##1 - Armand

« Tuez-le ! Tuez-le !

— Attendez, on n'a même pas voté ! »

Le gros John leva une main où restaient trois doigts, vestiges d'une vie passée à manipuler les canons d'un navire marchand.

« Levez le bras si on doit le tuer !

— T'es pas le quartier-maître ni le capitaine, gros John ! répliqua un autre pirate sale comme un pou. C'est pas à toi d'organiser le vote !

— Mais ils sont où, aussi ? On a pas que ça à faire !

— Ils comptent le pactole ! »

L'équipage bavassait joyeusement, entourant le marchand arraché à son bateau quelques heures auparavant : la pêche du jour. Debout, à l'écart, Armand contemplait l'effervescence générale en surveillant à peine le quartier-maître. Jackson avait été élu à ce poste à l'unanimité, adoré par tous les pirates du navire, respecté par quiconque croisait son chemin.

« Alors, lui demanda Armand, est-ce que ça se divise par cinquante ?

— Patience, Capitaine, je n'ai pas terminé mon calcul. Apprends les mathématiques si tu veux me remplacer ! »

Armand leva les yeux au ciel, vexé mais amusé. Jackson, fort de sa cinquantaine d'années, avait le don de le rabaisser comme un petit garçon.

« C'est bon, maintenant, déclara le quartier-maître après quelques instants. Écoutez-moi tous ! »

Les marins se tournèrent vers lui et se turent. À bien des égards, Jackson jouait un rôle bien plus important que le capitaine. Armand pouvait être remplacé au premier claquement de doigts. Couard ? Destitué. Cruel ? Massacré. Injuste ? Jeté par-dessus bord. Jackson veillait à ce qu'il respecte son équipage et y fasse régner l'équité la plus totale.

« Dix-neuf shillings chacun ! déclara Jackson en brandissant une énorme bourse.

— Du rhum jusqu'à ce qu'on s'y noie ! s'écria le gros John. On est riches ! »

Il entonna un chant d'allégresse caché derrière un accent écossais incompréhensible, mais le quartier-maître le coupa dans son élan.

« Ferme-moi ce gosier tout de suite, il faut qu'on parle de la prise du jour. »

Jackson fendit la foule et saisit le marchand tétanisé par l'épaule. Les deux hommes se regardèrent – le quartier-maître, solide et expérimenté, et l'autre, ivre de terreur et recroquevillé. Armand le suivit sans se mettre en avant, comme à son habitude.

« Ton nom ? assena Jackson.

— I... I... Ian Woode, bafouilla-t-il, livide.

— Quelqu'un ici a-t-il travaillé pour Ian Woode ? »

Un bruissement parcourut l'équipage, puis un cri se fit entendre.

« Ian Woode, ce démon ! Je ne l'avais pas reconnu ! »

Un marin hirsute d'âge mûr se planta devant le marchand.

« Alors, tu me remets ?

— N... non... ?

— Tu m'avais forcé à me raser parce que tu ne savais plus où me fouetter, à force de me punir pour rien. Tu vois cette cicatrice, là ? Vas-y, sens-moi ça. »

Il força Ian Woode à tracer du doigt une estafilade courant de sa lèvre inférieure à son oreille gauche, mal dissimulée sous sa barbe foisonnante. Les pirates rassemblés autour des deux hommes grognaient de plus en plus fort, submergés par la haine et l'impatience d'en découdre.

« C'est quand tu m'as fouetté là où il restait de la place, j'ai pissé le sang toute la nuit ! Chien, ordure !

— Salaud ! hurla le gros John.

— Mon avis, c'est que les marchands méritent tous la mort ! s'exclama Armand, prenant vivement part à la discussion. Votons, comme c'est la loi chez nous ! Qui vote pour l'exécution d'Ian Woode ? »

Tant de mains se levèrent que le capitaine se demanda si quiconque voulait sauver le pauvre bougre. Je ne vais pas me persuader que ça me chagrine, loin de là, mais il doit se sentir très seul.

