Seule
David Malbec. Il s'appelle vraiment comme ça, même si en cherchant sur internet, on tombe sur des bouteilles de vin. C'est lui. C'est lui qui a tué mon grand père.
Ivre, en excès de vitesse, route droite, le soleil dans le dos, tout est contre lui. Et pourtant, je n'arrive pas à être en colère. Moi qui suis si prompt à céder à la rage et à la colère, à chercher un responsable. Quand j'en ai un, un vrai, coupable jusqu'à la moelle, je n'y arrive pas. Je ne trouve pas de colère en moi, rien qu'une infinie lassitude. Je suis fatiguée... Je ne veux pas me prendre la tête.
Personne ne me demande mon avis, aussi je n'ai pas à le donner. Ce n'est pas grave, je ne suis pas importante. Ma mère vient de perdre son père. Ma grand-mère vient de perdre son mari. Moi, je viens de perdre quoi ? Mon grand-père ? C'est moins important, voir pas du tout.
Murée dans ma solitude, j'écoute vaguement les adultes parler ( ils sont sept en tout ), quand ma grand-mère dit quelque chose qui va m'aider à avancer un tant soit peu :
- Ce serait bien qu'il y ait un texte un peu sur la marche, le marcheur, à l'enterrement.
Cette réflexion se noie dans un flot de paroles bien plus importantes, mais le mot fait son chemin dans ma tête :
"Marcheur"
Il résonne doucement, apaisant et enivrant. Mon grand-père marchait beaucoup, il adorait faire de longues randonnées en montagne. Marcheur. Quand j'écris une poésie, ou un texte poétique, ça part souvent d'un mot. Ou d'une sensation. Mais plus souvent d'un mot. Marcheur.
J'ai toujours un carnet avec moi, pour écrire mes poésies. Je n'écris pas encore de romans, je n'en ai pas encore le courage. Cette fois, c'était un petit carnet bleu à spirales. Je me saisis d'un stylo bille et commence à griffonner furieusement. Les mots sortent tous seuls, j'ai à peine le temps de les écrire avant que d'autres ne me viennent. C'est comme une rivière, je me laisse porter par le courant, il m'entraîne toujours plus loin.
Au bout d'un certain temps, je m'arrête. Ça y est, c'est fini. Je relis mon œuvre. Oui, c'est fini, elle est parfaite. Je sais très bien que rien ne l'est, mais j'ai quand même le droit de me complimenter un peu, non ?
On a passé la nuit dans le gîte qu'avaient loué mes grands parents. Il est bien rempli, nous sommes huit ! Je crois que j'ai fini par m'endormir, je ne suis pas sûre, je n'étais pas très lucide pendant cette période. Je pleure sur mon oreiller. En silence, j'étouffe le moindre sanglot, pas question de déranger quique ce soit.
Le lendemain, je lis mon texte à mon père. Quand je lève les yeux vers lui, il pleure. Je crois que c'est la première fois, ou l'une des premières. Il ne pleure presque jamais, mon père.
- Rachel, c'est tellement beau, c'est lui. Tu as réussi à le décrire parfaitement.
Les larmes coulent. Les miennes, cette fois. Moins brutales que celles que je verse dans le secret de la nuit, celles-ci contiennent un mélange de tristesse et de fierté. Une association bizarre et pourtant si harmonieuse...
La légende du marcheur.
Un conte poétique. Je n'arrive pas à dire si c'est l'un ou l'autre, alors je dis que c'est les deux. Un conte poétique. Ça me va.
Enhardie par l'accueil que mon père a fait à mon histoire, je tente de la partager avec les autres. Grosse claque au moral.
- Pas maintenant Rachel, je suis occupé(e).
Partout c'est le même discours, à peu de choses près. J'ai envie de hurler : Regardez moi ! Occupez-vous de moi ! Je suis là et j'ai fait quelque chose ! J'existe ! Mais je n'en fais rien. J'ai juré de ne pas me plaindre. Ils ont raison, je n'aurai pas dû les déranger. Je garderai mes textes pour moi.
D'ailleurs, j'ai mis La légende du marcheur à la fin de ce livre. Je veux qu'on la voit. On ne l'a pas vue au début, j'ai dû la garder pour moi, mais je veux la montrer. Je veux être lue.
La suite de la journée, c'est aller choisir le cercueil. Long. Monotone. Triste. J'ai toujours eu les salons funéraires en horreur. Ce n'est pas la première fois que j'y pénètre. Et à mon avis, sûrement pas la dernière. Car du haut de mes douze ans, j'ai déjà deux deuils à mon actif. Cinq en comptant celui-là et ceux de mes chats.
Il y a beaucoup de paperasse à faire (et ce n'est que le début !) alors je m'éclipse dans la salle d'attente. J'ai un livre (je ne sais plus lequel, mais j'en ai un !) et je peux me faire des thés au citron avec la machine à eau chaude. Ils sont bons, j'ai dû en boire au moins trois ou quatre. En même temps, les gobelets sont minuscules ! ( Traduction : ils sont normaux) Je vais dehors le temps d'appeler Charlotte et Lily Rose, ma meilleure amie. Elles me racontent un peu ce que je loupe au collège, même si les cours me semblent si lointains !
Au bout de ce qui me semble être une éternité, nous allons dans une pièce où se trouve le cercueil que nous (ils) avons choisi, avec le corps à l'intérieur. On nous déconseille de le voir, il est salement amoché, alors le couvercle est déjà fermé. Dessus, il y a une plaque :
Georges Orsingher, 1949-2023
Aïe. Encore un coup. Mais je suis avec ma mère et ma tante, je ne laisse rien paraître. J'ai besoin de respirer. C'est dur de prétendre à l'indifférence quand on se prend coup sur coup. Il faut être très endurant pour tout encaisser sans un cri. Et encore, ça fait 48 heures, à peine. J'en ai au moins pour un an.
Il y a un petit sceau de cire rouge, figé en train de dégouliner. Je le touche un peu. Ma tante me dit de me décaler, c'est la séance photo. Enfin on m'adresse la parole, même si ce n'est que pour ça ! Je sais que c'est mon choix, et je ne reviendrai pas dessus, mais ça fait quand même super mal, d'être invisible. Surtout quand comme moi, on est habitué à être sur le devant de la scène, à se mettre en avant.
Mais je ne me plaindrait pas. Mes émotions disparaîtront dans la courbe de mon sourire, mes paroles aussi, j'imagine. Tout jusqu'à mon identité y passera, jusqu'à ce qu'il ne me reste que mes écrits, seules preuves tangibles de ma souffrance.
Mais j'y arriverai. Seule. Les autres n'ont pas besoin de moi. Mais moi, j'ai besoin d'eux. J'ai douze ans, ils ne peuvent pas m'abandonner. Pourtant, je vais devoir apprendre à compter sur moi-même. C'est ce que je fais depuis toujours, la solitude étant ma marque de fabrique, mais jusqu'à présent, je pouvais compter sur mes parents si je n'étais pas assez forte pour moi. Là, c'est fini. Je suis à nouveau seule. Sauf que cette fois, je ne peux plus espérer que quelqu'un vienne m'aider.
Je vais devoir m'en sortir toute seule.
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