##26 - Armand
Armand et Charlotte décidèrent d'accomplir la mission du dieu pirate avant de partir sur les traces du meurtre de leurs parents. Plus tôt on sera débarrassés... Le port de Narbonne était si bondé qu'ils n'eurent aucune peine à trouver Bérenger François et Peter Andersen, deux marchands bien connus des marins buvant du rhum en attendant leur prochain voyage.
Par chance, 1706 n'était pas si différent de leur époque. Ils passaient absolument inaperçus, tant leur bateau que leurs tenues, après avoir pris soin de replier le pavillon noir du HMS Jolly. Armand ne transportait pas un stock suspicieux d'armes et d'alcool, et ses hommes n'étaient pas plus mutilés que le reste des marins de Narbonne.
Armand laissa Jackson et le gros John inventer une histoire rocambolesque pour convaincre le prétentieux Bérenger François de rencontrer Peter Andersen, un homme bourru et barbu. Lorsque Armand croisa le regard de Matthews, il sut que leurs pensées s'alignaient.
« C'est le sosie de Nälkäinen, murmura-t-il à Charlotte, qui ne pouvait pas le voir. Peter Andersen est forcément un membre de sa famille, c'est absolument évident.
— Qu'est-ce qu'on peut en déduire ? Il voudrait nous faire rencontrer un membre de sa famille, son ancêtre ou son descendant... Pourquoi ?
— Peut-être que se sont toujours des proches... dans chaque mission... »
Charlotte secoua la tête.
« C'est sans doute réducteur, mais je ne vois pas Ching Shih descendre de la famille de Nälkäinen.
— Je pensais plutôt à Helmut Duffin, celui qui avait le plus à gagner de cet accord commercial. Ching Shih était presque ruinée, menacée par son pays, mais Helmut Duffin ?
— Et McHale... Nous avons empêché McHale de devenir le propriétaire d'une salle de concert. Est-ce que quelqu'un de la famille de Nälkäinen l'a achetée à sa place ? »
Armand écarquilla les yeux.
« Il se sert de nous pour rendre sa famille plus riche !
— Je ne vois que cette explication. Ce serait aussi une bonne raison de ne pas s'en occuper lui-même...
— ... parce qu'il a beaucoup trop d'ancêtres et de descendants, compléta Armand. Il faut qu'on mette fin à ce chantage, ça ne s'arrêtera jamais ! Il aura toujours quelque chose d'autre à nous proposer ! »
Charlotte lui saisit brusquement les poignets.
« Tu dois me promettre de ne plus rien accepter de sa part, même s'il me transforme en requin ou me rétrécit.
— Ce serait trop difficile..., soupira Armand.
— Il le faudra, pourtant. On ne peut pas faire ça jusqu'à la fin de notre vie.
— On lui tendra un piège ! s'interposa soudain Kadi. Je ne sais pas encore comment, mais on lui tendra un énorme piège et il nous laissera tranquilles ! »
Les jumeaux acquiescèrent et restèrent silencieux jusqu'au retour de Jackson et du gros John, incapables de trouver un plan assez satisfaisant pour être exprimé à haute voix. Sans savoir si Nälkäinen était né avant ou après Peter Andersen, ils ne pouvaient prendre aucune décision intelligente. Tuer l'un de ses ancêtres pourrait fonctionner, mais tuer ses descendants ne ferait que provoquer sa colère...
Bill mena le HMS Jolly devant le village bordant Narbonne, et Armand sentit son cœur bondit dans sa poitrine.
« C'est vraiment ici qu'on a vécu, dit-il à Charlotte en serrant sa main avec force. Rien n'a changé !
— C'est normal, s'amusa-t-elle. Ça fait un an, pas quinze.
— Tu as toujours horriblement raison, soupira-t-il.
— C'est pour ça que je suis née en même temps que toi. Il fallait bien quelqu'un pour te guider. »
Armand la poussa pour plaisanter mais elle trébucha le côté. Par chance – ou à son grand désespoir -, Matthews se tenait à quelques pas et la rattrapa au vol.
« Tu te bats contre ta sœur aveugle ? l'accusa-t-il avec colère.
— Il a oublié que je l'étais, répliqua Charlotte en éclatant de rire. Évite de le refaire, Armand... Je pourrais passer par-dessus bord ! »
Matthews mit quelques secondes de trop à desserrer son étreinte, et Armand se retint de froncer les sourcils. Décidément, il se passait quelque chose entre eux...
