##2 - Charlotte

Charlotte écoutait le quartier-maître raconter son histoire, emmitouflée dans une couverture en laine piquante. Les soirées glaçaient les marins jusqu'au sang, dans cette partie des Caraïbes, et l'alcool ne suffisait plus à la réchauffer. Je n'en suis pas à regretter l'Europe, mais ça me fatigue de plus en plus, ce délire des nuits froides.

« C'était le pire jour de ma vie, déclara Jackson en brandissant une bouteille de rhum. Mais le plus beau, aussi ! Pour les petits nouveaux, j'ai servi sous Lowry. Rien à voir avec ce que vous allez vivre chez nous, ça je peux vous le dire. Lowry régnait sur le navire avec quinze associés fidèles, et heureusement pour lui, sans quoi on l'aurait retrouvé égorgé dans un coin au bout de deux heures. Aucune décision n'était prise collectivement, les coups de fouet pleuvaient au moindre sourire mal interprété... »

Jackson prit une gorgée d'alcool. Les pirates le fixaient avec attention, passionnés par les anecdotes de leurs comparses. Est-ce que c'est bien utile de le regarder avec des yeux ronds alors que tout le monde connaît cette histoire ? Charlotte aimait écouter les pirates raconter leur vie, mais pas trois fois de suite.

Le quartier-maître tressaillit d'aise, grisé par la boisson, et poursuivit :

« Un jour, Lowry a voulu se lancer dans l'abordage d'un vaisseau espagnol. La marine marchande... Il lui fallait toujours plus de sucre, ce timbré, il en mettait dans son rhum !

— On sait déjà tout ça, s'irrita le gros John, et Charlotte hocha vigoureusement la tête.

— C'est pour les nouveaux, j'ai dit ! Qu'ils sachent d'où vient la moitié de l'équipage, et pourquoi ce navire est un paradis ! La baston que ça a été... »

Charlotte se recroquevilla en l'écoutant décrire le bain de sang. On n'aura jamais la paix, pas vrai ? À cette époque, déguisée en homme, les cheveux rasés à la va-vite, elle rapiéçait les guenilles des autres marins et nettoyait les deux ponts. Armand et elle avaient changé deux fois de capitaine marchand depuis leur arrivée dans les Caraïbes, où ils s'étaient fait passer pour des Espagnols durs d'oreille. Bonne excuse pour justifier notre accent complètement hasardeux...

« Et voilà comment ce gredin de Fuentes s'est retrouvé à l'eau, lui aussi. Son équipage étant beaucoup trop grand pour tenir sur son bateau, Lowry a préféré laisser les moins loyaux partir sur celui des Espagnols. C'est là que je l'ai rencontré...

— Armand ! s'exclama le nouveau cordonnier, un dénommé Mortimer. Le capitaine !

— Exactement.

— Mais ça ne fait pas très espagnol, comme nom. » murmura-t-il, perspicace.

Les soixante-dix pirates se tournèrent vers Armand, partagés entre la curiosité et la méfiance. Manifestement, ils n'avaient jamais pensé à lui poser la question. Ils n'ont pas tous inventé la roue, ça c'est clair. Charlotte soupira et prit les devants.

« Il n'y a rien de louche, c'est juste une très longue histoire.

— Vous nous avez raconté cent fois comment Armand était d'venu cap'taine, mais pas ce qu'y s'est passé avant ! » se plaignit Joe.

Les yeux fatigués de Jackson s'éclairèrent d'une lumière malicieuse. Évidemment, il avait tout prévu ! Tout ça pour savoir d'où on vient sans nous le demander en face ! Il mériterait quelques baffes, tout respectable qu'il est. Armand trouva avant elle le courage de parler, ce qui n'était pas vraiment une habitude chez lui.

« Charlotte et moi sommes jumeaux, je pense que ça se voit.

— C'est clair, fit Mortimer. Vous êtes nés où, en fait ?