« Quelqu'un vote contre ?

— Moi. »

Si c'est Charlotte, ça va encore faire jaser l'équipage. Armand se tourna vers le gouvernail depuis lequel sa sœur jumelle dirigeait le navire. Aussi blonde et élancée que lui, Charlotte ne cherchait plus à passer pour un homme à bord ni à terre. Elle avait fait ses preuves à la barre et au combat et avait conquis le respect de ses pairs. Certains avaient tenté d'échanger ses faveurs contre un peu d'argent et s'étaient retrouvés au milieu de l'océan : ne pas toucher les femmes faisait partie des règles principales du bateau.

« Il faut le garder à nos côtés pour débusquer tous les autres capitaines du secteur. Nous pourrions nous faire passer pour des marchands et abattre ces tyrans ! »

Jackson accueillit cette proposition en hochant la tête, une moue satisfaite étalée sur son visage ridé.

« C'est plutôt malin. Qui vote pour cette idée ? »

Une dizaine de mains se levèrent. Les autres tenaient absolument à voir le sang gicler sous leurs yeux affamés de violence.

« À quarante contre dix, à peu près..., conclut le quartier-maître. C'est l'exécution qui prime. Désolé, Charlotte, tu sais comment ça marche, ici. »

La jeune femme haussa les épaules et se détourna pour ne pas voir le carnage. Jackson tendit son propre sabre à Armand, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.

« Tiens, elle coupe mieux que la tienne.

— Je l'ai abîmée pendant l'abordage, soupira le capitaine. Est-ce que Joe pourrait s'en occuper ?

— Ce s'rait dommage que le cap'taine s'fasse écrabouiller par un adversaire la prochaine fois, se moqua le dénommé Joe en arrachant l'arme attachée à sa ceinture d'un geste souple. J'vais m'occuper d'ce truc... »

Armand pointa le sabre de Jackson en direction d'Ian Woode. Il n'avait jamais vu un homme aussi pâle.

« Adieu. » dit-il simplement, peu désireux de déclamer un discours accablant le marchand.

Mieux valait être bref. La cruauté avait sa place sur les navires marchands, pas sur le sien.

Armand nettoyait pensivement le sabre maculé de sang en regardant ses camarades jeter le corps par-dessus bord, ne souhaitant pas le rendre poisseux à son propriétaire. Alors que personne ne faisait attention à lui, Charlotte en profita pour le rejoindre et s'assit en tailleur à ses côtés.

« Encore une fois, tu te retrouves à te salir les mains.

— Pas devant les autres, murmura-t-il. On pourrait nous entendre.

— Je te parle en français, pas en anglais. Ils n'aiment pas les cachotteries, mais ça va plus vite dans notre langue maternelle. On aurait dû suivre mon idée, dommage que le vote n'ait pas été en ma faveur...

— On va se faire repérer, soupira Armand, inquiet. Ils vont repêcher le corps d'Ian Woode quelque part et redoubler d'efforts pour éliminer les pirates. Un jour, le gouvernement croisera notre route.

— Je sais, et c'est pour ça que j'ai proposé autre chose, Capitaine. Maintenant, il va falloir les tuer jusqu'au dernier ! Et pas de façon passive, pas au hasard comme ce qu'on a toujours fait !

— Est-ce que c'est possible ? Ils ont des navires de plus en plus énormes et bien équipés...

— À toi de voir. Je considère toujours que la piraterie était une très mauvaise idée, Armand. Ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. »

Charlotte se redressa et grimaça en voyant le sang séché recouvrant les mains d'Armand tomber en petites miettes sur le pont.

« La survie avant tout ! S'il faut simuler une mutinerie pour prendre un nouveau bateau et s'enfuir, ça ne me dérange pas. Cherche une opportunité, toi aussi. »

Armand acquiesça et s'essuya les doigts sur son pantalon délavé par le sel. Ils avaient passé tous les deux une dizaine d'années sur trois navires marchands successifs, maltraités jusqu'à l'os, Charlotte déguisée en homme pour rester avec son frère. Lorsqu'un bateau pirate les avait attaqués, le capitaine n'avait su que faire d'une cinquantaine de nouveaux arrivants : les deux équipages s'étaient mélangés puis séparés. Et me voilà capitaine à mon tour.

