Chapitre I : Réflexions fumeuses sur une terrasse.
Alep, dimanche des Rameaux, 4 avril 2004
Elle soupira profondément, se relâcha sur le dossier de sa chaise et ouvrit les yeux.
La ville de ses rêves.
Vraiment ?
Oui, vraiment.
La ville de ses rêves.
Depuis dix ans. Depuis la première fois qu'elle était venue en Syrie. Un mois en été, à Damas, à Bab Touma, à deux pas d'Hamidié, le souk aux allées immenses couvertes d'un toit de verre. Ou de plastique. Depuis qu'elle y avait erré seule, depuis qu'elle s'était rendue dans les villages près de la frontière nord-est avec le Liban.
Elle était tombée amoureuse du pays. La Syrie avait la douceur pour elle d'une mère adoptive. Alep, la Syrie, l'une n'allait pas sans l'autre.
Elle était née en France. Elle était reconnaissante de ce que sa terre natale lui avait donnée, offert. De son patrimoine génétique. Européen. Plus tard, par hasard, elle avait atterri en Syrie. Elle avait observé, s'était faite discrète, même si elle se savait différente, et la Syrie avait fini par devenir sa terre d'adoption. Un endroit où elle se sentait chez elle. Moins étrangère. Ou bien étrangère d'une autre façon. De celles qu'on accueille.
D'ailleurs, il lui avait bien fallu cela pour se résoudre à travailler au sein d'une structure dépendant du ministère des affaires étrangères.
L'EN, le MAE, comme les appellent les initiés, l'AF... Pourquoi les Français aimaient-il tant les acronymes ? Elle détestait ça. Raison de plus pour ne pas travailler pour l'Éducation Nationale, le Ministère des Affaires Étrangères ou l'Alliance Française. Son esprit rebelle, mais plus encore son incapacité à se mouvoir dans les méandres des rouages administratifs. Bureaucratiques. Une phobie, ou peut-être plus simplement un profond ennuis. Une profonde paresse. L'Éducation Nationale et ses règles, ses programmes, le ministère des Affaires Étrangères et ses nantis, l'Alliance Française parce que dans son esprit l'institution était bien trop officielle, bien trop respectable. Des carcans, des milieux qui lui semblaient surfaits.
Éva avait fréquenté des représentants du ministère des Affaires Étrangères au Proche-Orient ou en Extrême-Orient. Sur un qui aimait le pays dans lequel il vivait, combien d'autres lui avaient paru ignorants, indifférents, ou pire encore, méprisants envers les populations qui les accueillaient.
Elle aimait la liberté. Pas de livres, pas de manuel, pas de méthodes et mieux encore, pas de programme. Pas de contrôle, pas de surveillance, mais des étudiants heureux de venir en cours. Des étudiants avec qui elle pouvait échanger. Devenir proche. Un peu trop parfois, mais elle était assez prudente, douée ou manipulatrice pour éviter la faute professionnelle, la transgression légale. Quant à la transgression morale... Avait-elle jamais eu une morale ? Pour les autres, il y avait peu de chance qu'ils considérassent qu'elle en était dotée. Elle avait pourtant des principes. Ils importaient peu aux yeux des autres qui les comprenaient aussi peu qu'Éva comprenaient les leurs. Parfois, elle avait l'impression d'être née sur autre planète. Ailleurs. D'être née dans un temps et dans un espace qui ne lui convenait pas.
Elle avait répondu à une annonce pour un poste à l'université d'Alep. Ils lui avaient préféré un homme. — dingue tout ce qu'elle aurait pu faire dans sa vie si elle avait été un homme... Même dans le secteur de l'éducation on arrivait à lui reprocher d'être une femme — Mais ils leur manquaient un prof au Centre Culturel. Ils s'étaient rappelés de sa candidature et l'avaient recontactée.
Pas de billet d'avion, pas de logement, un contrat de six mois. Jamais elle ne serait partie à la lecture d'une telle offre d'emploi. Mais en Syrie ? À Alep ? Elle n'avait pas même hésité. On hésite jamais quand il est question d'amour.
Elle aimait le pays, ses habitants, même Hafez El Assad éveillait sa sympathie du moment qu'elle oubliait la politique qu'il menait vis à vis du Liban. Maintenant, c'était son fils qui dirigeait le pays. Bassel était mort. Un stupide accident de voiture. Une fanfaronnade de trop. Bachar avait été rappelé en Syrie. On espérait des réformes. Plutôt compliquées à mettre en œuvre. Les Frères Musulmans attendaient, toujours en embuscade. Le rêve d'une république islamique sunnite. Une revanche à prendre.
.
Elle tira sur son petit cigarillo. Elle n'avait pas délaissé les Gitanes bleues et Ahmad, si elle avait continué d'assurer les cours de sa classe au second semestre, aurait toujours eu le plaisir de fumer avec elle à la pause entre deux cours.
