, approuva sombrement Éva.
Elle se retrouvèrent dehors. Le rond-point débordait et bruits et d'activité. Les voitures se pressaient, se croisaient, se doublaient, dans tous les sens, sans jamais se toucher. Une rutilante coccinelle passa en trombe. Rouge pétard. Modèle 1963. Rétroviseurs, enjoliveurs, tout était d'origine, à l'état neuf. Les collectionneurs l'aurait payée une fortune. Son propriétaire syrien rêvait certainement de se débarrasser de ce qu'il considérait comme une guimbarde. Les rues d'Alep s'apparentait à un musée de l'automobile. Période années 60, années 70. Modèles européens et américains. Les R12 côtoyaient les vieilles BMW, et les Lada. À la gare routière on partait pour Beyrouth, Damas, ou Amaan en Buik ou en Chevrolet. Toujours peintes en jaune, Éva avait toujours l'impression en prenant place dans ces confortables berlines de se retrouver projetée dans un film américain de la même période qui mettait en scène de jeunes voyous, des détectives privés ou des étudiants dégingandés qui parcouraient les routes le clope au bec.
— C'était nul, dit Rita.
— Déprimant, précisa Éva.
Rita rit.
— J'ai pris un autre rendez-vous pas très loin.
— Merci. Je ne sais pas trop ce que je ferais sans toi. Je suis désolée, tu as peut-être mieux à faire de tes matinées que de m'accompagner visiter des appartements.
— Bah, non, c'est amusant. Et puis, le matin je ne fais rien, les enfants sont à la crèche. Tu voudras déjeuner à la maison ?
— Si tu veux.
— Allons voir cet appartement, si ça ne te conviens pas, je te chercherai autre chose.
— D'accord.
Le nouveau logement était cossu. Bourgeois. Des sièges énormes, des tapis épais, des meubles massifs. Il était surtout situé au premier étage et très sombre. Une seule fenêtre donnait sur la rue. Celle du salon. Les autres, dans la chambre unique et dans la cuisine, donnaient sur des courettes noires et crasseuses. Des puits de lumière. Au fond des puits, il n'y a jamais de lumière. Éva trouvait cette expression stupide.
La salle de bain était une pièce aveugle. Le propriétaire ventait avec raison le standing de son bien. Standing lourdingue. Clinquant, m'as-tu vu. Un standing de nouveau riche. Éva détestait. Mais ce ne fut pas ce qui l'amena à refuser son offre. Le prix du loyer équivalait au tiers de son salaire et surtout, surtout, il faisait si sombre dans cet appartement.
Alep baignait dans la lumière omniprésente du soleil et elle allait passer ses journées libres dans la pénombre, sans possibilité aucune de se régénérer aux rayons généreux de cette étoile qu'on nommait le Soleil ? Au printemps ? Rita assura au propriétaire qu'elle le rappellerait.
.
— C'était cher, dit Rita en sortant.
— C'était moche, répliqua Éva.
— Tu préfères chez moi ?
— Sans l'ombre d'un doute, répondit sincèrement Éva.
— ... ?
Une traduction s'imposait :
— Oui.
Éva n'était pas préparée à la suite, si elle l'avait été, elle aurait peut-être modifié sa réponse :
— Pourquoi tu ne viendrais pas loger chez moi ? Il y a la grande pièce à côté du salon. Tu serais bien.
Éva hésita un moment à croire ce qu'elle entendait. Rita délirait. Son expression indiquait le contraire. Était-elle vraiment consciente de ce qu'elle lui proposait ?
— Tu ne trouves pas que c'est une bonne idée ? insista la jeune Syrienne.
Ouais, géniale ! pensa Éva catastrophée.
Rita était carrément folle.
Sans aucun doute.
.
Trois jours plus tard, Rita la conduisit dans un petit immeuble qui se dressait dans une petite rue commerçante de Slémanié. A priori, il ne devait y avoir d'appartements à louer que dans ce quartier. Les autres quartiers d'Alep devaient être bourrés comme des œufs ou trop mal famés. Rita ne lui avait jamais proposé de visiter un logement situé ailleurs qu'aux abords de Slémanié.
Elle montèrent au quatrième étage sur les pas d'un jeune Arménien.
