17 : QUICHE AU FROMAGE
17 : QUICHE AU FROMAGE
On ne se rend pas forcément compte de l'impact des mots. De mon côté, je réalise toujours l'impact des siens, mais jamais des miens. Quand Ewel prononce cette phrase : « C'est vrai que c'était long, sans toi, trois semaines. », ce n'est pas l'impact qui choque mais la rapidité de celle-ci.
Tout mon stress cumulé et ma nervosité se sont écroulées et je l'ai regardé comme s'il venait de m'annoncer qu'il avait trouvé un remède contre une maladie. Mes épaules se sont relâchées, mon cœur s'est apaisé tout en battant sourdement, et j'ai attendu tout en le fixant.
- Je suis désolé, bredouillé-je tristement.
Il a baissé les yeux. Et en connaissant maintenant Ewel, je sais qu'il ne le fait que rarement, que lorsqu'il se sent empreint à avoir commis une faute.
- Moi aussi.
Bizarrement, son écho m'a pansé toutes les brûlures de mal que je croyais devoir porter jusqu'à très longtemps. Trois semaines, c'est ce qu'il a fallu pour me, nous, rendre compte qu'on était sacrément con.
- Comment tu te sens ? demandé-je embarrassé par le remord qui grimpe dans mon dos.
Il me sourit.
- Mieux quand t'es là.
Je me suis encore demandé comment est-ce que j'avais pu douter si longtemps de nous. Comme quoi, on se donne des plans mais que parfois, mieux vaut ne pas les respecter. Les filles ont tellement raison. Et nous avons eu tellement tord.
- Je peux t'offrir un gage n°2 ? demandé-je maladroitement.
J'ai envie de l'embrasser. Ça fait longtemps que je n'ai pas été aussi courageux, à faire les premiers pas. Ewel me regarde, me sourit et se tourne entièrement vers moi.
Je m'approche de lui et pose mes lèves sur les siennes. Le contact familier me donne l'impression de retrouver un ancien trésor. Il sourit. Je souris. Puis il arrête soudainement le baiser, me laissant confus à nouveau.
Ewel me chuchote quelque chose. Enfin, il ne chuchote même pas. Il dit quelque chose de silencieux, de secret, qu'il veut que je lise sur ses lèvres. Je tente.
- Quiche au fromage ?
Il rit puis me fait « non » de la tête. Me voyant galérer, il abandonne son exercice de lecture sur les lèvres :
- Je t'aime ducon.
J'ai éclaté de rire, trouvant la situation encore un peu plus improbable.
- À mon tour, dis-je en l'imitant.
Ewel me donne une pichenette. J'articule du vide.
- Là, tu viens de dire « quiche au fromage », marmonne-t-il dans sa barbe.
Je ris, de mon côté, presque fier de moi.
- Oui mais ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas.
Le blond esquisse un autre sourire. Plus doux, plus tendre mais tout aussi ardent.
- Dis-le, alors.
Et il attend, me fixant, un sourcil haussé. Et j'attends aussi, bizarrement, aimant bien ce silence et cette tension qui nous enveloppent.
- Désolé mais je ne te le dirai qu'en présence de chouquettes.
Ewel me tire vers lui.
- On est vraiment très niais toi et moi, dis donc, remarque-t-il amusé.
J'acquiesce.
- Les gens devraient se moquer de nous, approuvé-je tragiquement.
Puis d'un commun accord, on s'est de nouveau embrassé, comme si de rien était. Peu à peu, je me suis posé de nouvelles questions. Ce n'est pas comme si rien avait changé. Je le sens dans notre façon de nous regarder que c'est légèrement différent. Avant l'accident, on n'avait pas encore goûté à ce que ça faisait d'être séparé l'un de l'autre. Aujourd'hui, on le sait et ce n'est pas le meilleur sentiment au monde. Les retrouvailles, elles par contre, le sont.
- On est de nouveau ensemble ? demandé-je en décollant ma tête de son épaule.
Ewel Cohen a l'air d'hésiter et je comprends.
- T'as peur ? je poursuis en repensant à notre discussion datant de la matinée où on s'était mis ensemble.
Il sourit nerveusement.
- N'ose même pas reprendre ma phrase clichée charmeuse qui t'a donné envie de te mettre en couple avec moi, grimace-t-il en voyant que je suis sur le point de le faire. No way !
Téméraire et rebelle, j'articule en lui pressant l'épaule.
