##23 - Armand
Ses oreilles bourdonnaient comme si le gros John avait actionné deux canons juste à côté de lui. Armand ne distinguait plus les couleurs, les lignes, ceux qui lui voulaient du mal et ceux qui criaient le même nom avec désespoir. Il ne voyait plus qu'une seule personne, effondrée sur le pont du HMS Jolly.
Les joues glacées d'angoisse, Armand se dégagea de l'emprise de Cheung Po Tsai et franchit la distance entre la jonque et son navire. Il courut vers Charlotte, à moitié debout et à quatre pattes, incapable de contrôler ses mouvements, et lui saisit le bras.
« Charlotte ! » cria-t-il dans le vide, le crâne prêt à exploser.
Ce n'est qu'un cauchemar... Ce n'est qu'un cauchemar... Des pensées confuses s'enchevêtraient dans son esprit. Les yeux vides de Charlotte, le filet de sang qui coulait lentement de ses lèvres sans vie, le pistolet de Cheung Po Tsai sans doute pointé dans sa direction pour le tuer, la main maladroite de Tobias posée sur son épaule, les cris des trois-quarts de son équipe. Que la mer m'emporte... C'est tout ce qu'il me reste à subir...
« Armand, relève-toi. Capitaine. »
Il ne s'était pas attendu à entendre Jackson lui parler à un moment pareil. Qu'on me laisse tranquille ! Ça n'a toujours aucun sens !
« Elle sera de nouveau parmi nous si tu accomplis ta mission, intervint Tobias d'une voix tremblante. Relève-toi... »
Lorsque Armand croisa les yeux baignés de larmes de son meilleur ami, il ne put retenir les siennes. Il enfouit son visage dans le creux de l'épaule de Charlotte, mêlant ses cheveux à la tignasse imbibée de sueur de sa sœur jumelle. Il était décidé à ne plus jamais sortir de sa torpeur lorsqu'il entendit la moitié de ses hommes dégainer leur sabre.
Il releva la tête et s'essuya les yeux d'un revers de manche, les genoux comme soudés au pont du navire. Tobias l'attrapa brutalement par les aisselles pour le redresser et faire face à la vingtaine de pirates chinois qui venaient de les rejoindre sur le HMS Jolly. Ching Shih le regardait droit dans les yeux, inexpressive.
« Matthews ? appela Armand, surpris d'entendre sa propre voix résonner dans sa gorge.
— Il est loin. » marmonna Tobias.
Loin ? Matthews se trouvait également sur le HMS Jolly, mais son esprit avait changé de continent. Il fixait avec détresse le corps de Charlotte et restait planté là, telle une poupée de chiffon accrochée à une tige de métal.
« Je te vois déjà culpabiliser, déclara Jackson en tirant sur sa veste. Matthews est sans doute très malheureux pour Charlotte, certainement pas autant que toi, mais tu as une mission à accomplir pour tous nous sauver. Il n'en sera pas capable.
— Tu as raison. Mais je meurs d'envie de rester accroupi à côté d'elle...
— Et ce n'est pas le moment. Ressaisis-toi ! »
Le capitaine britannique ne quittait plus Charlotte des yeux. Ching Shih lui assena alors un coup d'éventail dans le dos et il sortit immédiatement de sa torpeur. Ils discutèrent longuement, face à face, debout. Ching Shih s'était départie de son expression sévère pour l'écouter, comme si sa méfiance n'était plus qu'un lointain souvenir.
« Elle nous croit, murmura Matthews sans tourner la tête vers Armand. Elle est impressionnée que tu aies pris la mer avec ta propre sœur, malgré le danger, pour lui permettre de vivre aussi richement que toi. Tu es un homme de bien, selon elle. »
Ma sœur jumelle est morte à cause de moi, et c'est tout ce qu'elle trouve à dire ? Paralysé par la honte, aveuglé par des larmes nouvelles, Armand n'osa même pas croiser le regard de la pirate chinoise.
« Son équipage a beau être immense, Ching Shih se trouve dans une mauvaise passe financière. Elle pense que sa suprématie va bientôt prendre fin et qu'un partenariat commercial en-dehors de la Chine pourrait lui être bénéfique. »
Armand peinait à croire qu'une telle flotte puisse être aussi proche de l'extinction. N'y avait-il plus rien à piller en Chine ? Peut-être qu'ils ont attaqué tant de bateaux qu'ils ne passent plus par cette région. Tous les capitaines des Caraïbes réunis étaient bien moins menaçants que cette femme, tout compte fait.