Une entrée débarras. À gauche un grand salon avec une porte-fenêtre qui ouvrait sur une grande terrasse. Face à l'entrée, un petit couloir, une mini-terrasse extérieure et couverte, une cuisine minable, un toilette séparé. À la turc. Pas de douche. Ah, si ! Le propriétaire lui montra une poire encastrée dans plafond de la cuisine. Éva ne comprit pas vraiment comment l'eau pouvait sortir de là-dedans, ni comment le reste de ce qui se trouvait dans la cuisine pouvait ne pas être arrosé quand l'heureux occupant des lieux se lavait. Une manière peut-être de faire plus rapidement la vaisselle et le ménage qui sait ?
— C'est tout équipé, assura le propriétaire avec aplomb.
Comme il y allait ! Oui, vraiment ! Tout équipé. Une petite gazinière portable à deux feux posée sur une table en bois, un évier en béton de soixante centimètres sur quarante. Des gamelles datant du XIXe siècle. Un toilette sans eau courante. Ah oui, mais il y avait un seau ! Enfin, un pot de peinture ou de mastic en plastique qui faisait office de seau. À remplir au robinet de la cuisine.
Éva se redirigea, sans un mot, vers le salon aux murs grisâtres. Elle ouvrit la fenêtre au-dessus d'un sofa. Celle-ci donnait sur un toit en terrasse. Elle la referma et passa à la porte-fenêtre. Elle en força l'ouverture. Brutalement. Toute la menuiserie était à refaire. Le mois de février était heureusement passé, le printemps était venu, laissant derrière lui les pluies diluviennes qui s'abattaient parfois sur la ville et transformaient certaines de ses rues en rivière. Parce que, au vu de l'état de la menuiserie, la moindre goutte de pluie s'infiltrerait sans obstacle dans le salon. Ruissellerait sur le carrelage. Inondation garantie. Le froid aussi s'en était allé. Éva s'en félicita. Le soubia* en place l'inspirait moyennement et elle se passerait avec plaisir de la corvée de mazout à acheter — où donc ? Elle n'en avait aucune idée. — et des bidons à remonter. Sans compter que si les raccords des tuyaux du soubia étaient en aussi bon état que le reste de l'appartement, elle risquait une mort certaine. Par asphyxie.
Elle sortit. Rita la rejoignit. Sur la terrasse.
— C'est pas mal, déclara celle-ci toujours aussi sérieuse et sincère quand elle sortait d'inconcevables énormités.
Pas mal ?!
L'exclamation muette rebondit sous le crâne d'Éva. Elle traversa les deux hémisphères, heurta la membrane protectrice, rebondit dessus et fila d'un autre côté telle une boule folle sur un tapis de billard qui jamais ne s'arrêtait, qui jamais ne trouvait à disparaître dans un trou.
Pour être honnête, malgré le côté sordide de l'endroit, l'appartement plaisait à Éva. Elle aimait la disposition des pièces, le grand salon-chambre dont elle ferait le centre de son univers. La terrasse.
La terrasse parfaitement géniale. Matérialisation d'un rêve fou de luxe et de confort. Une terrasse en pleine ville ! Il suffisait juste d'acheter une chaise pour que le rêve prît vie.
La terrasse. Une chance. Un miracle. Un diamant qui brillait au milieu des cendres.
.
Rita parlementa avec le jeune propriétaire. Il espérait conclure l'affaire. Éva ne suivit pas trop la discussion dont dépendait son avenir. Elle réfléchissait. Écartelée entre le :
« C'est vraiment super ! Exactement ce que je cherche. »
et le :
« C'est n'importe quoi, comment ce type peut-il espérer louer un tel endroit ? C'est infect ! ».
Rita l'appela. Elle lui apprit qu'elles pouvaient ajourner leur réponse d'un jour ou deux, mais qu'il ne fallait cependant pas trop tarder. Elles prirent congé. Arrivées en bas de l'immeuble, Rita, enthousiaste, commença à lui louer les vertus du quartier.
— Tu as tout ce que tu veux ici : le marché, la rôtisserie, le boulanger. C'est un quartier très bien.
C'était vrai. Slémanié était un quartier plutôt agréable. Pas trop éloigné du CCF ou du centre de cours qu'elle pourrait rejoindre à pied en passant par le jardin public, proche du centre ville. Un quartier vivant.
Éva n'avait pas réalisé que c'était surtout le quartier où vivait Rita. L'appartement qu'elles venaient de visiter se trouvait à trois rues du sien. Plus proche encore que ne l'étaient le centre d'accueil pour réfugiés et le tombeau qu'elles avaient visité trois jours auparavant.
Elle n'y avait pas prêté attention sur l'instant, mais quand, deux heures plus tard, le même matin, elles sortirent d'un nouvel appartement sans cachet et fort éloigné de tout, Rita se chargea de le lui faire comprendre.