« Écoutez-moi tous ! s'exclama Jackson en grimpant sur un tonneau vide, tanguant dangereusement de gauche à droite. Armand et Charlotte vont enquêter sur la mort de leurs parents. Je voudrais que personne ne quitte ce navire ! S'il vous arrivait quoi que ce soit, il faudrait remonter le temps et recommencer toute la mission depuis le début... Je n'ai plus envie de parler à ce Bérenger François, j'ai failli le frapper tant il puait la prétention.
— C'est vrai ! renchérit le gros John. Par contre, bonne nouvelle... le rhum coûtait bien moins cher en 1706 ! J'en ai acheté un stock plus que satisfaisant à Narbonne, alors régalez-vous ! »
L'équipage passa de la déception à l'allégresse, et les pirates se ruèrent dans la cale pour aller chercher quelques bouteilles. Les récents événements les avaient empêchés de faire la fête, une privation inacceptable pour des hors-la-loi de leur espèce. Armand, Charlotte, Kadi, Tobias, Matthews et Jackson descendirent par barque et se ruèrent sur la terre ferme, les pieds dans le sable.
Armand aida sa sœur à marcher vers le village, où quelques pêcheurs les regardèrent avec curiosité.
« J'espère que personne ne vous reconnaîtra, marmonna Jackson, les dents serrées. Vous n'auriez peut-être pas dû venir tous les deux !
— On avait les cheveux courts, répliqua Charlotte. Et nos parents ne sont pas blonds !
— Vous m'avez souvent servi des arguments particulièrement salés, mais c'est le pire que j'aie entendu jusqu'à maintenant. »
Armand contracta instinctivement ses épaules. Jackson avait beau être son protecteur, l'homme qui l'avait motivé à aller de l'avant, il lui parlait parfois aussi sèchement que Fuentes.
« Arrête, va, je ne vais pas te punir, soupira Jackson en sortant un long morceau de tissu de sa poche. Tiens, Charlotte, enroule ça autour de ta tête pour cacher tes cheveux. »
Elle s'exécuta en silence, et ils la regardèrent lutter avec le foulard pendant de longues secondes. Tobias finit par s'interposer et l'aida à se coiffer.
« Je le faisais déjà à Londres... je peux encore le faire aujourd'hui, pas vrai ?
— Je n'ai jamais été très douée pour me faire belle, concéda Charlotte avec un rire gêné. Merci, Tobias. »
Armand lui sourit avec reconnaissance, et Tobias haussa les épaules. Je n'ai pas pensé à lui une seule seconde quand Charlotte allait mal, songea-t-il avec amertume. Son ami avait toujours été là pour le soutenir, en silence, sans s'imposer. Quelle différence avec celui qu'il avait connu en Angleterre...
« Les journées se suivent n'importe comment sans se ressembler, dit Armand en embrassant du regard le village de son enfance.
— Et pourtant, notre nouvelle vie commence à ressembler à nos rêves d'adolescents, s'amusa Tobias. Tu te souviens quand on faisait semblant de découvrir des îles désertes ?
— Oui, mais ça se passait un peu mieux que cette semaine, je dirais...
— C'est vrai, c'est vrai. »
Charlotte attira sèchement Tobias contre elle pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Il savait déjà de quoi il s'agissait : même aveugles, ses yeux trahissaient un mélange de colère et d'hilarité.
« Tu vas laisser Jackson me tenir le bras et rester avec Tobias. Tu as eu quelques heures de paix quand j'étais morte, mais tu vas te dépêcher de me conclure cette affaire. Je suis sûre que tu n'as rien fait de très courageux, quand je t'ai ordonné de le rejoindre dans son dortoir. Tu t'es moqué de moi ! Je te donne des conseils, et tu ne les appliques pas ! Je ne veux pas me retrouver face à ta tête de désespéré quand je retrouverai la vue, ça commence à bien faire !
— Matthews ? appela Armand en relevant le menton. Occupe-toi d'elle, je dois discuter avec Tobias.
— J'avais dit Jackson, marmonna-t-elle entre ses dents. Je te hais, frangin.
— Menteuse. »
Le capitaine de la British Royal Navy semblait peu enclin à lui obéir, mais un bref regard en direction de Charlotte le fit changer d'avis. Ces deux-là... Armand n'appréciait pas énormément que sa sœur fricote avec l'ennemi, mais Matthews devenait une exception. C'est à se demander s'il travaille vraiment pour la Couronne britannique... Le voilà en train d'aider une fratrie de pirates.
