La main posée sur le gouvernail, Kadi attendait patiemment qu'Armand daigne sortir de sa torpeur. Elle avait aidé à transporter les corps de Charlotte et de deux nouvelles victimes de la tuberculose dans un dortoir consacré aux malades, sans tristesse ni dégoût. La mort faisait partie de son quotidien sur le négrier, et trois mois de voyage l'avaient changée à jamais. De toute façon, ils seront tous bientôt sauvés, non ?

Elle était sans doute la seule à y croire si intimement. Armand et Tobias ne quittaient plus la mer des yeux, silencieux. Jackson soupirait en grommelant qu'il était temps d'aller voir Nälkäinen, mais personne ne l'écoutait. Matthews avait envoyé ses hommes reprendre possession de leur navire, laissant enfin Bill se reposer dans la cale, mais il ne semblait pas prêt à repartir. Kadi lui fit signe, espérant qu'il regarde dans sa direction. Peut-être qu'il a les yeux perdus dans le vide, lui aussi.

« Kadi ? fit-il de loin.

— Venez ! » l'appela-t-elle, peu désireuse de crier à travers le pont.

Matthews haussa les épaules, donna quelques ordres à deux marins postés près de lui, et la rejoignit à grand pas.

« Oui ?

— Il faut retourner chez le dieu pirate, lui dit-elle. Je ne peux pas quitter la barre, vous devez convaincre les autres d'y aller.

— J'ai rempli ma mission en aidant cet équipage de pouilleux tuberculeux à survivre face à Ching Shih, répliqua Matthews. Ce n'est pas à moi de faire le reste.

— Vous êtes pourtant encore ici. »

Le capitaine britannique baissa les yeux, penaud. À l'évidence, il comprenait qu'il ne gagnait du temps que pour rester près de Charlotte, vivante ou non.

« Elle reviendra grâce à vous, si vous faites un dernier effort.

— Va, va, j'ai compris ! » soupira-t-il en enfonçant son chapeau sur sa tête.

Kadi le regarda secouer Armand et Tobias sans ménagement, sous l'œil satisfait de Jackson.

« Dis-donc, Kadi, lui dit-il, les sourcils froncés. Tu lui as retourné l'esprit en quelques secondes !

— Il n'est pas totalement désintéressé.

— Charlotte ? devina le quartier-maître. Ou bien Armand, après tout. J'ai tout vu, à présent. »

Kadi empêcha un sourire tordu de déformer son visage. Est-ce qu'il sait, pour Armand et Tobias ? Jackson rit doucement et s'éloigna vers la barque accrochée en l'air, prêt à grimper dessus pour rendre visite à Nälkäinen.

Quelques minutes plus tard, Kadi quitta son poste et suivit ses amis. Un officier de Matthews la remplaça à la barre sans broncher, accueilli par quelques grommellements de l'équipage d'Armand. Le jeune homme au visage constellé de taches se redressa avec fierté, tentant de ne pas perdre la face devant ces pirates assoiffés de sang.

« Eh, vous tous ! cria Jackson en quittant le navire. Prenez soin de la British Royal Navy ! Ils nous ont sauvé la mise, cette fois-ci ! »

Le gros John poussa un soupir infiniment long. Ils ne sont pas prêts à respecter Matthews, songea Kadi en grimpant sur la barque.

« Attendez ! s'exclama soudain Tobias. Il faut prendre le corps de Charlotte !

— Un cadavre avec nous ? demanda Matthews en secouant la tête. Je ne souhaite pas attraper vos maladies, singes que vous êtes.

— On ne peut pas faire confiance à Nälkäinen, répliqua-t-il en escaladant le bastingage. Je vais la chercher, il faut qu'il la ressuscite devant nous. »

Ils attendirent son retour dans un mélange de malaise et d'appréhension. Armand n'ayant pas l'intention de prononcer le moindre mot, Kadi brisa le silence.

« Nälkäinen a besoin de nous, plus que le contraire.

— Difficile de l'imaginer, dans de telles circonstances, commenta Matthews. À quoi ressemble-t-il ? Peut-il nous faire du mal, là où il se trouve ?

— Sans aucun doute. Mais je n'ai pas réellement peur de lui, c'est compliqué à expliquer... Il est désespéré, à nous envoyer faire des missions totalement aléatoires. Il n'a même pas l'air capable de sortir de sa grotte !