— C'est loin, remarqua-t-elle en parlant du quartier où elles se trouvaient.
— Oui, c'est vrai.
— L'appartement était vraiment bien, ce matin.
— Mouais, laissa échapper Éva pas vraiment très convaincue que s'installer dans ce taudis serait une si bonne idée.
— Il est sale, mais je t'aiderai à le nettoyer avant que tu ne t'y installes.
— Je n'ai pas vu de laverie dans la coin. Il n'y a pas de machine à laver, ce n'est pas très pratique.
— Oh, mais ce n'est pas un problème : je te laverai ton linge.
Éva fronça les sourcils.
— Euh... tu es sûre ? demanda-t-elle.
— Avec les enfants, je fais des lessives tous les jours. Quelques chemises en plus ne me dérangeront pas vraiment.
— Mouais, acquiesça Éva.
— Et puis, c'est mieux, si tu prends cet appartement. Comme ça, tu habiteras juste à côté de chez moi.
Des lumières rouges se mirent à tournoyer tels d'énormes gyrophares dans la tête d'Éva. Un sixième sens. Le moment où elle aurait aimé pouvoir s'envoler. Disparaître plutôt que gérer une attirance qui risquait de devenir rapidement réciproque.
Pourquoi réciproque ? se demanda-t-elle.
Parce qu'il en était toujours ainsi, s'avoua-t-elle honnêtement. Quand Éva se liait d'amitié avec quelqu'un, ça en restait là dans son esprit. Un bon copain, une bonne copine. Des sorties, des nuits blanches, des rires, des conversations à bâton rompus, des nuits passées ensemble, parfois dans le même lit ou sous la même toile de tente, en toute innocence.
Jusqu'à ce que les gyrophares se missent à tournoyer.
Après... Elle laissait le champ libre, plus ou moins inconsciemment au début, consciemment ensuite si la personne la troublait. Homme ou femme, c'était pareil, excepté que les femmes semblaient bien plus sensibles à son charme que les hommes. Pourtant, il y avait eu des hommes. Elle secoua la tête. Qui ? Ce grand type noir ? Ce joli brun ? Non, eux appartenaient à ses fantasmes, mais il y avait eu, longtemps auparavant, ces deux blonds aux yeux bleus, au sourire si charmeur. Ces deux garçons si sensibles. Ensuite, ses voyages à l'étranger, dans des milieux très féminins, n'avaient pas favoriser les rencontres ou les coups de cœur de ce type.
Donc, cela deviendrait réciproque parce que, tout d'abord, Rita était sympa, Rita était plutôt futée, qu'ensuite, Rita avait un regard de braise et un joli sourire et qu'enfin, le plus important, parce que, Éva lui plaisait. Il ne fallait pas grand chose d'autre pour qu'Éva succombât et se lançât dans une aventure dont elle ne maîtrisait jamais ni les tenants ni les aboutissants et qui en général, elle devait bien l'admettre, se finissait en queue de poisson.
Mais...
Rita était mariée, Rita avait deux enfants et, il ne fallait pas se leurrer, Éva n'avait rien à lui offrir sinon une aventure sans lendemain dont Rita se passerait sans soucis. Il suffisait qu'Éva la décourageât à donner corps à ses phantasmes. Vite. Avant qu'elle ne tentât un premier geste. Après, il serait trop tard. Éva ne résisterait pas, elle se connaissait assez bien pour le savoir.
Sur le chemin du retour, dans cette immense avenue déserte et sans charme, leur conversation glissa sans qu'Éva y prît garde sur le personnel du CCF. Sur Christian le délégué de l'AUF. Un autre acronyme, encore un, pour l'Agence Universitaire Française, un organisme chargé de repérer et de recruter des étudiants pour les universités françaises, accessoirement pourvoyeur de bourses. Christian gagnait beaucoup d'argent. Tant d'argent, que Rita ne crut jamais au montant réel de son salaire.
Christian ne se fatiguait pas beaucoup. Christian détestait les Arabes. Sauf quand ils étaient jeunes et beaux. À sa décharge, il goûtait particulièrement les Arméniens, il pouvait donc, sans remords, continuer à détester les Arabes.
— Il change tous les trois mois, lui affirma Rita en riant.
— Ah bon ? s'étonna Éva qui n'avait décelé chez Christian ni son goût pour les jeunes hommes de vingt ans ses cadets ni une consommation si accrue de chair fraîche.