Les cigarillos dégageaient une odeur plus suave, plus épaisse que celle des Gitanes. En bouche, l'arrière goût était moins âcre et elle aimait le léger goût de vanille qui adoucissait la saveur puissante des feuilles de tabac. Elle s'étira sur sa chaise en plastique bleue pervenche. Moche. Il ne fallait pas trop en demander. De toute façon, il y avait peu de chance pour qu'elle restât encore longtemps. Les contrats ne duraient que trois mois et leur renouvellement dépendait essentiellement du bon vouloir du directeur du Centre. Elle venait déjà de rempiler pour trois mois, ce n'était pas si mal. Elle verrait bien au mois de juin si Antoine la gardait ou pas.
Son regard fit le tour de la terrasse sur laquelle elle paressait. Elle adorait cette terrasse. L'appartement était sordide, mais la terrasse était géniale. Quinze mètres carrés, au dernier étage d'un petit immeuble qui en comptait quatre, entourée d'un parapet, ni trop haut ni trop bas. Assez haut pour protéger du regard du voisinage, assez bas pour y poser ses pieds croisés. Pas de vue imprenable, mais située dans un quartier qu'elle aimait. Chaleureux, animé, vivant. À quelques pâtés de maison de la plus grande église d'Alep et accessoirement de la plus grande mosquée d'Alep, construite dix siècles plus tard. Un quartier autrement plus sympathique que celui où elle avait passé ses trois premiers mois.
En colocation.
Elle n'était pas faite pour la colocation. Ici, elle vivait seule, sans douche, sans baignoire, avec un sceau et une gamelle, mais seule. Elle pouvait y recevoir qui elle voulait. Au mois de février, sa colocataire qui se targuait d'adorer la Syrie, de parler l'arabe, d'avoir tout un tas de potes syriens, avait refusé de rester une soirée dans son appartement en compagnie d'une jeune Syrienne qui ne parlait pas un mot de français. Éva était invité à dîner chez une élève. Elle avait téléphoné. Heureusement, rien ne pouvait mettre en défaut l'affabilité et la généreuse hospitalité des Syriens. Son hôtesse avait rajouté un couvert. D'autant plus de bon cœur qu'à cette époque rien ne pouvait exciter sa jalousie. Même pas de savoir que la jeune fille dormait — en toute innocence — dans le lit d'Éva.
À cette époque...
Un petit sourire étira le coin de ses lèvres. Licencieux, moqueur. Ironique. Elle exhala une longue bouffée de fumée. Elle avait pourtant eu l'air moins fier, quand, quelques heures auparavant, elle avait repoussé ses draps froissés, abandonné son lit, les épaules basses, qu'elle s'était levée nue, habitée par la gène et l'incertitude.
— C'était bien. Tu es très attentive, avait doucement remarqué Rita derrière son dos.
Une remarque qui avait sonné comme une libération. Une assurance. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait pas caressé un corps, qu'elle n'en avait pas exploré, qu'elle n'avait pas cherché le plaisir, celui de sa partenaire. Cherché à l'entendre gémir, crier, demander et céder. Longtemps qu'elle n'avait pas chuchoter, implorer, hurler. Elle était plutôt bruyante dans son plaisir. Rita aussi.
Rita était surtout entreprenante, à priori sans complexe et extrêmement adroite. Très adroite même et extrêmement décomplexée.
Bien plus décomplexée à son idée que ne l'avaient été ses amantes passées. Une étape supplémentaire. À croire que ses compatriotes vivaient enfouies sous des siècles de morale bourgeoise. Elle ne valait pas mieux, Éva en convenait. Extrêmement timide et malgré elle, étouffée par des idées idiotes qu'elle se serait bien gardé de raconter à quiconque. Peut-être avait-elle trop lu. Trop jeune. Qu'elle en avait trop su et qu'elle n'avait jamais su se confier à personne. Éva n'avait jamais eu d'amie intime, jamais eu de confidente. Elle avait rêvé toute sa vie d'une grande sœur. Elle l'avait vainement cherché, pensé la trouver auprès d'amies qui, quand elles étaient devenues trop proches, étaient tombées dans son lit et pas vraiment en toute innocence cette fois. Elle n'avait pas trouvé la sœur qu'elle cherchait et elle s'entendait mieux à donner du plaisir qu'à en obtenir. Et puis, pourquoi le nier, les filles ne pouvaient s'empêcher parfois de se sentir coupables. Gênée. Même si leur désir étaient plus fort. De son côté, Éva était plus cérébrale que physique. Une expérience libanaise, avec une amie pourtant très chère lui avait laissé un goût plus amer encore. Il n'est jamais bon de servir d'exutoire à des gens abîmés, traumatisés. Suzanne avait cherché le vice. Quand Éva l'avait conduite un jour sur les sentiers d'une nuit plus douce et plus tendre. Suzanne avait avoué avoir détesté. Elles avaient arrêté peu de temps après et étaient restés amies. C'était mieux ainsi. Suzanne s'était tournée vers des hommes mariés, des hommes interdits, vers l'adultère et le secret. Elle noyait ainsi son dégoût d'elle-même. Éva aurait aimé l'aider. Elle n'en avait pas le pouvoir. Mais quand elles se voyaient, Suzanne parlait et Éva écoutait. Sans juger, attentivement. Le sourire aux lèvres, seulement attentive à ce que Suzanne n'allât pas trop loin, restât prudente et discrète.