- « Alors, viens Ewel. Juste toi et moi, ayons peur ensemble. »
**
Ewel a toujours été le sujet de rumeurs et remarques nouvelles, même jusqu'à sa dernière heure de cours. Personne ne s'en lasse dans le lycée, son retour il y a quelques mois a fait grand bruit. Je suis allé dîner chez ses parents la semaine dernière, mal à l'aise mais confiant des sujets qu'ils allaient aborder. Ewel m'avait entraîné au téléphone à parler du développement durable et des débats sur les couches Pampers.
Ce soir-là, fin juin, quand je rentre chez moi après diverses épreuves du BAC, je ne m'attends absolument à rien. Pourtant, en entrant dans l'appartement, toute la petite foule de monde grouillant dans le salon m'accueille à bras ouverts. Tout le monde est là.
Ewel a enlevé son plâtre au bras deux semaines auparavant et ses deux bras valides me permettent désormais de le serrer entièrement contre moi dans mon lit lorsqu'il passe chez moi. On dirait un nounours vivant qui aime souffler sur mes cheveux.
- Joyeux anniversaire ! lancent la tablée.
Ma mère me fait un clin d'œil et je fronce les sourcils.
- Euh... mon anniversaire c'est passé depuis deux mois.
June piaille :
- Ouais bah sois content, on le fête au moins.
Je lui fais une grimace et croise les yeux de Judith, contente en train de me faire des pouces en l'air.
- Vous avez préparé un dîner pour moi ? demandé-je joyeusement surpris.
- Ah non, juste un gâteau, annonce André en me montrant les bougies encore à enfoncer dedans.
- J'ai fait le gâteau ! s'amuse à rappeler Magalie, fière d'elle.
- Ouais bah il est bien cramé, assure June en levant les yeux au ciel.
Muet, Ewel me regarde à l'autre bout de la table. Il enfonce les bougies et les allume avec une allumette. Judith est la première à se mettre à chanter. Tony qui est toujours le plus sympa avec moi de la bande, s'amuse à lui faire des chatouilles. La chanson terminée, je me dois de faire un vœu.
- Euh...
Sans attendre, June souffle la moitié de mes bougies.
- Eh !
Elle rit.
- T'aurais vu ta tête !
Alors j'ai fait mon vœu puis ai soufflé sur mes bougies allumées ou déjà éteintes comme un débile. J'ai découpé le gâteau au yaourt cramé. Tout le monde a dit qu'il était infect mais qu'il partait d'une bonne attention. La rousse a recraché un morceau dans sa serviette.
- Bon bah on vous emprunte votre fils pour la soirée, annonce Magalie en m'empoignant par les deux bras.
Ewel utilise ses deux béquilles pour se diriger et la bande me pousse dans l'ascenseur.
- On va où ?
Ju' répond :
- Dîner.
Je les suis et marche lentement derrière les autres au côté de mon petit-ami.
- T'étais au courant de tout ça ? demandé-je en lui souriant.
Il soupire.
- Je voulais faire une quiche au fromage pour tes 18 ans mais les gens n'ont pas voulu, réplique-t-il d'un air boudeur.
Je lui ébouriffe les cheveux, bêtement. Je l'adore.
Nous arrivons une dizaine de minutes plus tard devant le kebab de la première soirée, là où j'avais fait mon grand discours pourri sur l'égoïsme, où le commencement de la fin de mon inimitié avec Magalie. On s'est assis à la même table.
- Je te dois encore quatre grecs depuis septembre, c'est moi qui paye ta part, rassure Judith.
Je regarde ma meilleure amie et me demande ce que je serais sans elle.
- Vous faîtes quoi l'année prochaine ? demande Magalie sérieusement.
Tout le monde se regarde, prêt à aborder la question de l'avenir.
- École de journalisme, souffle Tony.
- Du droit, révèle Judith.
- Fac de lettres à la Sorbonne, c'est pas loin de toute façon, lâche Magalie.
Je les regarde : qu'est-ce qu'ils foutaient en S ?
C'est au tour d'Ewel. Il ne dit rien. Je ne sais rien de ce qu'il va faire l'année prochaine, à part le fait qu'il est intéressé par le domaine médical.
- C'est cher mais mes parents sont OK. Si tout se passe bien, je pars à Oxford.
Je me tourne vers lui, éberlué. Bah wow.
- Ah ouais mec, beau gosse, commente Mag', aussi troublée que moi.