« Elle va faire passer le message à cet Helmut Duffin et souhaite que notre mission se termine aussi bien que prévu. »
Matthews renifla et Armand remarqua qu'il pleurait en silence depuis quelques minutes, car des larmes avaient déjà trempé son col. Matthews... Est-ce que tu t'intéresses tant que ça à Charlotte ? Ce n'était certainement pas réciproque. Armand ne put retenir un regard en direction de Tobias, qui n'osait pas lui toucher l'épaule devant tant de marins.
« Ça va aller, chuchota Tobias. Je ne m'y attendais pas, mais ça va aller. »
Armand secoua la tête et enfouit son visage dans ses mains, comme si le monde extérieur n'existait plus. Je n'ai qu'à attendre que toute cette discussion prenne fin. Il entendit vaguement Ching Shih marmonner quelque chose en chinois.
« Elle a une condition, ajouta soudain Matthews.
— Laquelle ? demanda Jackson, sans doute conscient de l'incapacité de son capitaine à répondre.
— Il faut dire à tout l'équipage que c'est Cheung Po Tsai qui nous a amenés ici depuis le passé pour leur offrir ce beau partenariat commercial, et que nos navires vont disparaître grâce à lui.
— Mais... pour quoi faire ? s'étonna le quartier-maître.
— Parce qu'ils sont censés le prendre pour un demi-dieu. »
Jackson laissa échapper une exclamation de mépris, puis se ressaisit.
« Bien sûr, si c'est la seule solution... Dis-lui que je viens de cracher par terre parce que je suis malade, moi aussi. »
Armand fit confiance à Jackson et Matthews pour se charger des derniers préparatifs, totalement désintéressé. Soutenu par le bras salvateur de Tobias, il s'assit entre les deux navires pour les ramener à bon port. Quelques pas plus loin, Bill restait figé devant le gouvernail du vaisseau de la British Royal Navy.
« Depuis quand es-tu là ? s'étonna Armand, qui l'avait complètement oublié.
— Pas si longtemps, réussit-il à balbutier avant de bâiller aux corneilles. Peut-être longtemps, finalement...
— C'est bientôt terminé, ne t'inquiète pas. »
Armand sentait le mouvement lent des deux bateaux frottant ses cuisses, le brûlant presque à travers son pantalon, mais il s'en moquait.
« C'est bientôt terminé, comme tu dis. » soupira Tobias en tenant discrètement un pan de sa veste entre ses doigts.
Armand serra les lèvres. Aucune envie de se rapprocher de Tobias ne traversait son esprit, mais il accepta ce léger contact sans rechigner. Il avait besoin de lui, sans aucun doute, mais son cœur était si vide qu'il se croyait à peine vivant. La chevelure de Charlotte traînait sur le pont, terriblement visible, si peu humaine.
« Ne fais pas de malaise, dit soudain Tobias en le secouant. Je te vois partir.
— C'est trop...
— Je sais. »
Tobias prit une longue inspiration et ajouta :
« Elle sera bientôt de retour parmi nous, comme moi.
— Tu pouvais bouger, parler... Elle n'est plus là. »
Armand lui fut reconnaissant de ne pas insister. Il préférait rester apathique au lieu de réfléchir. L'odeur de la mer ne lui semblait pas aussi familière que celle des Caraïbes, mais il avait besoin de la humer pour empêcher sa tête de tomber sur le côté. La mer. La mer, la mer, la mer. Il devait se concentrer sur quelque chose.
« C'est bon, ils me font signe, déclara Tobias en se redressant. Courage, Armand, tout va bien se passer ! »
Il hocha la tête, les yeux perdus quelque part entre Ching Shih qui le toisait à distance et les jonques à perte de vue. Dans un monde idéal, il aurait profité de cette expérience extraordinaire pour en sortir grandi. New York en 1987, sa rencontre avec la plus terrible des capitaines pirates en 1809... Dans les deux cas, il avait fini le voyage assis dans un coin d'une embarcation quelconque, l'esprit embrumé par l'alcool ou le choc. Je ne serais pas contre un peu de rhum, pour changer.
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