##17 - Kadi

« Charlotte, c'est un homme bon, tu dois l'accepter. »

Kadi avait raconté à son amie la technique incroyable de Matthews pour oublier sa main fantôme, mais elle ne semblait pas prête à croire qu'il n'était animé d'aucune mauvaise intention.

« Tu penses..., souffla-t-elle avec difficulté entre deux quintes de toux, tu penses qu'il est simplement...

— Gentil, oui, c'est ce que je pense, compléta Kadi. Je ne sais pas ce qu'il fait dans la British Royal Navy, mais il est sympathique et attentionné.

— Sympathique... Attentionné... » répéta Charlotte, le regard dans le vide.

Dans l'esprit de Kadi, l'inquiétude fit place à l'amusement.

« Est-ce que tu l'aimes bien ? »

Charlotte écarquilla les yeux et la fixa en silence.

« Il est beau, c'est impossible à nier, la provoqua Kadi.

— La British... Royal Navy, protesta Charlotte en secouant la tête. Compliqué.

— Si ça peut te rassurer, j'ai menti. Je ne le trouve pas beau. »

Charlotte lui décocha un regard noir. Kadi crut l'avoir vexée mais son amie éclata de rire. Pendant quelques longues minutes, elle ne parla pas.

« Je ne... ferai rien.

— Alors ce sera au tour d'Armand de s'énerver sur toi, pour une fois. »

Kadi ne lui laissa pas le temps de protester et lui plaqua un doigt sur les lèvres. Je n'ai pas peur d'elle. Si quelqu'un peut nous sauver des pirates chinois ce sera Matthews, pas moi.

« Ne perds pas ton souffle à nier, Charlotte. Ce n'est pas très important, nous avons tous d'autres priorités. Peut-être que quand tout ça sera terminé, tu devras choisir... mais pas tout de suite. Garde tes forces, remonte le moral de ceux qui viendront te voir si tu le peux, c'est tout. »

Charlotte acquiesça avec un léger sourire. C'est bien qu'elle comprenne. Kadi avait beau être amusée par les histoires de cœur des jumeaux, la confrontation avec les Chinois approchait dangereusement. Ils avaient mieux à faire.

« Ça va ? » lui demanda soudain Charlotte.

Est-ce que ça va ? Kadi serra les lèvres, hésitant à lui répondre sincèrement. Elle ne voulait pas l'inquiéter inutilement ni lui mentir. Allez, un peu de courage.

« Ma famille me manque, admit-elle en passant lentement ses doigts le long de son crochet. Ce serait simple de retourner chez moi, enfin c'est ce que je pense, mais je ne sais pas si mes parents seraient heureux de me revoir.

— Quoi... ?

— Je les mettrais en danger en réapparaissant après m'être enfuie, c'est très compliqué.

— Non... Ils seraient heureux... Vous iriez... ailleurs.

— Ailleurs ? »

Kadi soupira et haussa les épaules.

« Peut-être. Je ne sais pas où, mais peut-être.

— Ils t'aiment...

— Ça, oui ! De là à changer de pays pour moi... Je ne sais pas. »

C'est une conversation sans fin et qui n'a aucun sens, Charlotte ne connaît aucun membre de ma famille et ne peut pas m'aider. Je suis simplement en train de me plaindre. Elle décida de changer de sujet. Ni Matthews, ni la tuberculose, ni mes parents.

« Est-ce que Tobias a dormi avec Armand, cette nuit ?

— J'espère ! » s'exclama Charlotte avec tant de vivacité qu'elle se mit à tousser.

Kadi éclata de rire. Aucun homme de son village n'aurait osé se montrer aussi intime avec un autre, et elle n'avait vu personne agir ainsi dans les Caraïbes. Ils ne font rien devant l'équipage, mais Charlotte, Jackson, moi... Ils auraient pu mal réagir, les jeter par-dessus bord, les réprimander. Les pirates ne faisaient pas grand cas des préceptes bibliques, mais certains s'étaient ancrés assez loin dans leurs mentalités pour ne plus en ressortir.

Kadi considérait leur relation naissante comme un rayon de soleil au milieu de la pénombre de sa vie, bien trop mouvementée pour être heureuse.

« Tu crois qu'ils ont fait quelque chose ?

— Comme quoi ? l'interrogea Charlotte, manifestement ironique.

— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu'on peut faire, quand on est amoureux. »

Elle reporta son attention sur sa main mutilée pour éviter le regard éberlué de Charlotte.

« Ne... te cache pas !

— Je n'ai jamais eu d'homme ! répliqua-t-elle, sentant ses joues devenir brûlantes. Ni de femme, puisque tout est possible.