— En France ! Nos parents étaient riches, ils croulaient sous l'or. »

Tous restèrent pendus à ses lèvres. Arrêtez de baver, ça n'a rien de fascinant.

« Ils ont été assassinés quelques jours après nos huit ans.

— Quel salaud a fait le coup ? demanda le cordonnier, choqué.

— Nous ne le savons pas.

— Vous avez cherché le coupable, au moins ? l'interrogea Jackson.

— Il n'y a rien à chercher, maugréa Armand. Notre tante nous a emmenés en Angleterre pour nous cacher, sans vouloir nous expliquer quoi que ce soit. Elle a disparu un an plus tard. »

Les pirates soupirèrent de déception : une aventure potentielle leur passait sous le nez. C'est très rapidement résumé, mais c'est ça.

Tante Hortense les avait réveillés en pleine nuit, suspectant un danger imminent, et les avait fait passer par le portail arrière de la propriété familiale. Quelques secondes plus tard, leurs parents rendaient leur dernier souffle. Ces souvenirs restaient confus, anciens, malléables à souhait. Est-ce que Tante Hortense est venue après avoir entendu un bruit, ou avant ? Est-ce que nos parents avaient reçu des menaces ?

« Et qu'est-ce que vous avez fait, à neuf ans ? s'inquiéta Mortimer.

— On a travaillé. » répondit Armand, la mine sombre.

Il jeta un regard furtif à sa sœur, qui lui toucha l'épaule pour le réconforter.

« Je me suis usé les mains dans une manufacture de laine, raconta-t-il en les montrant aux pirates assis autour de lui. On avait de quoi vivre dans une petite maison londonienne, avec d'autres enfants et deux adultes qui nous surveillaient.

— Et Charlotte ? demanda Jackson.

— Charlotte a travaillé, elle aussi. »

Une vingtaine de pirates la dévisagèrent avec compassion. Je vais tous les gifler les uns après les autres, sans blague.

« Non, pas ce que vous imaginez ! s'exclama Charlotte. J'ai raccommodé des robes pour un tailleur, rien de plus.

— C'est pas une honte de côtoyer des lascars, intervint un pirate blond comme la paille. Mes sœurs le font, faut bien trouver de l'argent...

— Je pensais le faire plus tard, pas à neuf ans ! Mais notre vie a changé plus vite que prévu.

— On va en garder un peu pour demain soir, d'accord ? déclara soudain Jackson. Quelqu'un d'autre a une histoire à raconter ? »

Un silence gênant s'installa, mais il fut rapidement brisé par des exclamations de joie : un pirate venait d'apporter dix bouteilles de rhum supplémentaires. Marco, un ancien marin de l'équipage de Fuentes, décida de raconter avec un accent tenace sa rencontre avec La Belle Sombre, comme ils l'appelaient : l'envie de devenir un hors-la-loi de l'Atlantique.

« Fuentes venait d'accoster à Charleston pour vendre des agrumes et acheter du sucre, et je passais l'après-midi dans une auberge miteuse. Il n'y avait pas de pirates à l'horizon, la répression est bien trop forte.

— Je n'étais même pas descendu du bateau, se souvint Armand.

— Tu jouais la comédie pour éviter le fouet ! lui rappela Marco en riant. Je buvais un whisky carabiné pour oublier ma vie minable de marin, et j'ai entendu un sacré boucan à l'extérieur ! J'ai suivi les autres curieux, et je l'ai vu... »

Les pirates retinrent leur respiration.

« Le gibet, les gars. Il était dressé au milieu d'une place ! Quatre pirates allaient se faire exécuter... »

Armand et Charlotte se prirent la main sans réfléchir. Voilà ce qu'ils voulaient éviter, leur pire cauchemar. Le goût de l'aventure ne pesait pas bien lourd face à la peur d'une mort aussi pathétique. Non, ce n'est pas très digne de pirates, et personne ici ne pense comme nous. Mais elle ne se permettrait jamais de le leur dire en face, ça non.

