##18 - Armand

Armand écarquilla longuement les yeux sous ses couvertures, trop inquiet pour jeter un regard autour de son dortoir. Tout le monde a vu que je dormais avec Tobias, c'est une catastrophe. Lorsqu'il trouva enfin le courage de sortir son visage de ses draps, Armand constata que Tobias lui tournait le dos et dormait paisiblement. Autour d'eux, une quinzaine de pirates sommeillaient en ronflant. Personne ne fait attention à nous... c'est bien.

Le capitaine se redressa et sortit dans le couloir pour se nettoyer sommairement, puis attrapa quelques vêtements et changea de tenue. C'est un peu plus propre, déjà. Je n'aurai pas l'air d'un pouilleux devant Ching Shih. Il passa devant la chambre de Charlotte et n'eut pas le temps de la saluer.

« Je réfléchis, laisse-moi. » l'entendit-il marmonner de l'autre côté de la porte.

Il recula sans insister et poursuivit son chemin jusqu'au pont, inquiet. Sa voix n'était pas spécialement faible, qu'est-ce qu'elle a ? Charlotte ne se renfermait jamais à ce point, c'était plutôt une habitude d'Armand. Quelque chose a dû la contrarier, si ce n'est pas la tuberculose.

À l'air libre, Armand se coiffa rapidement en passant ses doigts à travers ses cheveux et rejoignit Matthews.

« Bonjour, dit-il un peu trop sèchement. Rien à l'horizon ?

— Non, répondit le Britannique sans plus de cérémonie. Je propose que ta nouvelle navigatrice aille un peu plus au nord. Il vaudrait mieux éviter d'attendre que nos forces s'amenuisent, nous devons trouver un navire chinois dès que possible.

— Nouvelle navigatrice ? »

Il venait de quitter Charlotte, il ne pouvait pas s'agir d'elle. Lorsqu'il reconnut Kadi à la barre, Armand fut frappé par un mélange de surprise et de fierté. Kadi faisait preuve de ressources inattendues. Elle doit avoir terriblement mal aux bras...

« Eh ! s'exclama-t-il en la rejoignant. Est-ce que ça va ? Ça ne te tire pas trop sur le poignet de bloquer le gouvernail avec ton crochet ?

— Si, mais je me débrouille. Je suis contente de servir à quelque chose...

— Je te l'ai déjà dit, tu n'as pas besoin de participer à la vie du HMS Jolly pour y avoir ta place. Il y a plus de pirates que de choses à faire. Regarde-les paresser dans leur coin ! »

Il fit un vague signe de tête en direction de Marco, qui tirait encore plus au flanc que d'habitude. Le gros John n'était pas en reste, jetant des débris de cartouches de fusil dans la mer et les regardant couler.

« Ne te fais pas de mal, quand même, conclut-il en lui souriant. Je comprends ton envie de bien faire, mais si tu t'épuises durablement il n'y aura plus personne.

— Charlotte ne va pas mieux, c'est normal, mais tout ira bien quand nous aurons réussi cette mission, le rassura vainement Kadi.

— Elle m'a paru très agacée, ce matin. Est-ce que tu sais quelque chose ? »

Kadi baissa immédiatement les yeux. Je suis certain que c'est lié aux visites de Matthews. Qu'est-ce qu'il a bien pu lui faire ?

« Ce n'est pas grave, hésita la jeune femme en secouant la tête. Aucun problème.

— Je veux savoir. Est-ce que c'est Matthews ?

— Plutôt toi et Tobias. »

Armand haussa les sourcils, pris de court. Quoi ? Kadi le fixait avec un léger sourire mutin, comme si elle lui avait menti sans honte. Si Charlotte a des secrets à me cacher... Au moins, elle en a déjà parlé à Kadi, ça ne doit pas la torturer.

« Moi et Tobias ? répéta-t-il en respirant profondément pour ne pas rougir. Ah oui ?

— Elle pensait que tu n'étais pas parti dormir avec lui, ça l'énervait beaucoup. Tu l'as fait ? »

Armand entendait son cœur battre jusque dans ses tympans. Même pour une petite joute verbale avec Kadi, il ne supportait pas de se sentir si vulnérable.

« Tu ne m'as pas dit la vérité, je ne le ferai pas non plus.

— Oh ? le brava Kadi en croisant les bras, le coude posé sur le gouvernail. Alors nous sommes quittes. Mais, quand m– »

Sa voix fut brusquement couverte par la plus bruyante des cornes de brume, propriété de l'insupportable Reimond.