Suzanne était une amie loyale, mais elle avait été une très mauvaise expérience.
Et puis, il y avait eu la jeune Xiao Lan. Xiao Lan avait été une surprise. Une heureuse surprise. Douce, tendre, drôle, saine et sensuelle. Éva avait mis la sensualité de la jeune chinoise sur le compte d'une société dénuée du poids des traditions islamo-judéo-chrétiennes.
Apparemment, elle s'était trompée. Xiao Lan ne croyait en rien, c'est à dire en tout, la société chinoise balançait entre égalité des sexes et patriarcat, entre communisme et tradition. Éva n'avait jamais vu, autant qu'en Chine, d'ouvrières du bâtiments et des travaux public, mais il existait encore des marieuses, on félicitait une mère pour avoir donné naissance à un enfant mâle et on se désolait pour elle quand c'était une fille, parfois on les tuait encore ces filles inutiles. La loi interdisait de donner le sexe de l'enfant à naître. Un avortement était si vite arrivé et si facile à commander, enfant unique oblige. La culture chinoise fascinait Éva, ce qui ne l'empêchait pas d'être parfaitement consciente qu'elle ne la connaissait pas et qu'elle ne la comprendrait jamais. La Chine était en même temps sexiste et féministe. C'était amusant, étrange, paradoxale, mais en fin de compte, en Chine comme ailleurs, peu semblait importer la culture. Sauf si Éva n'avait encore rien compris au-dessous cachés des cultures qu'elles avaient fréquentées. Il y avait les livres, ce que racontaient les gens autochtones, les étrangers, ce qu'ils faisaient, ses propres observations... Mais parfois, elle devait bien convenir que rien ne correspondait à rien.
L'autre est toujours un étranger. Bien présomptueux est celui qui croit tout savoir. Éva était étrangère. Elle ne l'oubliait jamais. Il y aurait toujours des gens qui ne la comprendraient pas et elle, ne comprendrait toujours qu'une infime partie des cultures et des gens qu'elle côtoyait. C'était un fait qu'elle avait accepté depuis longtemps.
En tout cas, Rita n'était pas issue d'une société franchement féministe. C'était le moins qu'on pouvait en dire.
Et pourtant... Celle-ci n'avait pas hésité un instant.
Les Rameaux, le printemps.
La saison l'avait peut-être inspirée.
Éva avait déjà été embrassée par surprise à son réveil. Une fois. La fille avait ensuite sauté du lit pour se réfugier au fond d'un couloir et pleurer. C'était différent. Elle la connaissait depuis longtemps et avant que la jeune fille ne l'embrassât, Éva la caressait presque innocemment sur le ventre. Une façon de ne rien faire et d'inviter l'autre au premier mouvement. Calcul ou timidité, elle ne savait pas vraiment. Elle aurait dit timidité. La peur d'être rejetée. L'invitation subtile à ce que l'autre fît le premier pas lui convenait mieux. Elle ne se mettait pas en danger. Si l'autre ne voulait pas, on en resterait là. Si l'autre voulait bien, et bien... qu'il prenne !
Rien de tel avec Rita. Pas de caresses, pas de massages, pas de lutte gréco-romaine et pas de fuite. Rien. Le baiser avait été intrusif et goulu.
Dégouttant. Passionné.
Rita ne savait pas embrasser, mais son désir brûlant avait su allumer celui d'Éva. Instantanément. Éva l'avait enlacée et basculée sur le lit à ses côtés. Elle l'aurait furieusement déshabillée si Rita ne l'avait pas arrêtée :
— Anouar est là, avait chuchoté Rita. Après, chez toi.
Désir frustré.
Désir satisfait.
D'où l'intérêt de vivre seule. Sa colocataire aurait peu apprécié les hurlements de plaisir, les cris mêlés, en français et en arabe.
Anouar n'aurait pas trop aimé non plus.
.
Éva grimaça. Appréciant sa solitude, le calme de la terrasse, la fraîcheur reposante de l'ombre dans laquelle elle se trouvait. Goûtant sa chance de vivre à Slémanié.
