##14 - Charlotte
De plus en plus inquiète d'entendre des bruits inattendus depuis la cale, Charlotte avait pris la difficile décision de se lever et de ramper jusqu'au pont. Elle avait écarté le drap qui la recouvrait jusqu'au nez et tenté de rouler sur le côté, se sentant plus lamentable que jamais. La douleur menaçait de déchirer sa poitrine en deux morceaux distincts et elle commençait à espérer mourir rapidement... mais uniquement après avoir maté cette Ching Shih et forcé les deux idiots à se parler.
À présent, elle faisait face à la volée de marches menant au pont et se demandait par quelle sorte de miracle elle pourrait arriver à la dernière marche sans s'évanouir. On aurait dû me faire dormir à côté du gouvernail, c'est une sale idée... Les hurlements redoublèrent d'intensité au-dessus d'elle, décuplant son inquiétude. Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, là-haut ? Lorsque les vibrations caractéristiques du HMS Jolly se calmèrent sous son ventre, Charlotte fronça les sourcils, confuse. Pourquoi le navire avait-il cessé d'avancer ? La situation devait être plus que critique.
Elle posa une main sur la première marche de l'escalier et grimaça, les épaules endolories par des heures de fièvre. Saloperie... de maladie ! Charlotte serra les dents et crapahuta de plus en plus haut, cognant ses genoux à chaque mouvement, ivre de souffrance au point de ne plus rien sentir. Les cris de rage de l'équipage se transformèrent en exclamations d'encouragement.
« Mais... qu'est-ce qu'ils... font... ? » grogna-t-elle en levant les yeux au ciel, exténuée.
La porte menant à l'air libre lui semblait terriblement loin, inatteignable, un mirage. Je ne peux pas faire ça jusqu'à la fin de ma vie, c'est une catastrophe... Elle s'épuisa les bras, les poignets et les pieds en s'accrochant au hasard sur les marches en bois, se plantant des échardes un peu partout dans les mains. Saletés ! fulmina-t-elle en les décrochant une par une, soulagée de constater qu'aucune n'avait transpercé sa peau jusqu'au sang. La tuberculose me suffira, merci.
Charlotte se hissa sur la dernière marche et appuya sa tête contre la porte, angoissée de se retrouver dehors avant d'avoir pu reprendre son souffle. Si le HMS Jolly se trouvait en plein combat, elle ne servirait à rien dans cet état. Elle tendit la main vers ses pieds pour sortir le plus petit pistolet de sa collection, constamment caché dans sa botte lorsqu'elle quittait sa chambre, à peine encombrant lorsqu'elle se déplaçait. En général, si j'ai besoin de courir, il est déjà dans ma main droite...
Charlotte prit une longue inspiration et ouvrit la porte, le pistolet pointé vers l'extérieur, tendue jusqu'aux orteils. La scène qui se déroulait devant ses yeux lui fit douter d'être éveillée. C'est la fièvre... C'est forcément la fièvre ! Elle plissa les paupières pour voir moins flou.
Je ne suis pas dingue, c'est la British Royal Navy qui touche le nez de notre bateau ! Armand faisait face à Matthews, sabre contre épée, perché entre deux navires. Charlotte trouva la force de se mettre à genoux et le gros John la repéra rapidement.
« Mais qu'est-ce que tu fais là, Charlotte ? s'étonna-t-il en la saisissant par les épaules. Tu voulais te lever, c'est ça ?
— Je veux... comprendre... »
Heureusement, le gros John ne passa pas des heures à lui poser des questions ineptes. Il la mit sur ses pieds sans ménagement, puis la soutint de son puissant bras gauche en lui expliquant la situation.
« Ce pleureur de Matthews a peur de venir sur le HMS Jolly ! s'esclaffa-t-il. Il a demandé à Armand de se battre en duel contre lui entre les deux navires.
— C'est... »
Charlotte toussa sur son ami et le regarda, mortifiée. Si je me mets à contaminer tout le monde... !
« Ne te fais pas de bile, la rassura-t-il, l'œil brillant. Je ne comptais pas partir sans vous tous, de toute façon. Vous m'avez redonné la vie, et si je dois mourir avec les deux blonds de service... tant mieux. Tu piges ? Tousse-moi dessus autant que tu le veux, je m'en fiche. »
Charlotte faillit fondre en larmes d'émotion à cause de la fièvre mais se rattrapa à temps. Pleurer devant mon équipage, mais où est-ce que j'ai vu ça, tiens ? Elle acquiesça sans prononcer un mot, reconnaissante. Le gros John avait été repêché en plein milieu de l'océan Atlantique par le HMS Jolly, peu après la scission entre Lowry et Jackson. Sans nous, il serait mort sur son radeau de fortune, c'est sûr.