« Navire à l'horizon ! hurla le Néerlandais avant de souffler à nouveau dans son instrument. Navire ! »

Jackson se précipita sur lui pour l'empêcher de se faire remarquer plus que de mesure.

« Tout le monde à son poste ! La Royal Navy, retournez protéger votre bateau !

— Dissimulez vos armes et suivez-moi ! » ordonna Matthews en franchissant d'un pas le vide séparant les deux vaisseaux.

Armand acquiesça en silence, songeur. Il a raison, il vaut mieux cacher nos intentions.

« Faites la même chose ! s'écria-t-il. Les pistolets et les sabres accrochés à l'arrière de votre ceinture, allez ! Et éloignez-vous des canons ! »

L'équipage comprit où il voulait en venir et se mit à l'œuvre. Les pirates échangeaient des regards de plus en plus angoissés, et le navire fut rapidement saturé de nervosité. Jackson se fraya un chemin jusqu'à Armand, les yeux emplis d'inquiétude.

« Alors ? Est-ce que Matthews va leur parler ? »

Le capitaine haussa les épaules, perdu. Le navire qui s'approchait d'eux s'apparentait à une grande jonque de bois. Armand n'en avait jamais vu de ses propres yeux, uniquement en dessin dans un livre de contes. Le mât du vaisseau chinois brandissait fièrement un drapeau aussi écarlate que ses trois voiles, sans signification pour Armand. Marchand, Chinese Royal Navy ?

« C'est sans doute Ching Shih elle-même. »

Tobias se tenait derrière Armand, tendu.

« Nälkäinen nous a envoyé près du but, la première fois. Il ne s'embarrasse pas de fioritures. Il aurait pu nous transporter à l'autre bout des Amériques au lieu de New York, mais il ne l'a pas fait.

— Tu crois que c'est le propre navire de Ching Shih ? »

Un frisson désagréable parcourut sa colonne vertébrale. Le dieu pirate l'avait qualifiée de célèbre. Était-elle un monstre, une femme pleine d'empathie ? Lowry ou Charlotte ? Il ne distinguait personne de précis sur le pont de la jonque, parmi plus d'une centaine de visages. Ils sont au moins cent-cinquante... Ils vont nous envoyer au fond de l'océan !

« Tobias..., murmura Armand. Je vais essayer de rester sur les deux navires en même temps. C'est bien comme ça qu'on est arrivés ici, pas vrai ? Si tout part à vau-l'eau, je veux que tu nous ramènes à la maison. Je peux te faire confiance ?

— Je ne suis pas sûr de l'avoir fait exprès la première fois, répondit-il, mais je resterai bien concentré. »

Tobias dissimula vainement une moue anxieuse et tourna les talons pour ne plus le regarder. Tobias... Je ne laisserai personne nous tuer, c'est promis. Armand n'aimait pas donner sa parole s'il ne pouvait pas la tenir, aussi garda-t-il cette promesse bien cachée au fond de son esprit.

La jonque ennemie n'était plus qu'à quelques minutes d'eux. Armand s'exhorta à l'optimisme : peut-être que ces Chinois seraient effrayés par leurs armes et fuiraient le combat. Non, évidemment, ils sont plus évolués que nous... un siècle de plus ! Il déglutit et rejoignit à grandes enjambées l'extrémité du HMS Jolly. Matthews crut qu'il venait le voir et haussa les sourcils.

« Tu préfères abandonner ton équipage ? Félicitations.

— Ne dis pas de bêtises, je ne ferais jamais une chose pareille. Je me charge de la sécurité des deux navires.

— Un pied sur chaque vaisseau ?

— Si je reste sur le mien et que Tobias panique, vous vous retrouverez seuls en 1809. Est-ce que ça plairait à tes hommes ? Entourés de Chinois, à un siècle de leur famille...

— Va, va, j'ai compris, soupira Matthews en dégainant son sabre. Toi et ton ami êtes des passeurs qui font voyager les navires dans le temps et l'espace. »

Armand acquiesça.

« Ceux qui ont demandé un service au dieu pirate contrôlent les déplacements.

— Je crois à moitié à cette histoire de dieu pirate, décréta Matthews. J'aimerais le rencontrer, afin de vérifier qu'il ne soit pas en réalité le Diable en personne.

— Je te souhaite de ne jamais devoir le rencontrer. »

Matthews s'apprêtait à répliquer lorsqu'il eut un mouvement de recul. Armand sentit ses jambes trembler mais s'exhorta à rester debout pour ne pas chuter dans l'eau. Derrière la jonque à l'étendard rouge se massaient plus de cinquante bateaux identiques, brouhaha menaçant à perte de vue. Armand croisa mécaniquement les bras, incapable de parler.

