L'art de faire semblant
On est rentrés à Orléans (ville de France prise au hasard). Demain je reprends le collège. Ça me semble parfaitement incongru, mais je ne dirais rien. Je ferai semblant, comme au théâtre d'improvisation. Ma vie sera ma scène, et je ne laisserai personne voir l'envers du décor. Ça fait une semaine que je ne suis pas venue au collège. Je vais me faire assaillir de questions. Mais n'ayant aucun scrupule à mentir, je dirais que j'étais malade. Ça ne concerne personne du collège, de toute façon ce sont des cons qui ont passé l'année à se moquer de moi et à m'embêter tout le temps, je ne veux surtout pas qu'ils sachent la vérité.
Pour l'instant, seules Charlotte et Lily sont au courant, et Robin, aussi, je leur ai demandé de ne surtout pas en parler, je ne vais même pas le dire à toutes mes amies, alors...
Donc je pénètre dans la cour en espérant que...
- Ah, salut Rachel ! Dis, pourquoi t'étais pas là ? Il paraît que c'est parce que ton grand-père est mort !
Merde. C'est pile ce que je voulais éviter.
- Qui a dit ça ? Je siffle, à la fois furieuse et paniquée.
- C'est Camille.
La sœur de Charlotte.
- Et où est-ce qu'elle est ?
- Là-bas !
La fille m'indique le fond de la cour et je repère mon amie. Je l'engueule. Elle a entendu ma conversation avec Charlotte et elle a cru bon de la répéter à tout le monde. J'ai envie de pleurer. Je veux sortir de là. Qu'est-ce que je fous ici, d'abord ? Ma place n'est pas au collège ! Elle est chez moi, avec ma famille. Même si ils n'ont pas besoin de moi, j'ai quand même le droit à un minimum de confort. Pour l'attention, on repassera, mais le confort...
Je ne sais pas comment je tiens jusqu'aux vacances. Heureusement qu'il ne restait qu'une semaine ! Je suis dans un brouillard constant. Je lutte tous les jours pour ne pas craquer et m'effondrer. Je suis une funambule précaire sur le fil de ma vie. Si je perds l'équilibre, je tomberais et ne me relèverais peut-être jamais. J'ai failli tomber plein de fois, cinq jours, c'est long. Surtout quand l'enterrement arrive.
Tout le monde est en noir. Aïe, un coup.
Le livret de décès avec les textes et des photos de Papi-Pomme. Aïe ! J'encaisse sans un cri, sans une larme.
Le cercueil porté par mes oncles et mes cousins. Aïe, je sens le poids du cercueil, du corps dans mes mains.
Ça fait mal, mais je dois encaisser. Ce n'est pas le moment de craquer. Ce soir, seule dans mon lit, je pourrais pleurer. En silence, évidemment.
Le prêtre nous lit quelques paroles de la Bible ou que sais-je. Il y a beaucoup d'écho, on n'entend rien, de toute façon.
Puis vient le moment que j'attends depuis longtemps, celui de la lecture des textes. Ceux qui veulent ont écrit des textes et peuvent les lire devant tout le monde. Je vais le faire, j'ai écrit La légende du marcheur pour ça, après tout.
Je suis à l'aise pour parler devant les gens. Lors de l'enterrement de mon arrière grand mère (on était presque une centaine dans l'église) j'ai improvisé quelques phrases, comme ça, seule devant tout le monde. Beaucoup de gens sont venus me féliciter après. J'étais la plus jeune (je le suis tout le temps dans ma famille) et j'avais improvisé devant une certaine de personnes alors que beaucoup n'avaient pas osé lire leur texte. Ce n'est pas le seul exemple de fois où j'ai parlé devant beaucoup de gens, mais c'est le meilleur.
Toujours est-il que je suis allée au micro et que j'ai commencé à lire mon texte. Enfin je pouvais m'exprimer. Enfin je pouvais parler. Et même si ça n'a duré que quelques minutes, tout le monde m'a regardée. J'aime attirer l'attention. Pas au point de mentir ou de commettre des actes répréhensibles, comme certains personnages de livres, mais j'aime être au centre de l'attention.
J'y ai renoncé pour ma famille. Pour mes parents. Pour ma mère.
Passée ces cinq minutes de gloire, je retournerai à ma solitude silencieuse, mais en attendant, je profite. Ma voix résonne dans l'église, claire et pure. Quand j'ai fini, les applaudissements. Mon texte est celui dont on se souviendra le mieux, j'en suis sûre.
On va au cimetière à pied, en passant par les bords de Loire. Pour ceux qui habitent à Orléans, c'était l'église de Combleux et le cimetière de St Jean de Braye. (Se prononce braie) Contre toute attente, j'ai dû me forcer un peu pour pleurer.
Le cercueil s'enfonce dans le trou. Nous sommes invités à prendre une gerbe de blé et à la jeter dans la tombe (Papi-Pomme étant très campagnard, ça lui correspondait bien mieux que n'importe quelle fleur) mais moi, j'ai arraché la tige, j'ai frotté ce qu'il restait de la gerbe dans mes mains pour en extraire les grains et j'ai dit :
- Je n'ai pas oublié quand tu m'as appris à manger du blé !
Et j'ai jeté la moitié des grains dans la tombe, une partie dans ma bouche et une autre dans ma poche pour en faire pousser plus tard. Les autres ont apprécié mon geste et ma grand-mère m'a fait un câlin. Quand je vous dis que la fierté et la tristesse vont très bien ensemble !
Après ça, la tombe a été rebouchée, fin de l'enterrement, on se retrouve tous chez ma grand mère. Je fais comme d'habitude quand il y a une réunion de famille, je m'assois dans un coin et je lis.
Enfin les vacances ! J'apprends qu'il va y avoir un procès contre David Malbec, dans l'année 2024. En attendant, ça va être très dur. Il y a beaucoup de paperasse à faire et ma mère ne va pas bien. J'ai deux mois pour consolider mon masque. C'est étrange, d'ailleurs, mais je ne ressens plus grand chose en ce moment. Je m'en veux d'ailleurs, et je commence à avoir souvent mal au ventre. Peut-être qu'à force d'enfouir mes émotions, je les ai faites disparaître ?
En tous cas, la douleur est là et je me retrouve bientôt prostrée sur mon lit, à me tenir le ventre en regrettant de ne pas arriver à enfouir ça aussi. Je vais voir un médecin. Deux fois. Je ne sais plus ce qu'elle a dit, mais que c'est un truc à propos du stress.
Ça finit par passer. Si même sans le vouloir, je commence à faire chier mes parents, c'est mal barré !
Les vacances passent. Je ne ressens toujours rien. La rentrée approche, je sens que celle-ci sera particulièrement difficile. Je n'imaginais pas à quel point ! Durant l'été, j'ai développé ce que j'appelle dorénavant : l'art de faire semblant.
C'est se comporter exactement comme avant, convaincre les autres qu'on va bien, jusqu'à finir par se convaincre soi-même. C'est pas évident, mais je suis une pro de l'improvisation, ça va le faire. J'étais loin d'imaginer ce que me réservait l'année. Ce que je me réservais avec mon "art de faire semblant".
Mais sur le moment, il est difficile de prendre du recul. Alors j'y vais à l'instinct. Tant que je reste forte...
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