Armand leva la tête et s'aperçut que le quartier-maître était posté à côté de lui.

« C'est bon, Ian Woode a retrouvé la mer, lui annonça-t-il.

— Il a retrouvé la mer... Tu te lances dans la poésie, Jackson ?

— Il faut croire... Tu t'occupes des nouveaux ? »

Armand acquiesça et rejoignit à grand pas les vingt marins agglutinés au milieu du navire. Il allait devoir dérouler le laïus habituel, en espérant que personne ne s'opposerait aux règles du HMS Jolly.

« Est-ce que vous voulez vous engager dans la piraterie ? Si la réponse est non, on vous trouvera un bateau. On ne prend personne contre son gré, ici. »

Tous hochèrent la tête avec ferveur. À vrai dire, Armand avait très rarement vu un marin refuser de devenir pirate. Après des années de maltraitance dans la marine marchande, ils rêvaient jour et nuit de se faire attaquer par un bateau surmonté du Jolly Roger pour changer de vie. Armand et Charlotte eux-mêmes y avaient pensé chaque soir, lorsque leur estomac se plaignait bruyamment du manque de nourriture.

« Vous allez devoir accepter notre charte. Le quartier-maître Jackson vous surveillera constamment, donc ne vous amusez pas à prendre nos règles à la légère ! Vous devrez respecter les choix de la majorité, les femmes, et vos compagnons de piraterie. Tout le monde discute et prend une décision au moindre problème. Si vous préférez vivre votre vie sans vous soucier des autres, vous serez jetés à l'eau. Compris ? »

Certains acquiescèrent en souriant, manifestement soulagés d'avoir trouvé une communauté juste et égalitaire. Les autres semblaient confus, en particulier un adolescent maigre comme un clou. C'est toujours comme ça, et toujours pour la même raison.

« Quoi ? lui demanda Armand en soupirant intérieurement.

— Le respect des femmes ?

— Ma sœur jumelle dirige ce navire. Tu la vois, à la barre ? Si tu touches une femme sans son accord, en mer ou sur terre, on s'occupera de toi comme tu le mérites. Si c'est ma sœur, elle risque de régler ton cas avant même que je n'aie le temps de dégainer mon sabre. Est-ce que c'est clair ?

— Pourquoi vous acceptez les femmes sur le bateau ? l'interrogea un autre marin. Elles sont interdites partout !

— Pas chez nous. Je suis sûr qu'il y en a beaucoup, souvent déguisées ! Vous n'êtes simplement pas au courant.

— On peut ramener les nôtres, alors ?

— Si vos compagnes savent faire quelque chose d'utile, ça ne me pose aucun problème ! »

Plusieurs marins soupirèrent d'aise. Voilà comment on rend heureux un pauvre gars séparé de sa famille. Cependant, au bout du compte, personne n'invitait son épouse sur le navire. La vie de pirate était terriblement dangereuse et peu d'hommes souhaitaient exposer leur femme à une mort certaine. Si les vaisseaux du gouvernement anglais ne les tuaient pas, la tuberculose s'en chargeait.

« Les règles moins importantes mais toujours à respecter sont de ne pas dépenser tout votre argent le même jour. Vous auriez l'air bête quand il faudra acheter à manger...

— On ne mange pas ce qu'on vole ? s'étonna un homme.

— On ne trouve pas de bateaux à piller tous les jours ! La nourriture, l'eau, les médicaments, ça ne tombe pas du ciel.

— Et le rhum ! s'exclama l'adolescent.

