14 : LES CHOUQUETTES
14 : LES CHOUQUETTES
Les mois défilent et tout s'intensifie. Notes, cours, relations et stress face à l'avenir.
- Tu penses à quoi ? demande Ewel en calant sa tête au creux de mon cou.
Je soupire et ramène le plaid contre nous.
- À la vie.
Il lève les yeux vers moi avec un petit sourire.
- C'est chiant hein ?
Je baille et me frotte les paupières pour ne pas m'endormir.
- Oh que oui...
Ça fait six mois entiers que je sacrifie mes samedis pour passer du temps avec lui. Six mois que ça dure. Le temps file vite. Chaque samedi c'est pareil : on finit les cours, on passe l'aprèm à ne rien faire avant de repartir en soirée. Je n'aime pas les soirées mais Ewel insiste pour que j'y aille au moins une fois toutes les deux semaines. Sa vie est tellement remplie de soirées que je me demande parfois quand est-ce qu'il se donne du temps pour lui. À chaque fois, il me répond qu'il s'en donne lorsqu'il est avec moi. À chaque fois qu'il se croit mignon, je lui pince le bras.
- Je vais te présenter à mes parents, annonce-t-il avec évidence.
Je blêmis.
- Ils sont cools, ils vont t'adorer et puis, ils savent que je suis gay, assure-t-il en se redressant.
- Euh... si c'est pas aussi bizarre qu'avec les miens, ça me dérange pas.
- C'était pas bizarre ! tente-t-il de me rassurer.
- Si, ma mère et André n'arrivaient pas à croire que j'ai attendu cinq mois pour te présenter officiellement. Est-ce que le fait qu'on soit ensemble est si évident ?
- Bah ouais, t'as vu comment tu me regardes aussi ?
Il pouffe et je lui pince le bras.
- Aïe, roh bon d'accord, j'avoue ils sont le sens de l'anticipation. Surtout quand ils savent que je passe ma vie dans ta chambre tous les samedis aprèms.
- On fait rien, rappelé-je.
- Si, on a failli couché ensemble la semaine dernière, je te rappelle.
Je lui repince le bras.
- Ne me rappelle pas cette catastrophe, c'était vraiment pas glorieux.
Il rit. Mais moi, au fond, je ne ris pas tant que ça. La semaine dernière est l'apothéose de notre maladresse. On a voulu passer à l'étape supérieure. C'était plus périlleux que je ne l'aurais cru et on est tout simplement tombé du lit. Mon matelas s'est cassé et on l'a pas fait. Un bide. Ma première tentative de première fois a été aussi foireuse qu'un film d'horreur au ciné un jeudi matin.
Je connais Ewel presque sur le bout des doigts. Rien ne passe à la trappe. En un rien de temps, il s'est faufilé dans ma vie. Malgré tout, le rapport au corps est encore flou et quelques fois, je ne sais pas si je le connais tant que ça.
On n'a pas parlé pendant deux minutes, comme toujours lorsqu'on fait face à un blanc. La plupart du temps c'est lui qui le coupe. Mais aujourd'hui, rien que d'y repenser, ça me rend mal à l'aise. Et je sens qu'il ressent mon mal être.
- Allez viens on sort, j'ai envie d'aller acheter un goûter.
Je lui souris, content de voir qu'il réussit toujours à remonter un peu mon moral.
- C'est où la soirée ce soir ? demandé-je en descendant les escaliers.
- Chez Margaux, elle a une putain de baraque ! T'es sûr de pas vouloir venir ?
- Non, ça ira.
- Tu sais que depuis que je fume plus, je souffre de tabagisme passif sur les balcons ?
Il adore ça, me rappeler qu'il ne fume plus à cause de moi. Nous entrons dans la boulangerie.
- Commande, ordonné-je en le voyant débattre seul sur la nécessité absurde de fumer et boire sur les balcons à plusieurs en soirée.
Ewel a commandé ses chouquettes et m'en a passé un comme un cadeau du ciel.
- T'as eu combien au bac blanc de maths ? demande-t-il en remontant les escaliers de mon immeuble quelques minutes plus tard.
- 6.
- Devine combien j'ai eu, me défie-t-il en souriant, l'air espiègle et fier de lui.
- 19.
- 19,5, corrige mon petit-ami.
- Tu viens de faire exprès de me demander ma note pourrie pour pouvoir te la péter avec la tienne. Maintenant, je me souviens de pourquoi je te déteste.
Il a ri.
- Moi je t'adore petit Ewel !