Christian se comportait comme un touriste, mais ne montrait pas franchement désagréable. On le voyait peu au CCF. Lui et Antoine s'insupportaient, persuadés l'un comme l'autre d'être plus intelligent et surtout plus cultivé que son collègue. Christian était bel homme. Il affichait une fringante cinquantaine et une élégance de dandy que ne lui aurait pas renié Barbey D'Aurevilly. Il s'habillait avec soin et se mouvait discrètement sans s'inquiéter de ce qu'on pouvait penser de lui. Éva avait corrigé des épreuves de DELF et de DALF en sa compagnie. Sans son discours méprisant sur la société syrienne, il lui aurait plu. Rien que parce qu'il avait en début d'examen transformé en boulette la feuille sur laquelle était inscrite les barèmes de notation. Qu'avait donc à faire d'un barème un examinateur ? N'est-il pas apte à juger par lui même la performance d'un élève ? Son niveau ? Christian lui avait expliqué son point de vu en marquant un panier avec la boulette qu'il venait de confectionner. Éva ne pouvait qu'approuver, elle pensait la même chose. Elle s'amusa à suivre le barème pendant l'examen. Il ne devait pas être trop mal conçu car l'écart de notes entre elle et Christian ne dépassa jamais un demi-point.
Elle s'étonnait cependant que les amours du fringuant délégué fussent de notoriété publique.
— Et ce n'est pas trop mal vu ? demanda-t-elle
— Il y a beaucoup d'histoires comme ça ici.
— Ah bon ?
— Oui. Entre femmes surtout, chez les musulmanes, quand elles partagent un même mari et une même maison. Elles s'ennuient.
Fantasme ou réalité ? Un peu des deux certainement.
— Tu es sûre ?
— Oui, oui, ça a toujours existé, pour les hommes aussi, lui assura Rita. Partout. Comment tu crois que Christian trouve si facilement des garçons ?
— Mmm.
Après tout, les poètes Orientaux ont souvent vanté sans vraiment établir d'ordre de préférence les souverains, les chevaux, le vin, les femmes et les jolis garçons. Éva connaissait trop bien ses lettres classiques pour y trouver sujet à s'émouvoir ou à se scandaliser. D'ailleurs...
— Tu connais le passage dans lequel Saint Paul parle d'une épine qu'il a dans le pieds ? demanda-t-elle soudainement à Rita.
— Oui.
— Un auteur français avançait que cette épine était l'amour qu'il portait au Christ. Que Saint Paul aimait Jésus*.
Rita s'esclaffa. Éva n'avait pas besoin de préciser que Saint Paul ne parlait pas d'amour filial ou mystique.
— Vraiment ? grimaça-t-elle amusée, plus excitée qu'elle n'aurait dû l'être de cette déclaration blasphématoire.
— Oui, il expliquait ainsi pourquoi Paul détestait les femmes.
— C'est marrant, rit Rita.
— Bah, d'ailleurs, tu ne trouves pas que Jésus et Saint Jean ? ajouta Éva d'un air entendu. Le soir de la cène quand il se couche sur le sein du Christ ? C'est un peu tendancieux quand même.
— Tu racontes n'importe quoi ! fit Rita en la bousculant amicalement.
Peut-être qu'Éva racontait n'importe quoi — mais pourquoi donc, avait-elle abordé ce sujet ? — mais l'histoire plut à Rita. Tant et si bien qu'elle s'empressa de la raconter le soir à Anouar et qui de là, passa à Christian dont Anouar consentit à confirmer à Éva l'attrait que le délégué portaient aux jeunes hommes et pas seulement aux Arméniens.
— Anouar connaît l'un des garçons qui a couché avec lui, confia Rita à Éva qu'elle avait invitée à prendre un thé chez elle.
Son mari s'assombrit.
— Tu es fâché parce que il appartient à la communauté syriaque. Comme toi ! le provoqua Rita.
Anouar haussa les épaules.
— Tu aurais été moins fâché s'il avait été orthodoxe, continua-t-elle sur le même ton de plaisanterie.
Anouar bougonna et l'incita à se taire. Sans prêter attention à lui, Rita se tourna vers Éva :
— Je suis orthodoxe, Anouar est syriaque. En plus, un soir, alors qu'il rentrait à la maison, il a vu ce garçon en train d'embrasser un autre garçon dans l'embrasure d'une porte. Pas vrai ?
— Oui, dans la rue en plus, s'offusqua sombrement Anouar.