— Ou bien, intervint Jackson, il est très paresseux. On ne sait pas depuis combien de temps il s'amuse à envoyer des marins dans d'autres époques pour lui rendre service. S'il le fait depuis des siècles, peut-être qu'il en a assez de voyager lui-même ! »

Kadi acquiesça – cette théorie lui semblait plus que pertinente. Nälkäinen pouvait transformer les gens en morts-vivants d'un simple claquement de doigts. Sa vie devait être devenue ennuyeuse, après quelques années. On n'a plus envie de rien quand on a déjà tout.

« Il se divertit sans doute beaucoup plus en nous regardant lutter pour notre survie. » marmonna Matthews.

Nous, notre... Kadi sourit intérieurement. Lorsque Tobias revint en portant le corps sans vie de Charlotte, l'atmosphère s'alourdit dangereusement. Armand se recroquevilla à l'extrémité avant de la barque, mais les cheveux de sa sœur jumelle s'éparpillèrent sur ses bottes.

« Poussez ça ! glapit-il en ramenant ses genoux contre son estomac. Poussez-la, je ne veux pas qu'elle me touche !

— Armand, enfin, c'est ta sœur ! s'énerva Jackson, choqué.

— Ses cheveux... Ses cheveux... »

Armand se mit à arracher frénétiquement les siens et Tobias dut l'immobiliser, un genou plaqué contre son torse.

« Il fait une crise de... de quelque chose ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce qu'on peut faire ?

— Assomme-le, proposa Matthews. Je peux le faire.

— Non ! Je vais plutôt me dépêcher... »

Ils empêchèrent le capitaine britannique de jurer trop fort lorsque la barque descendit dans les profondeurs de l'océan et se posa sans encombre dans la grotte de Nälkäinen. Il doit croire au paradis et à toutes ces choses, il ne faudrait pas qu'il blasphème toute la journée...

Kadi saisit Charlotte sous les épaules et la porta avec Jackson, qui souleva ses pieds avec une force qui la surprit.

« Je me suis tué à la tâche dans la marine, comme tout le HMS Jolly, se justifia-t-il. Charlotte n'est rien, à côté de ça. »

Matthews resta à une distance respectueuse du petit groupe, fasciné par les murs de la grotte, gêné par l'état irrationnel d'Armand. Aucun de ses hommes n'a jamais craqué, sur son navire ? Kadi trouvait son comportement étonnant. Elle pensait qu'il savait tout des affections de l'esprit.

Le capitaine resta derrière eux, pétrifié, lorsqu'ils parvinrent devant Nälkäinen. Il n'y avait plus aucune trace de bravoure sur son visage. Tobias laissa Armand tomber à genoux sur le sol, aux pieds des musiciens du dieu pirate, incapable de le soutenir plus longtemps.

« Nous avons fait ce que vous avez demandé. Soignez et ressuscitez notre équipage !

— Je ne t'autorise pas à parler en premier. »

Kadi se pencha pour déposer Charlotte sur la pierre glacée, les épaules douloureuses, le poignet droit brûlant comme de la braise. Nälkäinen se leva lentement de son trône, prouvant qu'il n'en était pas prisonnier, et se pencha sur Charlotte. Des crevettes fantomatiques tombèrent de sa barbe et s'enfuirent à l'autre bout de la grotte.

« Je vois qu'elle ne va pas au mieux, commenta le dieu pirate. Est-ce qu'elle est morte dès le début du voyage ? Ce n'était pas une mission très compliquée. »

Kadi haussa les sourcils et se demanda s'il était sérieux. Est-ce que c'est un test ? On est retournés une dizaine de fois dans le futur pour réussir à parler à Ching Shih, rien que ça... Mais le visage de Nälkäinen ne trahissait aucune malice.

« Vous avez aimé voir Armand combattre Cheung Po Tsai ? demanda Kadi avec un grand sourire. Il avait beaucoup de classe... Heureusement, Cheung Po Tsai s'est rendu avant d'être blessé, donc nous n'avons pas modifié l'avenir.

— C'est le principal, acquiesça Nälkäinen. J'ai apprécié le spectacle, en effet. »

Cette fois-ci, même Armand sortit de sa torpeur et jeta un regard perplexe à Kadi. Il n'est absolument pas omniscient ! Le dieu pirate devait disposer d'assez d'informations pour leur faire peur, par exemple en citant le nom de famille des jumeaux, mais il ne voyait pas tout. Il ne lit peut-être pas dans nos pensées, finalement...

« Trêve de bavardages, s'interposa Jackson, sans relever l'odieux mensonge qu'elle venait de raconter. Ching Shih a décidé d'entrer en contact avec Helmut Duffin, donc nous avons accompli notre mission. Je vous en conjure, remplissez votre part du marché ! Vous n'entendrez plus jamais parler de nous ! »

Manifestement, Nälkäinen appréciait qu'un homme d'un âge avancé le supplie de ressusciter et soigner ses amis.