— Tobias ? Il te plaît ?

— Quoi, Tobias ? s'étonna Kadi. Non, pas Tobias. Je ne vous trouve pas très attirants, vous tous, sans vouloir t'offenser. Les hommes sont bien plus beaux chez moi. »

Charlotte ne parut absolument pas vexée. Elle lui proposa péniblement de venir visiter son pays et termina sa phrase dans son oreiller, secouée de spasmes.

« Je vais te laisser tranquille, tu devrais dormir. Matthews t'a épuisée, moi aussi... Je vais aller enquêter sur ton frère. »

Charlotte acquiesça et s'endormit presque instantanément. Kadi désinfecta soigneusement ses bras nus pour éviter de transmettre la tuberculose à autrui. Je n'ai pas l'intention de parler aux autres directement devant leur visage, mais ils risquent toujours de me toucher. Ça devrait suffire. Elle laissa Charlotte seule en s'attardant quelques secondes sur ses traits apaisés. C'est triste à voir. J'espère que notre mission sera une réussite.

Lorsqu'elle retourna sur le pont, soulagée de respirer un peu d'air pur, elle fut presque surprise de ne pas reconnaître le paysage. L'impression tenace de ne pas être chez elle la saisit à la gorge – comme à Curaçao, New York, partout. Prise de vertiges, Kadi se laissa tomber contre le mât. Je suis perdue... Je n'habite nulle part...

« Les genoux contre le ventre, regarde-moi, respire. »

Comme sorti tout droit d'un rêve, Matthews se trouvait accroupi devant elle.

« Imite mon souffle, lui ordonna-t-il. Ça va passer. »

Kadi en avait assez d'être sauvée par l'un de ses ennemis, sans doute le pire de tous, mais elle suivit ses directives sans broncher. À force d'imaginer Charlotte jalouse de sa situation, prenant soin d'elle, ses pensées se dirigèrent très loin de ses inquiétudes. Pleinement détendue, elle le remercia en se redressant.

« Est-ce que tu as besoin d'autre chose ?

— Attendez, murmura-t-elle en l'entendant s'étendre sur certaines syllabes. Vous avez la gueule de bois, non ?

— Je n'ai pas très envie d'en parler, répliqua-t-il en baissant la tête, presque penaud.

— Alors c'est à moi de vous aider, maintenant. Buvez de l'eau ! »

Matthews grimaça.

« Je n'envisage pas de boire, cette seule pensée me donne des haut-le-cœur !

— C'est la seule solution efficace... Enfin j'en ai une autre, mais je ne pense pas qu'il y ait de l'eau de coco sur ce bateau. Suivez mon conseil, vous me remercierez plus tard. »

Matthews lui adressa un demi-sourire. Face à sa bienveillance manifeste, Kadi trouva la force de lui parler un peu plus sérieusement.

« Est-ce que vous allez me forcer à retourner sur un négrier ?

— Comment ?

— Après, quand tout sera terminé. »

Matthews la regarda avec scepticisme.

« Je ne comprends pas.

— Vous allez me revendre aux esclavagistes, c'est ça ? insista Kadi, le cœur battant de plus en plus vite. Vous êtes comme les autres ! Les marchands, la Royal Navy... Les mêmes, les mêmes, les mêmes !

— Est-ce que d'autres navires de la marine royale t'ont menacée ? »

Kadi fronça les sourcils, soucieuse. Il ne comprend pas de quoi je lui parle ! Il se prend pour une exception ! Avant qu'elle ne puisse répliquer, Matthews se justifia.

« Mon navire ne transporte aucun esclave. Je vis pour empêcher les pirates de massacrer d'honnêtes marchands, pas pour vendre des êtres humains !

— Vous êtes bien le seul. »

Kadi ne pouvait contenir l'animosité et l'amertume qui la consumaient de jour en jour, depuis qu'on l'avait arrachée à sa famille. Combien de temps en liberté ? Combien de mois ? Le capitaine britannique fit un mouvement pour lui prendre la main mais se ravisa.

« Je ne pourrai jamais te rassurer autant que je le voudrais, Kadi, mais laisse-moi te jurer sur tout ce que j'ai de plus précieux que je ne te ferai aucun mal. Jamais. Je ne m'attaque pas aux faibles, même si tu me sembles plus forte que n'importe qui sur ce rafiot.

— C'est gentil. Je pense que c'est vrai, mais c'est gentil quand même. »

Matthews éclata de rire, à la grande surprise de Kadi. Elle ne l'avait jamais vu s'amuser autant sans alcool. C'était si drôle que ça ? Je devrais en faire mon métier et en vivre... Matthews sembla chercher quelque chose à dire, puis prétexta avoir entendu un marin l'appeler au loin. N'importe quoi... Il ne sait pas comment mettre fin à une conversation, celui-là !