Elle reporta son attention sur le duel de son frère, effarée d'avoir pensé à autre chose pendant deux bonnes minutes. Quel genre de sœur était-elle ? Armand semblait traverser une très mauvaise passe, déséquilibré, prêt à tomber dans l'eau. Charlotte puisa au plus profond de ce qui lui restait d'énergie pour se jeter sur Tobias, lâchant son pistolet à cause de l'effort. Son ami se tourna vers elle, une expression impénétrable plaquée sur le visage.
« Tobias... il faut... arrêter ça... »
Il n'émit pas un son, tétanisé, les mâchoires crispées.
« Tobias... ? »
Charlotte comprit qu'il ne supportait pas de voir Armand en danger et qu'il s'était retiré au plus profond de lui-même. Elle inspira profondément et lui assena une gifle plutôt molle pour le sortir de sa torpeur. Mais qu'est-ce que c'est que ça, franchement ? Tobias cligna plusieurs fois des yeux, comme émergeant d'un cauchemar.
« Il va se faire tuer ! lâcha-t-il, épouvanté. Lottie, c'est toi ? Mais pourquoi ?
— Arrête... arrête-les... ! Fais... quelque chose..., souffla-t-elle avant de tomber lourdement sur le sol.
— Lottie ! »
Plusieurs pirates se précipitèrent vers elle, inquiets de la voir dans un si piteux état. Charlotte jeta un regard noir à Tobias, l'incitant à ne pas s'approcher et à agir. Mets-toi en danger pour lui ! Fonce ! Sa tête heurta le bois à la légère odeur d'alcool, récemment lustré pour être désinfecté. Tout ça pour rien, on a quand même attrapé une belle saleté en fin de compte. Terrassée par la fatigue, Charlotte ne trouva pas la force de se redresser pour surveiller son frère. Je n'arrive même pas à le regarder... Je ne comprends rien à ce qu'il se passe, on va tous mourir, je suis à vingt pieds d'Armand et je ne peux pas le regarder !
Les yeux fixés sur le ciel, son champ de vision parfois traversé par des pirates lui demandant si elle se sentait bien, Charlotte serra les dents en attendant l'exclamation horrifiée finale que pousserait son équipage en voyant leur capitaine tomber à l'eau.
Mais elle ne vint pas.
Elle entendit vaguement Tobias crier quelque chose et vit le ciel changer de couleur, du bleu pâle à l'orangé. C'est... c'était une très bonne idée, ça ! Sa poitrine lui faisait bien trop mal pour rire, mais elle sourit à s'en décrocher la mâchoire. Excitée de voir à quoi ressemblait la Chine en 1809, un pays qu'elle ne connaissait même pas à son époque, Charlotte fut vexée d'être soulevée par le gros John.
« Dans ta chambre, maintenant ! Ça va devenir un sacré bazar ! »
Elle n'arriva pas à protester, épuisée. Le soulagement de voir par-dessus l'épaule de John que son frère était en vie et hilare lui donnait envie de dormir, ici et maintenant. Elle ferma les yeux et se laissa emmener jusqu'à son lit, la tête balançant dans le vide, ivre de sommeil.
Derrière elle, les pirates et les hommes de Matthews poussaient des cris d'orfraie, terrifiés de voir le paysage changer. Au moins, il n'y a pas de bateaux autour du HMS Jolly... S'ils avaient été attaqués par Ching Shih en plus du reste, tout serait parti en vrille. Au moins un point positif dans ce fourbi.
Le gros John s'éloigna après l'avoir posée sur son lit, trop rapidement pour lui permettre de lui poser des questions. Elle aurait aimé que Jackson vienne lui décrire la situation, ou son frère, Kadi, n'importe qui, tout mais pas rester seule dans la cale. Sans arme, en plus, bien joué Charlotte ! Elle soupira d'agacement et s'apprêtait à dormir pour oublier sa frustration lorsqu'elle entendit du grabuge de l'autre côté de la porte coulissante.
« Tu me dois quelques explications, ordure ! Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Est-ce que tu nous as drogués, moi et mes hommes ?
— Assieds-toi sur cette chaise et arrête de crier, lui ordonna Armand, la voix lasse. Ma sœur dort juste à côté, elle n'a pas besoin d'entendre tes braillements.
— Ta sœur ? Quel genre de monstre es-tu pour forcer une femme à vivre une telle existence ? »
Charlotte ne trouva pas la force de se lever une deuxième fois, malgré toute l'adrénaline qu'elle tentait d'envoyer mentalement dans ses jambes.