J'ai prétexté une pause pipi pour le laisser seul dans ma chambre de retour chez moi. Le cœur à cran, je me suis demandé si c'était le bon jour pour lui avouer mes sentiments. On ne s'est jamais dit « je t'aime » en six mois de relation. Ce n'est pas si long six mois, mais en y réfléchissant, on ne se l'est jamais dit vraiment et peut-être que j'aimerais bien le lui dire, au fond.
- Ewel, je t'aime, articulé-je devant le miroir pour me donner du courage.
Non, ça ne sonne pas bien.
- Euh, Ewel, je dois t'avouer un truc... euh... je t'aime, retenté-je en me rendant compte que ça n'avait pas l'air naturel du tout.
Mieux vaut attendre le moment idéal.
Je suis ressorti de ma salle de bain encore plus contrarié. Dans ma chambre, le blond finissait ses chouquettes en regardant ma télé.
- Il est quelle heure ? demandé-je en voyant le soleil se coucher.
Ewel se penche sur sa montre.
- L'heure de m'embrasser avant que je m'en aille me préparer.
J'ai arqué un sourcil, exaspéré.
- Flemme de t'embrasser.
Il a adopté sa mine outrée.
- Bah j'y vais alors... ?
Celui-ci se relève et semble déterminé à partir. Je lui lance son pull et roule des yeux.
- Pars avant que je ne t'étripe, t'as mis des miettes partout.
Le blond s'est penché vers moi pour me déposer un rapide baiser sur le front. Il fait toujours ça : montrer sa tendresse quand il voit que je suis plus ou moins irrité. Ewel sait faire fondre des cœurs.
Devant la porte d'entrée, je l'ai embrassé. Ça m'a fait du bien et je l'ai laissé s'en aller.
Il est parti juste après.
J'ai regardé exprès par ma fenêtre pour le voir sortir de l'immeuble. Une bouffée de courage est montée en moi lorsqu'il a relevé la tête pour vérifier si je le regardais comme à chaque fois.
J'ai ouvert la fenêtre, il s'apprêtait à repartir quand j'ai apostrophé son nom.
- Ewel !
Il a continué à marcher, en mimant son humeur boudeuse. J'ai crié, sentant ma gorge se libérer :
- Je t'aime ducon !
J'ai refermé la fenêtre, presque sûr qu'il s'est retourné. J'ai sauté dans mon lit, content de l'avoir fait, de le lui avoir dit tout en voulant me terrer honteusement pour l'avoir révélé ainsi.
Dans une relation, il y a souvent un des deux partenaires qui aime plus l'autre que prévu. Judith me répète à longueur de journée qu'Ewel est plus épris de moi que je ne le suis de lui. Magalie, elle, pense l'inverse. Finalement, je crois plutôt qu'à certains instants, le cœur de l'un peut être plus ouvert que l'autre. Que tout dépend du sens qu'on accorde à la situation, aux couches de sentiments et ce qu'on vit.
Ce « je t'aime » lancé pour nos six mois est sincère. Et quoi que les gens disent, le blond sait s'y prendre pour me faire tomber amoureux bêtement.
L'amour, c'est comme des chouquettes. On ajoute les perles de sucre lorsque le chou est presque gonflé. On enfourne le tout une dernière fois et il n'y a rien de plus simple et de tendre.
***
J'ai reçu l'appel à trois heures du matin. Magalie.
Je l'ai raté. La vibration du message qui l'a suivi m'a réveillé.
« Ewel est à l'hôpital ».
J'ai déverrouillé mon portable, les doigts tremblants et la gorge nouée. Je l'ai rappelée juste après.
- Allô ?
À l'autre bout du fil, Magalie parle. J'écoute sans comprendre. Tout ce qu'elle prononce n'a aucun sens.
- Comment est-ce qu'il est tombé ? demandé-je à bout de souffle dans mon lit.
La rousse bredouille des mots sans queue ni tête. Le balcon effondré ? Cinq mètres. Traumatisme crânien ? Lésion cérébrale ? Hôpital Saint Louis ? Tout s'est embrouillé.
J'ai raccroché.
Dans le noir, mes yeux fixent intensément le plafond pour y trouver de la lumière.
Et pour la première fois de ma vie, j'ai peur. Une peur affolante. Une peur qui paralyse. Une peur inhumaine. Une peur qui ne devrait jamais exister autre part que dans les livres pourris.
J'ai attrapé les premiers vêtements potables et suis sorti. Dans les escaliers, en voyant les marches tanguer, j'ai préféré m'arrêter. Mon cœur a arrêté de battre. Je suis remonté avec la sensation horrible d'avoir fait quelque chose de mal. J'ai réveillé ma mère.
Les mots ont déferlé.
Et puis, on est sorti pour le rejoindre, mon cœur de chouquette en miettes, dans la nuit.
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