Armand croisa les yeux taquins de Kadi et toussota d'embarras. Tout le monde veut me voir avec Tobias, ou je me trompe ? Il prit son courage à deux mains et ralentit, espérant finir à l'écart avec son ami.
« Qu'est-ce que tu veux me dire ? lui demanda immédiatement Tobias, peu dupe. Tu ne veux pas que les autres t'entendent ?
— Je voulais te remercier d'avoir essayé de m'aider, quand Charlotte était mourante et... après. Tu n'as pas été lourd, mais tu étais là.
— Oh... D'accord, fit Tobias en croisant les bras, gêné. Non, ne me remercie pas, c'est normal. Qu'est-ce que tu croyais, que j'allais profiter de toi ?
— C'est la deuxième fois que tu me dis ça. Je crois que le monde est trop sombre pour que je ne l'envisage pas. »
Tobias resta silencieux quelques secondes, le temps de dépasser un couple de pêcheurs qui les fixaient avec scepticisme.
« Je serais incapable de te faire du mal. J'ai passé des années à penser à toi, j'ai failli devenir fou des dizaines de fois... Ce n'est pas pour te manquer de respect quand j'ai la chance miraculeuse de te retrouver. Même si ce qui nous arrive est catastrophique de bout en bout, j'ai l'impression d'avoir retenu ma respiration jusqu'à maintenant. »
Armand le regarda et constata qu'il n'aurait pas pu être plus sérieux qu'en cet instant. Ce n'était pas une manœuvre vaguement séductrice : Tobias partageait ouvertement ce qu'il n'avait jamais osé penser, mais qui avait toujours pesé dans un coin de son cœur. Ses sentiments cachés l'avaient suivi des années durant, comme une plaie béante et dispensable, mais il devait accepter que cette torture allait prendre fin.
« Est-ce que je peux dire quelque chose de sincère, de vrai ?
— Euh..., hésita Tobias, inquiet. Oui, bien sûr.
— Je t'ai déjà dit que je n'osais pas faire quoi que ce soit quand tu es là, je crois.
— Avec le chantage de Nälkäinen, c'est bien normal que ce ne soit pas ta priorité.
— Ce n'est pas que ça. »
Armand souffla pour trouver un peu de courage, mais il serra les dents en voyant que Kadi l'observait avec attention. Quelle peste ! Elle ne peut pas s'empêcher de surveiller Tobias ! C'était compréhensible, finalement : Tobias l'avait sauvée, elle ne voulait que son bonheur. Est-ce qu'elle lui a parlé de moi, pendant leur fuite ?
« Je n'ai jamais eu la moindre relation, avoua-t-il tout bas. Pas de prostituées, pas d'autres marins, personne.
— Et tu en as honte ? Ce n'est pas un problème, je n'avais pas l'intention de te juger si on... enfin...
— Ce n'est pas ça ! Ce que je voulais dire, c'est que j'ai toujours pensé... enfin...j'ai toujours rêvé de l'amour au lieu de le pratiquer, c'est quelque chose qui existe dans ma tête mais qui n'en sort pas.
— Oh, soupira Tobias en levant les yeux au ciel, soulagé. J'ai cru que tu allais me dire que tu ne m'aimais pas du tout...
— Je ne sais pas si j'aurais sauvé quiconque du foyer de Londres, honnêtement. Toi... c'était normal. Une évidence. »
La chaleur violente qui brûlait ses joues augmenta encore lorsque Tobias toucha sa main du bout des doigts. Armand mourait d'envie de le prendre dans ses bras, de l'embrasser, de fuir avec lui pour toujours en insultant Nälkäinen, mais son corps se consumait de l'intérieur sans réagir.
« La timidité est un combat comme un autre, dit Tobias haussant les épaules. Ce sera moins difficile que perdre Charlotte, je te l'assure. »
Il lui sourit en tournant vivement la tête dans sa direction, et les yeux d'Armand se voilèrent lorsque ses cheveux touchèrent son épaule. Il respirait de plus en plus mal et tomba à genoux, la poitrine secouée de sanglots.
« Armand ? s'exclama Tobias en l'attrapant par les épaules. Armand, qu'est-ce qu'il se passe ?
— Tes... tes cheveux..., bafouilla Armand, le regard vitreux. C'est comme...
— Pousse-toi, je sais ce qu'il a. » intervint Kadi.
Tandis que Charlotte posait des questions angoissées pour comprendre ce qu'il se passait, Kadi enferma le visage d'Armand entre sa main et son crochet.
« Écoute-moi bien et réponds par oui ou par non. Est-ce que ce sont les cheveux qui te font cet effet ?