Amusée, Kadi se pencha au-dessus du bastingage pour admirer la mer. Elle avait vu l'océan quelques fois avant d'être enlevée, mais jamais il ne lui avait paru familier. Je m'étais enfin habituée à la mer des Caraïbes, et me revoilà en plein milieu de l'inconnu. Heureusement que c'est beau, au moins. Aucun navire à l'horizon, si ce n'était celui de Matthews.

Kadi n'aimait pas se sentir inutile, en règle générale, mais elle s'aperçut rapidement que les trois-quarts de l'équipage et la totalité de la British Royal Navy regardaient dans le vide, sans but. Personne ne faisait rien. La jeune femme rejoignit Bill à la barre, qui sursauta lorsqu'elle le salua.

« C'est à moi que tu parles ? bafouilla-t-il, fébrile.

— Eh bien... oui, évidemment. Je m'appelle Kadi. Ça te pose problème ?

— Personne ne me parle, sur ce bateau. »

Kadi se demanda s'il ne parlait pas plutôt des femmes en particulier, mais elle se souvint que Charlotte lui avait appris à naviguer. Il considère qu'il n'a pas d'amis ? Le pauvre...

« Tu n'as pas encore réussi à discuter avec l'équipage d'Armand ?

— Je suis toujours collé ici ! se plaignit-il en levant les yeux au ciel. Depuis que Charlotte est tombée malade, personne ne peut me remplacer.

— Si tu me montres comment faire, je peux t'aider. »

Bill la regarda d'un air ahuri. C'est un peu facile de me trouver un rôle en me servant de ce pauvre garçon, mais j'ai l'impression que ça lui fera plaisir aussi.

« Tu veux apprendre à diriger le HMS Jolly ? Ce n'est pas très difficile, mais tu n'as qu'une seule main... Ça va te fatiguer !

— Tu reviendras quand je n'en pourrai plus... Tu veux te reposer, pas vrai ? »

Bill acquiesça, un petit sourire embarrassé bloqué au coin des lèvres. Il a dû gérer le bateau de Matthews et le HMS Jolly en même temps, hier... Il doit mourir d'envie de former quelqu'un d'autre. Et, effectivement, Bill la forma. Kadi s'épuisa à coincer le gouvernail entre son crochet et son coude pour ne pas laisser le navire se perdre à bâbord, se fit mal aux abdominaux en s'appuyant trop en avant, au grand désespoir de Bill.

« Si tu continues de forcer comme ça, tu ne finiras pas la journée en un seul morceau ! Tu ne dois tourner le gouvernail qu'à la force des bras, pas en raidissant ton dos. »

Kadi hocha la tête en se mordant l'intérieur de la joue. J'ai peut-être sous-estimé la tâche... L'équipage d'Armand vaquait à ses occupations en inspectant l'horizon, tandis que celui de Matthews observait Kadi et Bill, à bonne distance d'eux.

« Ils nous regardent, soupira-t-elle en faisant craquer ses épaules. Tu crois qu'ils pourraient transporter des esclaves, eux aussi ? Matthews avait l'air plutôt louche, je ne sais pas s'il m'a dit la vérité.

— Ils ne voient jamais de femmes, surtout, s'amusa Bill. Si tu savais à quel niveau de solitude ils peuvent être ! Les pirates, la marine marchande, on s'arrête sur terre, on descend de notre navire. Eux ? Presque jamais... »

Moi, une femme désirable ? Kadi avait passé sa vie à ne pas penser à son apparence, préférant travailler avec ses parents, jusqu'à ce qu'elle ne songe plus qu'à sa propre survie. Elle se força à ne pas inspecter ses formes de post-adolescente ayant subi un régime forcé pendant des mois. Est-ce que je pourrais intéresser un Anglais ? J'espère que non. Elle réprima un frisson de dégoût. Seul Matthews méritait un tant soit peu de respect, pas les autres.

« Tu te sens prête à garder le HMS Jolly ? lui demanda soudain Bill. On ne va nulle part, tu devras juste le maintenir droit s'il se déplace trop sur le côté. Est-ce que ça ira ?

— Si je panique, il y aura bien quelqu'un pour m'assister, lui assura-t-elle.

— C'est vrai..., commença-t-il avant de bâiller. Mince, j'ai perdu toutes mes forces dès que j'ai pris la décision d'aller dormir ! L'esprit est vraiment un truc bizarre, Kadi.

— À qui le dis-tu. » marmonna-t-elle en pensant à sa main fantôme.

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