Rita s'esclaffa et revint sur l'histoire de Jésus et de Saint Jean. Elle s'amusait visiblement de la contrariété d'Anouar. D'Anouar qui n'apprécia que moyennement l'insistance de sa femme. Sa propension à l'irriter, à le provoquer.
Anouar était conservateur. Plus ou moins. Assez en tout cas pour avoir été amoureux, pour avoir proposé à Rita de lui offrir sa virginité dans son atelier et, dans la foulée, pour préserver la jeune fille de tout jugement et de la damnation, de l'épouser.
Adultère pardonné ! L'homme était honnête. Ou tout simplement amoureux.
.
La semaine suivante, Éva signa son contrat de location, en présence du père de Rita, devant un avoué, dans un bâtiment officiel de la municipalité d'Alep.
Ensuite, Rita arriva chez elle avec des paquets de détergeant, des éponges, des serpillières et d'affreux gants Mappa roses.
Elles lessivèrent l'appartement de fond en comble. Rita rit soudain en découvrant des préservatifs usagés jetées sous le lit. Elle en brandit un entre deux doigts et déclara narquoisement que le propriétaire savait s'amuser. Elles débarrassèrent la pièce principale d'un lit simple et n'y laissèrent qu'un grand lit double, une table basse pliante en formica marron, deux sofas tendus de velours jaune à grosses fleurs marron et au-dessus du lit, bien encadrée et gardée par un sous-verre, une représentation saint sulpicienne du Christ assis sur un rocher au milieu d'une campagne verdoyante. Elles balancèrent le reste dans un galetas aménagé au-dessus de la cuisine.
Éva récupéra des affiches au CCF, acheta une chaise en plastique bleue pervenche pour sa terrasse ainsi qu'une indispensable tasse en porcelaine. Un mug. Pour son Nescafé.
Quand elles eurent fini, elles refirent le tour de l'appartement.
— Contente ? demanda Rita.
Éva sourit. Elle s'appuya sur le chambranle de la porte du salon et hocha la tête. Ouais, elle était contente. Elle se plairait ici. Le côté spartiate lui convenait et l'espace dont elle disposait lui donnait un sentiment grisant de liberté. Seule la question du gaz l'angoissait un peu. Il y avait une bonbonne dans la cuisine, mais si elle se vidait ? Aurait-elle le temps de descendre quand les vendeurs ambulants passeraient sous sa fenêtre en criant ? Serait-elle capable de monter quatre étages avec une bonbonne pleine. Seule ?
Bah, elle verrait bien, sous ses dehors nonchalants, Éva était plutôt organisée. Elle n'oublia jamais une seule fois en trois mois que la ville ne distribuait de l'eau que douze heures par jour. Alternativement, de minuit à midi un jour, et de midi à minuit le jour suivant. Rita n'avait pas cette discipline. Au mois d'avril, elle s'attirerait régulièrement les foudres de son mari. Quatre ou cinq personnes réunis dans un appartement sans eau le soir rendait la vie fort pénible.
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À partir de son emménagement, Éva passa beaucoup de temps chez Rita. Sans vraiment qu'elle n'y prêta attention. Éva adorait son appartement, mais elle appréciait la compagnie en soirée. Se retrouver à discuter de tout et de rien, de sujets qui tenaient à cœur à Rita. D'amour. Éva en apprit beaucoup. Rita avait cédé à Anouar parce qu'il lui avait servi d'exutoire à une peine de cœur.
À vingt deux ans, Rita aimait le beau Bassel qu'elle rencontrait régulièrement à la piscine. Le beau Bassel était un tombeur notoire. Rita avait cru être différente à ses yeux. Bassel invitait les filles chez lui. Pour coucher et passer rapidement à une autre. Mais Bassel aimait Rita. Il discutait avec elle. Ils étaient bons camarades. Rita n'avait rien de commun avec ses filles qui lui tombaient dans les bras et qu'il jetait ensuite une fois ses désirs satisfaits.
C'était du moins ce qu'elle avait cru, jusqu'à ce qu'un jour, il lui proposât à elle aussi de monter. La chute fut rude. L'amoureuse et naïve Rita n'était qu'une jolie fille de plus. Ni plus ni moins.
Anouar l'aimait passionnément. Elle laissa faire. Elle lui céda parce qu'il était honnête et qu'elle savait qu'il l'épouserait ensuite. Ce qui ne l'empêcha pourtant pas de refuser le mariage quand il lui demanda sa main. Il fit assaut de son appartement, de ses parents. Il insista, pleura, se jeta à genoux. Elle céda. Encore une fois. Les enfants suivirent. Rapidement.