Il y avait tout ce que Alep pouvait offrir d'agrément près de chez elle. Un magasin de musique en face, une rôtisserie dantesque vingt mètres plus bas, une boulangerie où acheter des sfihas* et des fatayers* — qui seraient les bienvenus dans les semaines à venir — un épicier arménien qui vendait de la basturma*, des joailliers — ça lui servirait — des magasins de vêtements, des bars à jus de fruits, et une amie qui lui lavait et lui repassait son linge.
Enfin une amie... après ce matin, le mot amie avait pris un autre sens. Un sens nettement plus médiéval.
.
Au mois de janvier, quand Éva est était rentrée pour la première fois dans sa classe pour son premier cours avec les niveaux supérieurs, elle n'aurait jamais imaginé, alors que Rita se présentait, qu'elle finirait nue avec elle dans un lit qui grinçait. Qu'elle fut mariée, mère de deux enfants, Syrienne, chrétienne pratiquante, n'avait rien à voir. Eva avait connu plus scandaleux. C'était juste qu'il n'y avait rien qui eu pu l'attirer, rien qui n'avait particulièrement éveillé son intérêt. Il est vrai qu'elle n'attendait jamais rien des autres avant de percevoir leur désir s'éveiller pour elle, leur intérêt les porter vers des rivages qu'ils, qu'elles, n'avaient jamais envisagés d'aborder avant de la rencontrer, de la fréquenter. Rita n'avait pas dérogé à la règle.
Éva fronça les sourcils, tira sur son petit cigarillo, laissa la fumée s'échapper paresseusement de ses lèvres.
Une simple bonne entente. De prof à élève. Rita était sympathique, pleine d'humour, intelligente et bonne élève. Des qualités indispensables pour qui voulait s'attirer les faveurs d'Éva. Rien qui n'était sorti de l'ordinaire. Où s'était donc situé le déclic ?
Elle tira une dernière fois sur son cigarillo, jusqu'à s'en brûler le pouce et le majeur. Elle se pencha en avant sur sa chaise écrasa le mégot dans le cendrier posé sur le parapet, se leva et rentra chez elle, dans la pièce qui lui servait de chambre, de bureau et de salon. Elle n'y avait reçu que deux personnes. Rita évidemment et Sophie. Une prof du Centre elle aussi. Sophie ne reviendrait jamais. Elle avait murmuré d'un ton horrifié en découvrant l'appartement :
— Je ne pourrai jamais vivre dans un endroit pareil.
Mouais, c'est vrai, c'était crade ces murs grisâtres que n'arrivaient même pas à égayer les affiches qu'elle avait ramassé au Centre Culturel. La pauvre Sophie n'avait pourtant pas vu la cuisine, ni le balcon crasseux qu'il fallait emprunter pour s'y rendre !
L'appartement...
C'était avec lui que tout avait commencé à se mettre en place. Le jour où Éva avait demandé à ses élèves s'ils pouvaient l'aider à trouver un logement, parce que le 30 mars, elle se retrouverait — enfin — à la rue.
Rita s'était proposée. Rita l'avait trouvé. Rita l'avait choisi. Le père de Rita les avait accompagné pour signer le contrat de location.
Trois mille livres syriennes par mois. Pour un taudis, une garçonnière dans laquelle traînait encore des préservatifs quand Éva y avait emménagé. Le genre d'endroit où ne mettrait jamais les pieds une fille comme Rita. C'était infect et il n'y avait pas de machine à laver.
— Je te laverai ton linge, avait proposé très sérieusement Rita.
Une promesse pour qu'Éva se résolût à emménager dans ce trou encombré de meubles brisés perché sur les toits.
— J'habite à côté, c'est bien, avait-elle ajouté.
Ah...! Elle était là, la véritable raison. Éva avait feint d'ignorer le savoir. Elle avait invoqué, l'attrait du quartier, du loyer, de la terrasse.
Éva savait, depuis quelques temps déjà. Du moins, elle s'en doutait.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Pause clope, Enguerrand Grosbon, Kurdistan irakien, 2013.
Sfihas : appartient au groupe des mezzes. Ce sont des petits carrés de pâtes à pain fourrés à la viandes (Baalbeck au Liban est réputée pour servir les meilleurs sfihas de la région.).
Fatayer : Appartient au groupe des mezzes. Chausson en pâte à pain fourré aux épinards ou aux blettes.
Basturma (en arménien) : viande de bœuf séchée, roulée une fois sèche dans une pâte faite d'un mélange d'épices : cumin, ail, fenugrec, papikra et piment d'Alep. On dit que ceux qui mangent beaucoup de basturma finissent par sentir le basturma car les épices évacuent leurs effluves via la peau.
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