« Ouvrez cette fichue porte et ne parlez pas de moi derrière mon d– » hurla-t-elle brusquement, perdant son souffle sur le dernier mot.
Les deux hommes se turent puis elle entendit des bruits de pas se rapprocher d'elle. Ça me rappelle les nuits où Mark venait discrètement dans notre chambre pour voler notre argent... Mark était une armoire à glace de dix ans qui se servait allègrement dans leurs économies à Londres, sans gêne, jusqu'à ce que les jumeaux ne le repèrent et l'attaquent à chaque visite nocturne. Armand fit coulisser la porte pour la faire participer à la conversation, les deux chambres se faisant face. Dans le couloir, le capitaine Matthews la toisa avec hésitation.
« Vous sortez du même moule, à n'en pas douter...
— Charlotte est ma sœur jumelle, et je ne te conseille pas de la maltraiter ou de lui parler sèchement. Elle est comme moi, mais en bien pire.
— Et malade, comprit Matthews en reculant d'un pas. Son teint... Tu aurais dû renier ta condition de chien des océans pour lui faire suivre le traitement qui s'impose, Armand ! J'aurais honte d'être à ta place !
— Tu sais ce que les gens comme toi font aux gens comme nous, en bonne santé ou non ! s'exclama Armand, fou de colère. On ne peut pas faire trois pas sur la terre ferme sans finir au bout d'une corde. Tes hommes tomberont malades à cause de l'acharnement de ton pays à nous massacrer.
— Vous empêchez le commerce entre deux continents ! protesta Matthews.
— Le commerce de quoi, d'Africains ? De femmes comme Kadi, d'hommes comme toi et moi ? C'est ça, ton problème ?
— Ne joue pas à l'idiot ! Et le sucre, les fruits, les tissus, les poudres pour fabriquer des médicaments ? C'est du trafic d'êtres humains, ça, peut-être ? C'est toi et ta fine équipe qui tuent les Européens en leur interdisant l'accès à ces denrées. Tu trouves ça bien, j'imagine ? »
Charlotte vit la mâchoire d'Armand se contracter dangereusement. Il va lui en coller une, si ça continue. Je dois faire quelque chose, et vite.
« Stop..., souffla-t-elle pendant un court silence, espérant ne pas être couverte par leurs voix. On est... en Chine... il y a plus important...
— C'est vrai, déclara Armand, rouge de colère. On n'en a pas fini avec cette conversation, mais il y a des choses plus pressantes. Mon équipage participe à une mission dont l'objectif est la guérison. Tout le monde sera soigné.
— Je ne te crois pas, répliqua Matthews, observant Charlotte du coin de l'œil. Est-ce que tu as une preuve de ce que tu avances ?
— Le fait qu'on soit en Chine dans une autre époque, peut-être ? soupira Armand en haussant les épaules. Retourne sur le pont, tu le verras de tes propres yeux.
— C'est une drogue ! Une drogue distribuée à mes hommes lorsqu'ils ont approché ton navire !
— Tu vas me ressortir cette théorie une troisième fois ? s'énerva Armand. Personne ici ne sait commencer empoisonner certaines personnes et pas d'autres ! Tu nous as traités de bras cassés, eh bien tu n'es pas si éloigné de la réalité.
— Parle... pour toi..., grogna Charlotte en fermant les yeux de dépit.
— Quelques-uns sont des bras cassés, dans ce cas, pas tout le monde, se rattrapa son frère. À toi de me croire ou non, Matthews. Tu vas devoir faire face aux conséquences de tes actes. Si tu veux revenir en 1720, il faudra que ton navire reste près du nôtre, c'est la seule condition. Les voyages temporels dépendent de moi et Tobias, les seuls présents devant le dieu pirate lorsque nous avons passé ce marché avec lui. Des questions ? »
Il doit nous prendre pour des fous. Matthews regardait dans le vide, pétrifié mais encore incrédule.
« Bon, je ne peux pas perdre mon temps à essayer de te convaincre, déclara Armand en se rapprochant de Charlotte. Je dois m'occuper de ma sœur. Reste ici si ça te chante, évite de t'éloigner si tu veux rester en vie, c'est tout ce que j'ai à dire. »
Matthew resta planté sur sa chaise, bouche bée. Armand caressa le bras de Charlotte en lui demandant comment elle se sentait.
« Je n'en... peux plus... Je suis montée sur... le pont, gros John m'a... redescendue.
— Inconsciente ! s'exclama-t-il en lui adressant un regard lourd de reproches. Tu veux mourir prématurément ? Reste dans ton lit !