— Et le rhum ! confirma Armand, amusé. Il faut garder un peu d'argent en cas de coup dur. La dernière règle... ne vous faites pas trop remarquer à terre. Ne vous vantez pas d'être riches ni libres, sinon vous pendrez au bout d'une corde. Bienvenue à bord ! »

Les marins laissèrent éclater leur joie et applaudirent Armand à tout rompre. Jackson les rejoignit pour leur distribuer un rôle. On a enfin un cordonnier ! se réjouit Armand. Il se frotta les mains en apprenant que l'équipage comptait deux bretteurs supplémentaires : il n'y avait jamais assez d'hommes capables de se battre à bord.

Charlotte lui fit signe de s'approcher et il lui obéit sans broncher. De toute manière, les nouveaux venus allaient maintenant boire jusqu'à l'épuisement, ce qui ne l'intéressait pas.

« Alors, du beau monde ou juste des ivrognes ?

— Plutôt du beau monde ! répondit Armand, enthousiaste. Pas de réactions idiotes en entendant parler de toi.

— Ça change..., soupira-t-elle Peut-être que je ne ferai pas de carnage cette année. »

Quelques mois plus tôt, Charlotte avait égorgé l'un des pirates fraîchement repêchés d'un navire marchand.

« Certains ne sont pas fichus de demander son avis à une femme avant de s'en approcher de trop près, ajouta-t-elle en haussant les épaules.

— La Terreur des Mers !

— J'espère bien ! Je le fais pour toutes celles qui ne peuvent pas se le permettre. C'est l'avantage d'avoir Jackson parmi nous... Il comprend ce genre de choses. »

Armand hocha la tête. Il ne savait pas pourquoi le quartier-maître tenait tant à protéger les femmes, un comportement peu répandu chez les hommes de son espèce. C'est une personne normale, finalement.

Lorsqu'il vit Charlotte plisser les paupières et se pencher en avant, Armand sentit une pointe d'inquiétude naître dans son estomac.

« Un problème ?

— J'ai cru voir un navire au loin, mais il n'y a rien du tout. »

Elle sortit sa longue vue et détailla l'horizon, pensive.

« Non, vraiment rien... Tant mieux, on n'a même pas fini de panser nos plaies, il ne manquerait plus qu'on nous attaque. Et puis–

— Encore en train de comploter dans votre langue natale, hein ? » les interrompit Jackson de son anglais traînant.

Armand et Charlotte baissèrent les yeux, tels des enfants pris la main dans le pot de confiture.

« Je sais que vous ne racontez rien de mauvais, mais dites-vous bien que les autres peuvent en douter. J'ai l'impression de vous avoir dit ça vingt fois !

— Désolé, marmonna Armand. Je vais devenir pire que ton ancien capitaine, si ça continue.

— Pire que Lowry ? s'exclama Jackson en éclatant de rire. N'exagère pas, Capitaine. Ce fou furieux fouettait son équipage au hasard, en plus d'être plus mystérieux que toi. Je me suis séparé de lui à la première occasion, comme tu l'as vu.

— Je ne savais pas que tu le détestais à ce point, s'étonna Charlotte.

— Je raconterai de belles choses ce soir, vous verrez. Ne trouvez pas d'excuse pour rater la beuverie ! »

Ils allaient fêter leurs dix-huit nouveaux pirates comme il se devait. Les jumeaux n'étaient pas de très grands amateurs d'alcool, en particulier Armand qui divaguait après trois gorgées de rhum. Ils évitaient les célébrations diverses en prétextant une nausée ou un entraînement à l'épée, mais Jackson les connaissait beaucoup trop bien.

« On sera là... » accepta Armand, penaud.

Il connaissait les ravages de l'alcool, les bêtes sauvages qu'il faisait naître, les monstres qu'il révélait. Bien sûr, il avait déjà bu jusqu'à plus soif, nul besoin de se faire passer pour un saint. Un capitaine sobre n'inspirait pas confiance : qu'avait-il à cacher ? Que ne voulait-il pas dire quand l'ivresse embrumait sa cervelle ? J'ai bien quelques réponses à ces questions, mais ils ne doivent rien savoir.

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