- Et toi Ewel ? demande mon copain en me donnant un léger coup de coude pour effacer toute trace de la surprise qu'il a crée en moi.
Je hausse les épaules.
- Licence de biologie. Je vais étudier les plantes et des cellules jusqu'à la fin de ma vie, raconté-je en souriant.
Nos kebabs arrivent et tout le monde les déguste en silence. Je regarde Ewel, en me demandant ce qu'on va faire de nous en sachant qu'il ne part pas étudier à côté.
Tout le monde passe aux toilettes pour se laver et les mains. En sortant, je reçois un message d'Ewel.
« 1) Aimer Ewel même quand il sera à l'autre bout de la Manche pour faire en sorte que ça marche.
2) Répéter le gage 1.
3) Répéter le gage 2.
4) Répéter le gage 3.
5) Répéter le gage 4.
6) Répéter le gage 5.
Et ça s'applique pour nous deux. »
Je lui réponds par message : « J'ai besoin du dé Cohen ».
Autour de la table, je vois mes amis se chamailler pour un rien, rire pour un tout et se cribler de compliments et de remarques. Je les observe, raconte une anecdote sur ma vie, lance un débat tout en sentant la main d'Ewel glisser dans la mienne sous la table. Il me dépose le dé dans la paume de ma main et je lui souris. Ducon.
Je me demande souvent si, dans l'histoire de ma vie, il y a une petite morale qui en ressort. Je n'aime pas aborder l'avenir quand le présent est déjà incertain. Mais aujourd'hui, je trouve une morale pour une bonne fin.
Oui, j'ai fait des rencontres durant cette seconde phase de ma vie. Judith, ma meilleure amie, Magalie, la rousse autoritaire, Tony, le preux chevalier fêtard et discret. Mais j'ai surtout rencontré Ewel, un jour en CP, en entendant son prénom pendant que notre maîtresse faisait l'appel.
J'ai beaucoup appris d'Ewel Cohen. Un peu moins me foutre de tout, ne pas avoir peur de faire le premier pas et découvrir un peu qui j'étais moi. Tout n'est pas encore parfait et des obstacles s'ajouteront en cours de route. J'ai appris à aimer comme on aime niaisement un premier amour.
Oui, j'ai dix-huit ans. Et oui, je suis comme les autres, mais pas dans le mauvais sens.
J'ai senti mon cœur flancher en entendant la bande rire et j'ai dû regarder vers le plafond du restaurant pour ne pas craquer comme dans les films. C'est tellement facile de retenir les larmes quand le mur d'en haut t'aide à les contenir.
C'est peut-être ça ce que vaut, un premier amour. Le genre d'amour qui vous colle à la peau et qui vous fait poser tous pleins de questions. Je sais qui est Ewel. Et Ewel sait qui je suis. Mais avant de le savoir, je le détestais, tout ça parce que j'ai un ego plus gros que le système solaire.
On s'est retrouvé dans les mêmes classes depuis le CP. Il me demandait des feuilles, je lui en passais. Je me souviens du soir où on avait rompu, au moment-même où j'avais quitté le trottoir pour rentrer dans la nuit, j'avais même cru que rien n'avait existé, que rien ne s'était passé.
Mais en y réfléchissant, en prenant du recul sur toute cette histoire, c'est peut-être ça qui fait qu'on n'arrivera pas à oublier ce minable premier amour, cette première impression d'avoir vécu, enfin, quelque chose de réel, un truc de fou.
Notre bande est sorti du kebab, prête à affronter d'autres heures à passer ensemble. J'ai souri à tous, content d'avoir des amis, d'avoir un petit-copain, d'être qui je suis.
J'ai contemplé Ewel sous le lampadaire, en train de galérer avec ses béquilles. Et je me suis demandé ce qui avait bien pu me passer par la tête pour avoir attendu douze ans avant d'apprendre à le connaître. Je me suis reproché d'avoir été con et d'avoir crée ce regret de ne pas avoir fait la connaissance de certaines personnes plus tôt, et pas en Terminale comme dans ma vie ou dans les autres romans. Tout ça parce que j'ai aimé une fois mon ancienne zone de confort et ai cru que c'était idéal de ne pas se croire comme les autres.
Alors si je devais donner une morale foireuse à me répéter jusqu'à la fin de temps, ce serait sûrement :
Il faut apprendre à connaître et non pas attendre.
Chouquettes.
Et avouer « quiche au fromage » à la place de « je t'aime ».
FIN.
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