« Quatre pirates de l'équipage de Winter, pêchés pendant une bagarre. Ils n'avaient pas l'air effrayés par la corde, leurs yeux brillaient... J'aimerais avoir autant de courage.

— Mais tu en as, Marco ! dit Charlotte. Je t'ai vu, pendant l'abordage de Woode, tu sais te débrouiller avec une épée !

— Merci, bafouilla-t-il en rougissant sous sa barbe.

— Et donc, l'exécution ? insista Jackson.

— Les représentants du gouvernement, ces chiens..., lâcha-t-il en crachant de rage dans sa bouteille vide. Ils leur ont demandé de se confesser, de dissuader la foule d'entrer dans la piraterie ! Et là, l'un d'entre eux s'est avancé, et... »

Pendus à ses lèvres, les autres n'émettaient plus un son.

« Je n'ai pas tout compris parce que je parlais à peine anglais, à cette époque, mais il a dit : Le Jolly Roger est le seul drapeau qui m'a accepté, contrairement à vos tortionnaires de marchands. Trois années en homme libre valent largement une vie de soumission. »

Mortimer acquiesça vigoureusement. Tous attendaient avec impatience l'occasion de devenir pirates à leur tour, même si leur espérance de vie s'effondrait dès leur départ de la marine marchande. Les meilleurs capitaines survivaient deux ou trois ans sous le drapeau noir, alors que dire des équipages moins chanceux ?

« Ils ont finis pendus, mais j'ai compris qu'ils avaient raison.

— Et tu as attendu la première occasion pour changer de vie, conclut Armand.

— J'aurais pu refuser comme un imbécile, imagine un peu ! »

Ils éclatèrent tous de rire. Quel idiot pouvait refuser d'être pirate ? Sa famille ne recevrait plus jamais d'argent de l'État, certes, mais elle ne subirait pas de courroux rancunier non plus. Certains hors-la-loi parvenaient à envoyer discrètement de véritables fortunes à leur épouse, cependant. Il n'y avait aucun inconvénient à devenir pirate ! Sauf la mort.

L'équipage trinqua au courage de leurs confrères, au mois d'octobre qui s'annonçait radieux sur les routes maritimes caribéennes, à la vie et à la mort. Les petits nouveaux s'acclimatèrent rapidement à leur nouvelle existence et descendirent autant de tonnelets de rhum que les autres, au grand désespoir d'Armand et Jackson. Il va encore falloir trouver un navire à saborder, sinon... plus rien à boire ! Le navire ne tiendrait pas longtemps sans alcool, la seule chose régissant la vie d'un pirate.

Charlotte détailla les hommes rassemblés autour du brasier de fortune et songea qu'aucun d'entre eux ne méritait encore sa confiance. Depuis toutes ces années, elle n'avait pas trouvé le temps ni l'occasion de s'intéresser à la gent masculine. À quoi bon se mettre en danger ? Peu d'entre eux étaient susceptibles de la traiter comme un être humain, avec le respect qui s'imposait. Personne ici n'est digne d'être épousé. Ils sont drôles et courageux, mais certainement pas de bons pères de famille. Charlotte soupira en resserrant sa couverture autour d'elle. Je n'ai pas choisi la bonne vie pour ce genre de plaisanteries, clairement.

Armand lui avait souvent dit qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfants dans un environnement pareil, et qu'ils seraient sans doute morts dans deux ans. Charlotte entretenait le fol espoir de ne pas faire partie du commun des mortels : Armand et elle trouvaient toujours le moyen de survivre et de fuir n'importe quelle situation, n'est-ce pas ? Rien ne les obligeait à pendre au bout d'une corde comme les autres pirates en bout de course. Ils étaient différents.

Mais elle eut du mal à le croire dès le lendemain matin. La vie adore me prendre pour une prune.

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