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— L'amour est exclusif, affirma Rita pour la énième fois depuis le début de la soirée.
Éva se tenait face à Rita une petite tasse à café chauffant agréablement sa main. Elles étaient assises dans de gros fauteuils, assez éloignées l'une de l'autre pour qu'Éva ne pût distinguer nettement les traits de Rita plongés dans la pénombre de la pièce. Gibraïl et Paul dormaient depuis longtemps. Anouar était parti se coucher avec le plus petit, avec Paul. Rita irait rejoindre Gibraïl dans le lit conjugal.
Étrange vie couple avait pensé Éva en apprenant un jour que depuis la naissance de Paul ainsi était l'arrangement de la famille. Du couple.
— Je ne suis pas sûre, dit-elle lentement.
— On ne peut pas aimer deux personnes en même temps.
Éva venait de trouver la faille. Rita fonçait à vitesse grand V dans son lit, mais si elle lui laissait percevoir que sa conception des relations amoureuses s'opposait en tous points à la sienne, Rita reculerait. Choquée. Guérie de son attirance dont Éva ne savait si elle était consciente ou pas.
— Je crois que si, maintint-elle.
— C'est impossible, rétorqua Rita avec conviction.
— Pourquoi ? lui demanda Éva en sirotant son café.
— Tu as déjà aimé deux personnes en même temps ?
— Oui.
— Je ne supporterais pas.
— Ce n'est pas vraiment un choix.
— Je ne supporterais pas qu'Anouar m'aime moi et une autre femme.
— Ça peut pourtant être amusant, décida de la provoquer Éva.
— C'est horrible.
Éva sourit.
— C'était qui ? demanda Rita.
— Je ne te dirai pas.
— Tu les aimais vraiment ? Les deux.
— Oui.
— Et tu couchais avec les deux ?
— Oui.
— Ce n'est pas possible.
— Ben, si, répliqua Éva d'un ton qui se voulait suffisant, condescendant et méprisant.
Rita protesta vivement, argumenta avec passion, défendant l'amour unique, fidèle et éternel. Éva s'appliqua à lui renvoyer d'elle-même l'image d'une femme libertine, cruelle en amour et indifférente aux peines et aux sentiments de ses partenaires. D'une femme dénuée de sentiments.
En quittant Rita ce soir-là, Éva se sentit le cœur léger. Elle l'avait coincée. Rita la considérait comme une dépravée. Dégoûtée, déçue, méfiante, elle reprendrait ses distances.
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Quatre jours plus tard, Éva dormit chez Rita. Dans la pièce séparée du salon par un rideau. Dans un canapé lit. À son réveil, Rita se tenait au-dessus d'elle. Éva cligna des yeux. Rita se pencha. Elle l'embrassa. À pleine bouche. Sa langue vint lui récurer les gencives, le palais. Éva n'avait jamais reçu un baiser si bizarre. Si désagréable et si peu sensuel.
Mais si peu sensuel qu'il fût, le baiser éveilla son désir. Enflamma son corps et ses sens. Elle le rattrapa comme elle put, submergée qu'elle était par la bouche de Rita. Elle enroula ses bras autour de ses épaules et ce fut à ce moment-là qu'elle la bascula sur le lit à ses côtés, que ses mains commencèrent à s'insinuer sous ses vêtements. Ce fut à ce moment-là que Rita évoqua la présence d'Anouar, qu'elles étouffèrent leur désir pour mieux lui lâcher la bride deux heures plus tard.
Chez Éva.
L'appartement avait retrouvé sa fonction première. Un lieu parfait pour s'adonner à des ébats prohibés.
Mais avant cela, il y eut Palmyre.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Alep, vue du haut des rempart de la citadelle, crédit photo inconnu. Av. 2010.
Le soubia : c'est le nom qu'on donne au Proche-Orient au poêle à mazout. Le modèle usuel est cylindrique et le réservoir est situé sur le côté en hauteur. Habituellement, les soubias sont installés lors des premiers froids et démontés quand les températures deviennent plus douces, en même temps que les tapis.
Saint Paul et son épine : Éva fait référence à l'ouvrage écrit par Hubert Monteilhet en 1997 : Néropolis.
C'est Kaeso le héros du roman qui élabore cette hypothèse plus ou confirmée par Saint Paul lui-même dans le roman (plutôt plus, que moins.).
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