— Oui.
— Est-ce que c'est parce que les cheveux de Charlotte se sont collés sur toi quand elle est morte ? »
Armand écarquilla les yeux et acquiesça sans parler. Il avait presque oublié cet épisode traumatisant.
« Tu es certain de t'en rappeler ? Tu n'avais pas l'air très conscient...
— Non, je ne m'en souviens pas vraiment, dit Armand en respirant plus aisément. Je crois que ça passe... Mais sentir des cheveux sur moi... Des cheveux mouillés... »
Il fut secoué par un tremblement de dégoût. Le fait de savoir d'où ça vient ne rend pas les choses plus faciles. Embarrassé d'être tombé devant ses amis et la moitié du village, Armand se remit sur ses jambes et prit une longue inspiration.
« On devrait peut-être s'éloigner, proposa Kadi. Tout le monde nous regarde. »
Armand laissa Tobias lui prendre le bras, trop secoué pour avoir peur des réactions d'autrui. Lorsqu'ils atteignirent une ruelle vide, non loin de la maison de leur enfance, Tobias sortit un couteau de sa ceinture.
« Qu'est-ce que tu fabriques ? s'inquiéta Jackson en s'approchant de lui. Est-ce que tu as vu quelque chose ? »
Tobias leva le couteau vers son visage et se mit à tailler violemment sa chevelure. Des mèches brunes s'amoncelèrent sur la terre battue par paquets.
« Tobias..., murmura Armand en retenant ses larmes. Tes cheveux vont te manquer ! Tu rêvais de les avoir longs, à Londres...
— S'ils te font peur, je n'en veux pas. » décréta-t-il en rangeant son couteau.
Tobias passa une main dans ses cheveux à la longueur aléatoire, un sourire réjoui plaqué sur les lèvres.
« C'était presque trop long, à force. Ça se salit beaucoup trop vite... Tu en sais quelque chose.
— C'est... c'est vrai, mais merci. Merci, Tobias. »
Maintenant que les traits de son visage resplendissaient, sans leur encadrement sombre et bouclé, Armand ne savait plus où poser son regard pour ne pas rougir. Il était plus beau que jamais. Brisant le charme, Charlotte traîna Matthews vers eux et prit son frère par la main.
« Tu vas mieux, Armand ? Est-ce qu'on peut y aller ?
— Oui, on est très près du but...
— Désolée de t'avoir traumatisé sans le savoir. Je ne pensais pas que ma fainéantise vis-à-vis de mes cheveux finirait par avoir des conséquences !
— Ta punition sera de ne pas savoir à quoi ressemble Tobias avec les cheveux courts.
— Ça me paraît juste. » soupira-t-elle en secouant la tête.
Quelques minutes plus tard, Armand reconnut enfin la maison de son enfance. Solidement rectangulaire, agrémentée d'un grand jardin toujours entretenu, elle ne semblait pas avoir souffert de l'abandon.
« Quelqu'un habite ici. » comprit-il.
Il frappa à la porte, sceptique. Qui avait pu racheter la maison de ses parents après leur meurtre ? Les villageois étaient trop superstitieux pour mettre les pieds dans une demeure hantée. Lorsque la porte s'ouvrit, il reconnut immédiatement le maire. Armand décida de prendre les devants.
« Mes salutations, Monsieur le Maire. Nous enquêtons sur le meurtre des époux Obigand ayant eu lieu l'année dernière. Vivez-vous dans leur maison, à présent ? »
Le vieil homme considéra d'un œil torve la fine équipe qui le sortait de sa sieste, mais ne leur fit aucune remarque.
« Personne n'habitait ici jusqu'à ce que ma propre maison prenne feu il y a quelques mois, répondit-il avec une grimace. Je n'ai aucun plaisir à vivre là où mes amis ont perdu la vie d'une manière si... dégoûtante.
— Nous avons entendu parler d'une certaine Hortense, où se trouve-t-elle ?
— Hortense Obigand est partie pour l'Angleterre avec les deux enfants du couple, car le meurtrier risquait encore de sévir.
— Le meurtrier..., répéta Armand. Quelqu'un a-t-il aperçu cet homme ? Venait-il du village ? »
Le maire fronça les sourcils, souffrant visiblement de se souvenir d'un passé pénible et flou.
« Deux vieilles bonnes femmes l'ont vu. Il n'avait pas l'air decomprendre ce qu'il lui arrivait. Un pauvre bougre qui devait avoir perdu laraison. »
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