« Est-ce que tu as une idée, le pirate ? » souffla Matthews sans grande conviction.

Armand déglutit avec difficulté. Il n'y a rien à faire, je crois. Ils allaient finir réduits en charpie par une armée chinoise. Le tiers de marins immobilisés par la tuberculose n'aurait même pas pu les sauver.

« C'est sans espoir, répondit Armand. Il n'y a absolument rien à faire. »

Matthews acquiesça sans protester. L'équipage du HMS Jolly commençait à s'affoler, effrayé par l'armada à l'horizon. En quelques secondes, Tobias rejoignit Armand, le pas traînant. Il marchait déjà comme ça quand il était stressé, à Londres...

« On rentre ? Je nous fais rentrer ? » lui demanda-t-il, inquiet.

Armand se mordit la lèvre inférieure.

« Il faut sauver Charlotte. Il faut sauver tous les autres.

— On ne peut pas, Armand ! On va se faire massacrer, personne ne sera sauvé ! Il n'y a rien à faire ! »

Sans le savoir, Tobias venait de répéter ce qu'il venait de dire à Matthews. Je ne peux pas lui dire qu'il a tort, ce serait hypocrite de ma part. Je dois réfléchir vite, beaucoup plus vite.

« Il faut discuter avec l'équipage de la jonque principale. S'ils nous tirent dessus ou tentent un abordage, on rentre et on retente la discussion. Ça te va, Matthews ?

— Si c'est possible, alors oui. Je vais certainement échouer la première fois, mon chinois est fort lointain. »

Et peut-être qu'ils ne parlent plus du tout la même langue. Armand avait lutté pour comprendre l'accent des New-yorkais avant de s'y habituer, mais il parlait couramment anglais. Matthews n'avait pas discuté avec sa Chinoise depuis des lustres et ne connaissait plus personne de ce pays.

« Tiens-toi prêt, Tobias, déclara le capitaine britannique. Je vais sans doute créer un incident diplomatique. »

Armand crut qu'il plaisantait, mais ses yeux ne trahissaient aucun humour.

« Il connaît mon prénom ? fit Tobias en croisant les bras. Je pensais qu'il ne s'intéressait pas à nous.

— Concentre-toi un peu ! On n'a pas le temps pour ce genre de détails idiots ! » répliqua Armand.

Tobias fronça les sourcils, contrarié. J'y suis allé un peu fort... Lui aussi doit être mort de peur. Armand frôla son épaule du bout des doigts, n'osant pas le réconforter devant deux équipages réunis.

« C'est toi le capitaine. » marmonna Tobias en reportant son attention sur les jonques.

Je l'ai vraiment vexé... Armand soupira de frustration. Il ne pouvait pas se permettre de laisser son esprit s'éloigner à ce point. Certes, il se trouvait dans le futur et pouvait retourner chez lui à tout moment en cas d'échec, mais il s'agissait de sa vie. La vie réelle.

Ils attendirent en silence l'arrivée de la jonque principale, à quelques dizaines de pieds du HMS Jolly. Heureusement, ils n'ont pas touché nos navires. Ce serait dommage de les ramener en 1720. Un homme se dressa à l'avant de la jonque et leur cria quelque chose en chinois. Armand se tourna vers Matthews, dans l'expectative.

« Alors ?

— Je n'ai rien compris.

— C'est parce qu'il est trop loin ? »

Matthews pâlissait à vue d'œil. Est-ce qu'il a trop bu hier soir ? Il n'arrive plus à se souvenir de leur langue ?

« Je vois un poisson géant... Il sort des eaux, devant nous... »

Armand fronça les sourcils, les genoux de plus en plus faibles à mesure qu'il perdait le contrôle de la situation.

« Qu'est-ce que tu racontes ?

— Il n'est pas là ? Tu ne le vois pas ? »

Armand jeta un regard à Tobias, qui se pencha par-dessus le bastingage. Il hocha la tête négativement.

« Il n'y a rien, Matthews. Tu as encore de l'alcool dans le cerveau ?

— C'est... encore... »

Le capitaine britannique se tordait les mains, fébrile, jusqu'à lâcher son sabre. Le métal rebondit sur le pont avec fracas. Matthews se pencha pour ramasser son arme, tremblant de la tête aux pieds.

« Tobias, fais-nous rentrer. » ordonna Armand, blanc de terreur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top