« Il en faut peu pour vous satisfaire. » s'amusa le dieu pirate.

Le visage déformé par un rictus cruel, il se crut obligé de préciser :

« La vie de cette brave Charlotte... C'est bien peu, à l'échelle de l'univers. Vous n'êtes rien, vous tous. Personne. »

Nälkäinen claqua des doigts en soupirant de mépris. Armand se tourna vivement vers sa sœur, les yeux brillant d'émotion. Il lui prit la main lorsqu'elle se redressa avec lenteur, sonnée mais bien en vie. Les bras de Kadi restaient crispés contre sa poitrine. Accompagner Tobias en mort-vivant était une chose, mais toucher le cadavre de quelqu'un et le voir se relever... C'est presque pire que de voyager dans le temps. Toute cette sorcellerie ne la rassurait pas outre mesure.

« Mes poumons..., murmura Charlotte en posant une main sur sa poitrine. Je crois qu'il n'y a plus rien... »

Armand l'enlaça si fort que Kadi crut qu'il allait lui briser les côtes. Matthews faisait semblant de ne pas s'intéresser à Charlotte, mais un immense sourire trahissait son soulagement. Nälkäinen les regardait avec dégoût, impatient que toute cette comédie cesse. Il veut nous dire quelque chose.

« Je vous trouve tous bien présomptueux, dit-il simplement.

— Pardon ? demanda Jackson en fronçant ses sourcils broussailleux.

— Vous pensez donc que j'ai peur de vous ? Que je serais soulagé de ne plus vous voir ? »

Le quartier-maître resta silencieux, incapable de répondre. Kadi ne savait pas non plus ce qu'il aurait fallu dire. Oui ? Non ? Les jumeaux se mirent rapidement sur leurs pieds, sentant le vent tourner. Charlotte promenait ses yeux hagards sur les murs de la grotte, semblant lentement oublier ce qu'elle avait vu lorsque sa vie s'était interrompue. Elle croisa le regard de Kadi et lui adressa un pâle sourire, trop soucieuse pour participer à la discussion.

« Vous n'êtes rien, sans moi, répéta Nälkäinen en faisant disparaître ses musiciens. Un tiers de votre équipe de bras cassés n'est en vie que parce que je l'ai décidé ! »

Sa voix résonna dans la caverne. Sans musique, ses paroles rebondirent sur les murs pendant une oppressante trentaine de secondes. Est-ce qu'il va nous tuer ?

« J'ai encore une mission pour vous, poursuivit le dieu pirate en grattant pensivement sa barbe. Pas de grand voyage, et plutôt près de chez vous, si j'en crois votre accent. »

Il parut s'apercevoir que sa phrase sous-entendait qu'il ne connaissait pas le lieu de naissance des jumeaux et se reprit :

« Vous irez dans le sud de la France en 1706, à Narbonne, pour forcer Bérenger François et Peter Andersen à collaborer étroitement pour acheter et gérer une taverne ensemble.

— Non ! s'exclama Armand, une main fermement posée sur l'épaule de Charlotte. Personne n'ira là-bas, débrouillez-vous !

— Voilà que le pseudo-capitaine se réveille, soupira Nälkäinen. Sache que ne t'ai pas demandé ton avis, microbe. Ce que je donne, je peux le reprendre.

— Ce serait pathétique ! répliqua Armand, effrayé. Vous valez mieux que ça !

— C'est vrai. Je devrais faire preuve de plus d'imagination. »

Il claqua des doigts. Kadi serra les dents, s'attendant à mourir, mais rien ne vint. Elle s'autorisa à respirer, infiniment soulagée qu'il ne leur soit rien arrivé de mal, pour une fois.

« Non ! s'écria soudain Charlotte, les yeux écarquillés dans le vide. Non, non, non ! »

Elle passa ses mains devant son visage, folle d'angoisse.

« Pas ça !

— Je te rendrai la vue quand vous aurez mené cette mission à bien, lança Nälkäinen sans une once de compassion. Vous finirez tous par comprendre que vous ne pourrez jamais jouer avec moi. Vous êtes du plancton, de la poussière ! »

Il secoua la main en direction de la sortie pour les encourager à quitter les lieux. Matthews fulminait et semblait se retenir de saisir une arme à sa ceinture. Kadi avait vécu des situations bien plus humiliantes que celle-ci, mais la sorcellerie anéantissait tous ses espoirs. Elle ne pourrait pas fuir ni tuer Nälkäinen.

On ne s'en sortira jamais.