— Sans moi... Tobias n'aurait pas provoqué le voyage... »
Armand se frotta la joue, contrit. Ça ne m'amuse pas de le vexer dans ces circonstances, mais il faut qu'il remettre les pieds sur terre.
« Retourne... le voir... et Jackson.
— Et te laisser seule ? Sûrement pas !
— Il n'a... qu'à rester ! »
Armand se tourna vers Matthews, très sceptique.
« Lui ? Il t'égorgerait à la première occasion ! C'est un tueur de pirates !
— Je n'agresse pas les femmes, moi ! protesta Matthews. De toute façon, je ne tiens pas à rester loin de mes hommes. Je reviendrai plus tard, si Dieu le veut. Elle se débrouillera très bien sans moi. »
Le capitaine britannique ôta son manteau et le posa sur sa chaise.
« Ne laisse pas tes tuberculeux toucher à ça, il m'est précieux. Vous me donnez chaud, avec vos histoires. »
Matthews leur tourna le dos et remonta les escaliers sans un regard en arrière. Armand leva les yeux au ciel, excédé.
« Il est bizarre, ce bonhomme, quand même. Un peu trop imprévisible et fier à mon goût, pas comme tous les marchands qu'on a croisés. »
Charlotte acquiesça. Matthews ne semblait pas totalement choqué par ce qu'il venait d'entendre, toutes ces histoires de voyages temporels et de missions hasardeuses, ni effrayé de se retrouver au milieu de pirates qui le haïssaient. Il n'a pas peur de mourir, peut-être. Cet homme est incompréhensible. Elle était prête à s'endormir lorsqu'Armand la sortit de son demi-sommeil.
« Est-ce que je dois remercier Tobias ? Est-ce qu'il a fait exprès de nous emmener en Chine ? »
Charlotte écarquilla les yeux, seule manifestation de colère qu'elle pouvait se permettre sans souffrir. Je jure que je vais lui en mettre une, comme à Tobias. Elle fixa Armand intensément, espérant le forcer à s'excuser et à fuir dans l'instant. Malheureusement pour sa tranquillité d'esprit, son frère la regardait bêtement.
« Qu'est-ce que j'ai fait, encore ? demanda-t-il.
— Tu fais... semblant... de ne pas... comprendre !
— Il m'a dit qu'après l'abordage, il rattraperait le temps perdu... Je ne suis pas sûr de savoir de quoi il parle. »
Est-ce que c'est une blague ? Je vais le faire passer par-dessus bord ! Charlotte ne dit rien, incapable de trouver une bonne façon de réagir qui n'impliquait pas de le tuer. Armand cilla plusieurs fois et baissa les yeux, honteux.
« Tu penses qu'il est sérieux, toi aussi ? Je n'ose pas y croire. »
Ah, ouf, il m'a fait peur. Armand avait toujours été assez imperméable aux sentiments d'autrui, mais jamais avec une telle étanchéité. Il s'est concentré sur la marine et la piraterie toutes ces années pour oublier ses problèmes... Papa, Maman, Tante Hortense, Tobias, les maltraitances à Londres... Il ne sait plus comment gérer une situation aussi simple et belle que quelqu'un qui pourrait lui rendre son amour. Charlotte hocha la tête pour le pousser à agir.
« Est-ce que je dois lui demander d'être clair avec moi, tout de suite ? insista-t-il, effrayé. J'ai un équipage à gérer...
— Fais-le... après...
— Après avoir donné des directives à tout le monde ? Tu as raison. »
C'est bien, Armand. Tu as mené toute cette discussion tout seul, tu vois quand tu veux ! Il l'embrassa sur le front, un geste qu'il n'avait pas dû faire depuis la mort de leurs parents. Qu'est-ce qui lui prend, franchement ? Charlotte secoua la tête en le regardant partir, étonnée. Était-il au bout du rouleau ou soudainement plus joyeux, comme libéré d'un poids ? On le saura bien assez tôt.
Juste après être tombée dans les bras de Morphée, ou peut-être quelques heures plus tard, Charlotte fut à nouveau dérangée par un visiteur. Encore ? Mais qu'on me laisse tranquille, à la fin ! Je ne vais servir à rien pendant toute cette mission, vous pourriez me laisser dormir ! Elle s'attendait à voir Kadi et à lui demander de partir, mais l'ancienne esclave avait sans doute mieux à faire sur le pont. Matthews lui faisait face, silencieux, immobile de l'autre côté de la porte.
Alors, c'est comme ça que je vais mourir ? C'est tout ? Attaquée dans mon lit par un capitaine de la British Royal Navy ? Charlotte se trouvait pathétique. Elle serait incapable de se défendre et périrait dans ses propres draps, comme un animal saigné pour sa viande. Le visage de Matthews était indéchiffrable. Charlotte prit une longue inspiration pour prononcer une phrase sans hésiter ni tousser.
« Les négociations sont finies, en haut ? »
Le capitaine sursauta, comme si la question de Charlotte l'avait réveillé. Il ôta son chapeau et le posa sur la chaise où traînait toujours son manteau bleu. Matthews s'accroupit devant elle, plus près que la dernière fois, moins angoissé de se trouver dans la même pièce qu'un tuberculeux.
« Tu me sembles être la seule personne saine d'esprit sur ce navire, malgré la fièvre. Est-ce que tu peux me jurer que tout ceci n'est pas une invention de ton frère ?
— Tu vois bien... dehors... que ce n'est pas Nassau... ?
— J'ai du mal à considérer de l'eau à perte de vue comme une preuve de quoi que ce soit, répliqua-t-il en évitant de la regarder dans les yeux. Mon second s'occupe des discussions, j'ai prétexté avoir besoin d'inspecter la cale.
— Tu veux... me tuer ? demanda Charlotte, le cœur battant la chamade.
— Te tuer ? Non, je ne veux rien de tout ça, juste discuter.
— Je ne peux... pas beaucoup... parler..., souffla-t-elle en exagérant la faiblesse de sa voix, peu désireuse de passer du temps seule avec Matthews.
— Je serai bref. »
Le capitaine regarda autour de lui pour vérifier que personne ne les écoutait. Allons bon, qu'est-ce qu'il nous fait, encore ? Charlotte ne voulait pas spécialement l'écouter raconter sa vie pendant des heures. Si Matthews s'avérait être un énième marin rêvant de la liberté qu'offrait la piraterie, il n'avait pas besoin de venir la voir pour sauter le pas.
« J'ai quelques problèmes avec la réalité depuis des années, je me demande si ce que je vois est vrai ou si je suis en pleine hallucination. »
Charlotte haussa les sourcils. Elle ne s'était pas attendue à une révélation aussi personnelle.
« Plusieurs fois, j'ai cru que mon vaisseau était attaqué par des pieuvres géantes. J'ai fait croire à mon équipage qu'il s'agissait d'un test de loyauté, pour savoir s'ils seraient prêts à défendre le navire en toute circonstance, et personne n'a douté de moi. Est-ce que je me trouve réellement en Chine ? Est-ce que tu es vraiment ici, devant moi ?
— Comment... faire... pour prouver ?
— Je ne sais pas, murmura Matthews, plus vulnérable que jamais. Je pense que cette conversation est déjà une preuve, car je ne me confie jamais lors de mes hallucinations, mais j'ai peur... Après vous avoir croisés pour la première fois, je me suis demandé si j'avais rêvé. Une voix de femme sur un navire ? Ce n'était pas réaliste.
— Tuberculose... Chine... moi... tout est vrai...
— C'est encore plus extravagant que mes crises, j'ai du mal à y croire ! »
Charlotte avait rencontré au moins trois personnes partageant le trouble de Matthews, lors de ses escales. L'un d'entre eux avait tant abusé de l'alcool qu'il n'était jamais ressorti de sa transe, mais les deux autres subissaient ce genre de visions depuis l'enfance. Elle n'y avait jamais repensé jusqu'à cet instant précis, et elle recevait le calvaire de ces hommes en pleine figure. Les pauvres !
« Ça va... aller, ne put-elle s'empêcher de lui dire pour le réconforter, ami ou ennemi. Combien de temps ça dure... en général... ?
— Mes crises ? Quelques heures, tout au plus.
— Alors... attends un peu.
— Je dois voir mes hommes malgré tout. Je reviendrai ce soir, quand je serai sûr que les hallucinations ont pris fin, et je verrai si nous avons la même conversation. Ne crois pas que je te respecte plus qu'avant... mais ce n'est pas désagréable de t'écouter. »
Il reprit son chapeau et remonta sur le pont sans même la saluer. Quel gars bizarre ! Elle ne savait pas à quel point il la détestait, mais elle n'arrivait plus à lui en vouloir. Je suis peut-être un peu fleur bleue. Au-delà du capitaine se battant du mauvais côté de l'Histoire, Charlotte voyait à présent une véritable personne, avec ses problèmes et son éventail de solutions à tout et n'importe quoi. Ben voyons, voilà que je m'intéresse à l'ennemi. Comment pouvait-elle être plus ridicule qu'Armand et Tobias ?
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